Le pape Jean-Paul II et les juifs
Un hommage du Dialogue judéo-chrétien de Montréal
Jean Duhaime
Le 8 avril dernier, quelques jours après le décès du pape Jean-Paul II, la communauté juive de Montréal (Canada) s"est rassemblée à la synagogue de la Congrégation Beth Israel Beth Aaron pour commémorer sa vie extraordinaire et saluer sa mémoire et son héritage. Voici l"hommage qui lui a été rendu à cette occasion par le président du Dialogue judéo-chrétien de Montréal.
Le pape Jean-Paul II, né Karol Wojtyla, a connu d"expérience le sort des juifs de Pologne, son pays natal, aussi bien que la tragédie de la Shoah survenue durant la Deuxième guerre mondiale.
Comme jeune évêque et participant au Concile Vatican II, convoqué par le pape Jean XXIII, il a voté en 1965 la fameuse déclaration Nostra Aetate dont le par. 4 comporte une condamnation ferme de l"antisémitisme et qui encourage les catholiques et les juifs à développer la connaissance et l"estime mutuels.
Devenu le pape Jean Paul II (élu le 16 octobre 1978), il a manifesté par de nombreux gestes concrets son fervent engagement à continuer l"implantation des orientations contenues dans cette déclaration :
- En 1979, lors de son premier voyage en Pologne, il s"est agenouillé Auschwitz, devant le mémorial des victimes de la Shoah.
- Le 13 avril1986, il fut le premier pape entrer dans la Grande Synagogue de Rome, au cours d"une visite qu"il voulait " tre une contribution décisive la consolidation des bons rapports entre nos deux communautés ". Il s"est présenté comme l"héritier du pape Jean XXIII et a mis en évidence nouveau les points essentiels du par. 4 de la déclaration Nostra Aetate. Il a insisté sur le " lien " entre l"Église du Christ et le juda sme; il a parlé des juifs comme de " nos fr res bien-aimés, et, d"une certaine mani re, [...] nos fr res aînés "; finalement, citant saint Paul dans la Lettre aux Romains (11, 28), il a rappelé que les juifs " demeurent tr s chers Dieu " qui les a appelée d"une " vocation irrévocable ".
- Le 30 décembre 1993, en dépit de la situation au Proche-Orient et de ses réserves concernant l"" annexion " de Jérusalem, le Vatican, dont il est le chef d"État, m par la volonté de donner un signe tangible de son ouverture envers la communauté juive, a établi des relations diplomatiques avec Israël.
- Le 31 octobre 1997, alors qu"il saluait les participants d"un colloque sur les racines de l"antijuda sme en milieu chrétien, le pape a souligné combien il est important qu"on proc de un " examen lucide du passé [...] pour démontrer clairement que l"antisémitisme est sans justification aucune et est absolument répréhensible ".
- Le 16 mars 1998, le pape donnait son accord au document Nous nous souvenons, une réflexion sur la Shoah dans laquelle l"Église exprime ses regrets pour cette tragédie qui a eu lieu dans des pays de longue tradition chrétienne.
- Rome, au cours du car me (12 mars 2000), Jean-Paul II déplorait publiquement l"hostilité manifestée par les chrétiens envers les juifs dans le passé. Pendant le m me mois, durant sa visite en Terre Sainte (du 20 au 26 mars 2000), il tenait des propos semblables notamment au mémorial Yad Vashem (le 23 mars) et dans la pri re qu"il a déposée dans un interstice du Mur des Lamentations (le 26 mars).
Les paroles et les gestes de ce pape ont été sa manière de mettre en oeuvre le changement que voulait provoquer Nostra Aetate. Par son action et son exemple, il a contribué à améliorer les relations entre les autorités chrétiennes et juives, à stimuler les groupes de dialogue entre chrétiens et juifs, et à transformer la perception du judaïsme auprès des chrétiens et de la société en général. Il est pratiquement impossible d"imaginer comment, après le pape Jean-Paul II, l"Église catholique romaine pourrait revenir à une attitude de mépris à l"égard des juifs, pour reprendre la célèbre expression du regretté Jules Isaac.
Toutefois, même durant cette période de bonnes relations sans précédent, il y eut des moments difficiles. On se rappellera la controverse de 1984 autour de la relocalisation du couvent d"Auschwitz dans le " Vieux théâtre " adjacent aux murs du camp de concentration, interprétée par certains comme une tentative de " christianisation " de ce site hautement symbolique pour le judaïsme. La même suspicion a entouré la canonisation d"Édith Stein (11 octobre 1998), carmélite d"origine juive exterminée durant la Shoah. Aux yeux de quelques catholiques, le repentir exprimé par le pape Jean-Paul II était excessif, tandis que, pour bien des juifs, il ne constituait pas vraiment une authentique techouva. Enfin, le débat autour du statut final de Jérusalem n"est toujours pas terminé.
Ces exemples, auxquels d"autres pourraient s"ajouter, montrent que les chrétiens, en particulier les catholiques, et les juifs ont encore beaucoup de chemin à parcourir pour parvenir à se connaître et à se comprendre vraiment. Il y a en effet encore énormément à faire dans plusieurs domaines. Nous avons encore besoin d"examiner notre passé commun pour panser les blessures qu"il a laissées. Nous avons encore besoin d"explorer nos croyances et nos expériences spirituelles, en ce qui concerne leurs points communs aussi bien que leurs différences, pour nous enrichir mutuellement, sans syncrétisme, dans notre effort de contempler l"Unique source de toute vie. Nous avons encore besoin, avec celles et ceux qui croient au même Dieu, et avec toutes les personnes de bonne volonté, de trouver les moyens appropriés pour témoigner du caractère sacré de la vie humaine et pour construire un monde de justice et de paix pour nous et pour les générations à venir.
Dans son allocution à la Grande Synagogue de Rome, en 1986, le pape Jean-Paul II nous a mis en garde à l"avance en disant : " [...] la route que nous avons commencée n"est encore qu"à ses débuts et [...] il faudra encore beaucoup de temps, malgré les grands efforts déjà faits d"un côté et de l"autre, pour supprimer toute forme, même inconsciente, de préjugé, pour nous exprimer de manière adéquate et donc pour présenter, toujours et partout, à nous-mêmes et aux autres, le vrai visage des juifs et du judaïsme, comme aussi des chrétiens et du christianisme, et ceci à tous les niveaux, aussi bien celui des mentalités que ceux de l"enseignement et des communications ".
Il nous appartient, à nous et à tous ceux qui ont admiré la sincérité et le courage du pape Jean-Paul II, de poursuivre la tâche. Au Dialogue judéo-chrétien de Montréal, depuis plus de trente ans, nous nous réunissons régulièrement, en tant que représentants chrétiens et juifs, pour construire et consolider la compréhension et le soutien mutuel entre nos communautés, et pour combattre toute forme d"antisémitisme et d"intolérance. Nous le faisons sur la base d"une reconnaissance et d"une confiance réciproque, dénuée de toute velléité de conversion. Cela nous permet de discuter de questions contemporaines et d"examiner de façon respectueuse des sujets qui sont parfois pénibles et douloureux. Chacun de nous apprend à apprécier plus profondément les traditions de ses partenaires de dialogue, tout en s"impliquant davantage dans la sienne propre.
Au moment où nous honorons la mémoire du pape Jean-Paul II, nous rendons grâce à l"Éternel pour sa vie et son oeuvre. Puissent son attitude profondément religieuse et humanitaire, de même que son engagement indéfectible dans le dialogue entre chrétiens et juifs, nous inspirer encore pendant de nombreuses années et nous inciter à mobiliser nos intelligences, nos coeurs et nos énergies pour continuer la route qu"il a si vaillamment et si solidement tracée!