Le don de l’amour

Échappée de justesse à un convoi en partance pour le camp de Treblinka, Eva Kuper a été cachée jusqu’à la fin de la guerre dans un couvent où elle a été prise en charge par une religieuse qu’elle a retrouvée 60 ans plus tard.

On m’a invité à vous raconter la version courte de mon incroyable histoire de survie durant la Deuxième Guerre mondiale. Cette histoire commence à l’un des pires endroits et à l’un des pires moments de l’histoire moderne, Varsovie, en Pologne, en 1939.

Je me suis souvent demandé pourquoi mes parents, Abram et Fela Kupferblum, deux personnes éduquées et sécularisées, avaient décidé de mettre un enfant au monde, sachant ce qu’ils devaient savoir à l’époque. Étaient-ils simplement humains dans leur optimisme et leur désir d’avoir une vie « normale » épanouie? Ne croyaient-ils pas que ce qu’Hitler avait promis dans son livre Mein Kampf se produirait partout en Europe? 

Je suis née en février 1940 à Varsovie. Les dés étaient déjà jetés : la Pologne et les États voisins allaient bientôt être engloutis dans l’une des périodes les plus horribles de l’histoire humaine. Jamais auparavant un gouvernement n’avait-il élaboré un plan systématique et terrible destiné à éliminer un peuple de la face de la terre… et il ne s’agissait pas seulement des juifs, mais aussi des gitans, des handicapés, des homosexuels…, tous considérés comme des sous-humains.

Un jour de 1942, alors que j’avais deux ans, ma mère et moi, de même que des centaines d’autres femmes et d’enfants, furent conduits à la Umschlagplatz du ghetto de Varsovie pour ce que les nazis appelaient par euphémisme une « relocalisation ». Une cousine de ma mère, Regina Bankier, qui travaillait comme gardienne de prison dans le ghetto, s’est précipitée vers le quai d’embarquement dès qu’elle a appris que nous avions été raflées. Elle arriva juste à temps pour voir ma mère, qui me portait, être mise à bord d’un des wagons à bestiaux à l’arrêt. Elle se rua vers le wagon en criant que j’étais son enfant et que ma mère était simplement ma gardienne. Pour une raison insoupçonnée, ma mère a été autorisée à me faire passer de main à main jusqu’à ce que je sois littéralement éjectée du wagon dans les bras de Régina. Les portes du wagon se sont refermées et le train est parti. C’est la dernière fois que j’ai vu ma mère. Elle a été assassinée, avec d’innombrables autres victimes, durant l’heure qui a suivi son arrivée à Treblinka, le tristement célèbre camp d’extermination.

Le courage impressionnant de Régina à ce moment, le choix qu’elle a fait, en prenant le risque d’être exécutée sur le champ, me donne encore à réfléchir aujourd’hui. Ce n’est que lorsque je suis devenue une adulte mature que j’ai réellement compris les choix faits par Régina et par ma mère… surtout celui de confier à jamais sa fille bien-aimée à quelqu’un d’autre en comptant sur la chance infinitésimale qu’elle pourrait être sauvée d’une mort certaine, un choix si peu naturel pour une mère à laquelle son instinct dicte de serrer son enfant contre elle, de la protéger avec sa propre vie, un choix incroyablement héroïque et prémonitoire, dans les circonstances.

* * *

La vie est rapidement devenue impossible dans le ghetto. Mon père a donc pris la difficile décision de s’enfuir en me portant à travers les égouts, bien que plusieurs de ceux qui avaient tenté de le faire aient péri. Une fois à l’extérieur, et en utilisant un nom chrétien, il s’arrangea pour que je sois cachée par Hanka Rembowska, une femme d’une bonté sans égal. Elle s’est occupée de moi pendant plusieurs mois, même si cela représentait un réel danger pour sa vie, jusqu’à ce qu’elle n’en soit plus capable à cause de sa santé défaillante. Cherchant désespérément une place pour moi, elle est allée trouver un groupe de religieuses parmi lesquelles elle avait une connaissance. Elle a plaidé auprès d’elle pour qu’elle prenne « sa petite fille » étant donné que les sœurs s’occupaient déjà d’un certain nombre d’enfants aveugles. La sœur a accepté avec réticence. Je suis demeurée avec les sœurs jusqu’à la fin de la guerre; ma tante m’a alors retrouvée et rendue à mon père.

Après la guerre, nous avons vécu en Pologne comme non-juifs. En dépit de tous les gestes tragiques posés contre nous par les nazis, il n’était malheureusement pas sécuritaire de vivre ouvertement comme juif dans la Pologne d’après-guerre. La Pologne est un pays catholique et je suis allée à l’école publique, j’ai étudié le catéchisme, fait ma première communion et j’ai été endoctrinée dans l’art subtil de l’antisémitisme. Mon père s’est remarié en 1947 et nous avons immigré au Canada en 1948.

C’est sur le bateau qui nous amenait vers ce nouveau pays que mon père m’a dit, aussi délicatement qu’il le pouvait, que nous étions juifs. J’étais consternée. J’étais un petite fille catholique qui priait, avait fait sa première communion, allait à la confesse… cela ne pouvait pas être vrai. Il m’a fallu plusieurs années pour me sentir à l’aise avec mon identité juive et être fière de l’histoire et des réalisations de mon peuple.

J’ai grandi à Montréal et l’Holocauste a toujours été présent dans notre vie familiale; mais mon père et ma belle-mère en parlaient très peu et je ne posais pas de question. Je voulais être un enfant canadien, comme mes amis, et je n’étais pas trop curieuse à propos de notre histoire.

Comme adulte, je n’étais pas intéressée à retourner en Pologne pour explorer notre histoire familiale; mais ma fille cadette, Felisa, qui porte un nom inspiré de celui de ma mère Fela, démontrait un intérêt irrésistible pour l’Holocauste et ses effets sur notre famille. Elle m’a fortement incitée à retourner en Pologne avec elle. En 2005, alors que je me préparais pour ce voyage, j’ai cherché sur internet des couvents dans le sud de la Pologne, où je savais que j’avais été cachée, et j’en ai trouvé un qui s’était occupé d’enfants durant la guerre. J’ai pris rendez-vous pour le visiter avec Felisa. Un ami m’avait donné le nom d’un généalogiste américain, Yale Reisner, qui vivait à Varsovie, et qui, disait-elle, pourrait être en mesure de m’aider. Lorsque nous sommes arrivées à Varsovie, j’ai appelé Yale et nous sommes allées à son bureau à l’Institut historique juif. Il était occupé avec une autre famille et nous l’avons attendu en explorant l’exposition de photos et le film documentaire sur la vie dans le ghetto de Varsovie. Les photos, prises par les officiers nazis durant leur jour de congé et pour leur propre plaisir, étaient des représentations crues de la vie horrible dans le ghetto. Nous avons attendu durant quatre heures avant de rencontrer Yale.

Quand j’ai commencé à lui dire que j’avais été cachée dans un couvent pour enfants aveugles dans le sud de la Pologne, il s’est précipité vers sa bibliothèque et, parmi 1000 livres, il en a sorti un qui portait sur les couvents qui avaient contribué à sauver des enfants juifs. Il s’est arrêté sur un passage qui disait qu’une religieuse, sœur Klara Jarosynska, membre d’un Ordre franciscain, l’Ordre de la Croix, dont la mission était d’éduquer et de prendre soin d’enfants aveugles, avait sauvé la vie d’une petite fille juive… Il était sûr que cette petite fille, c’était moi!

* * *

Yale nous a donné le numéro pour contacter le couvent. Après quelques problèmes avec le numéro de téléphone, j’ai réussi à joindre une sœur au couvent. Je lui ai expliqué qui j’étais et quel était le but de mon appel. J’ai demandé avec hésitation si quelqu’un qui était avec moi à l’époque pouvait être encore de ce monde 60 ans plus tard. Sœur Jana Pawla (ainsi nommée d’après le pape polonais) m’annonça la nouvelle incroyable que sœur Klara, maintenant âgée de 94 ans et elle-même aveugle, était toujours en vie. Sa mémoire et son sens de l’humour, affirma-t-elle, étaient toujours intacts et elle serait vraiment heureuse de me « voir ».

Nous sommes arrivées à Laski, un peu au sud de Varsovie où l’Ordre est en charge de l’Institut pour les aveugles; l’Institut s’occupe aujourd’hui du bien-être et de l’éducation de plus de 300 enfants aveugles âgés de 3 à 19 ans, comme il le faisait avant la guerre. Nous avons été conduites à la maison où vivent les sœurs âgées et sœur Klara est arrivée, supportée de chaque côté par une jeune sœur. On lui a dit que j’étais là et elle immédiatement ouvert tout grand les bras : je m’y suis précipitée. Parce que j’étais si jeune durant la guerre, je n’avais aucun souvenir d’elle, ni son visage, ni sa voix,… rien. Mais quand je me suis retrouvée dans ses bras et que nous nous nous étreignions en pleurant, j’ai eu le sentiment d’être arrivée à la maison… un profond contact. J’appelle cela de la « mémoire émotionnelle »; c’était très touchant. Nous nous sommes assises l’une près de l’autre et nous avons partagé nos souvenirs. Elle m’a raconté qu’elle était tombée en amour avec moi… une frêle fillette avec de brillants yeux noirs et une allure agréable. Lorsqu’elle a rencontré Hanka Rembowska qui l’a suppliée de me recueillir, il paraît que j’ai couru vers elle, mis mes bras autour de ses jambes et, en la regardant en face, je lui ai dit « s’il-vous-plaît, acceptez-moi ». Elle m’a dit que Dieu m’avait amenée à elle et qu’elle n’avait pas d’autre choix que de risquer sa vie et celle de toutes celles qui étaient avec elle durant la guerre, en me prenant. C’était, affirma-t-elle, « la chose moralement correcte à faire ».

Sœur Klara est décédée à l’âge de 99 ans, mais nous avons eu les cinq dernières années de sa vie pour consolider notre relation. Je lui ai souvent parlé au téléphone, et je l’ai revue trois fois avant sa mort. Mes retrouvailles avec elle ont changé ma vie. Cela m’a fait prendre conscience des dons les plus précieux qu’elle m’a faits : non seulement le don de la vie, mais aussi le don de l’amour. Elle a rendu possible que je sois la personne que je suis aujourd’hui : une personne qui aime sa famille, ses amis, sa communauté, et qui trouve plaisir et satisfaction à être en contact avec les autres et à « redonner » à la société.

Après une longue carrière dans le domaine de l’éducation et de l’administration scolaire, j’ai pris ma retraite en 2005 et je me suis consacrée à divers engagements comme bénévole; tous sont importants, mais ma principale mission est devenue l’éducation concernant l’Holocauste. Je raconte mon parcours avec la conviction que cela peut faire comprendre notre histoire à mes auditeurs, et avec l’espoir, si mince soit-il, que nous pouvons créer un monde dans lequel, malgré les différences qui nous divisent, tout ce que nous avons en commun comme êtres humains nous rapprochera les uns aux autres.

Remarques de l’éditeur

* Témoignage lors d’une commémoration chrétienne de la Choah à l’église Holy Family de Montréal (Canada), le 30 avril 2017. Après une carrière d’éducatrice et d’administratrice, Eva Kuper est actuellement bénévole au Musée de l’Holocauste de Montréal.
Traduit de l’anglais par Jean Duhaime.