Introduction
En tant que doctorant à l'Académie d'Åbo travaillant sur une thèse de doctorat dont le titre provisoire est Performing antisemitism: the affective power of performative display of discrimination, prejudice, and conspiracy in Europe, j’ai besoin d'une définition solide et réfléchie de l'antisémitisme. J'ai rapidement été confronté à la dure réalité des critiques formulées à l'encontre de mon projet de recherche, en raison, par exemple, de l'adoption de la définition opérationnelle non juridiquement contraignante, de l'antisémitisme de l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (IHRA), sans que les raisons de ce choix n'aient été examinées de manière plus approfondie. Je me réfère désormais à cette définition comme étant celle de l'IHRA. C'est dans ce contexte que je tente ici de condenser l'énorme discours contemporain concernant les définitions générales susceptibles d’être utilisées pour prévenir et lutter contre l’antisémitisme en Europe.
Il m'a fallu près d'un an de lectures, de discussions, d’échanges et de déplacements pour assister à des conférences et à des ateliers internationaux pour pénétrer sous la surface de ce débat important, qui servira de base et, je l'espère, se développera en un chapitre précisant l’orientation de ma thèse de doctorat.
J'ai trouvé intéressant commencer par chercher la définition du terme «définition»: selon la page d'accueil du dictionnaire Merriam-Webster, il s’agit d’«un énoncé exprimant la nature essentielle de quelque chose» (Merriam-Webster 2022). J'aimerais demander au lecteur de garder cette définition à l'esprit lorsqu'il lira l'article de synthèse qui suit.
On ne compte plus les articles de presse, les débats et déclarations, les ateliers internationaux, les conférences, etc. sur la définition générale de l'antisémitisme qu'il est préférable d'utiliser. Néanmoins, les recommandations 1, 6 et 9 de politique générale de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, qui traitent de la prévention et de la lutte à l’antisémitisme dans les sociétés européennes (voir ECRI 2018), demandent des plans d’action pour prévenir et combattre les défis émergents d’un antisémitisme en expansion qui mine également la démocratie. Les discours européens contemporains tournent autour de deux définitions opposées de l'antisémitisme. L'une est la définition opérationnelle dite non juridiquement contraignante de l'IHRA de mai 2016 (IHRA 2016a). L'autre est une définition plus récente, signée en mars 2021 par de nombreux chercheurs et universitaires dans le domaine des études sur l'antisémitisme et des champs connexes. Ces universitaires soulignent que la définition de l'IHRA est insuffisante, car elle est actuellement utilisée pour faire taire les voix critiques à l'égard de l'État moderne d'Israël et, pire encore, qu'elle classe les critiques antisionistes justifiées comme une forme d'antisémitisme en soi (Brenner 2021). Cette dernière définition de l'antisémitisme cherche à présenter une alternative, nettement différente, à la définition de l'IHRA et à la substituer comme outil de travail contre l'antisémitisme. C'est pourquoi elle est souvent qualifiée de «réponse à la définition opérationnelle juridiquement non contraignante de l'IHRA et n'est compréhensible qu'en tant que telle» (ibid.), et est considérée comme une critique de l'adoption rapide et continue de la définition de l'IHRA par de nombreux États membres de l'Union Européenne (UE). Dans cet article, je me réfère à la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme ou DJA (JDA 2021).
Outre ces deux définitions différentes de l'antisémitisme, je voudrais également mentionner brièvement le Document Nexus: il s'agit d'une collection de lignes directrices concernant ce qui doit être considéré comme antisémite et ce qui ne l'est pas en relation avec l'État d'Israël et l'antisémitisme à partir de novembre 2020 (Nexus 2021a). Ce document a été produit par la Nexus Task Force, affiliée au Bard Center for the Study of Hate (BSCH); ce groupe de travail se compose de vingt et un membres, universitaires et autres, tous américains (Nexus 2021b). Le Document Nexus est conçu pour un contexte essentiellement américain et trouve son origine dans ce contexte. Ma recherche doctorale étant axée sur les expériences européennes d'antisémitisme performatif, je n’accorderai pas d’attention au Document Nexus dans le cadre de cet examen.
La définition juridiquement non contraignante de l'antisémitisme par l'IHRA, mai 2016
L'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste est une organisation qui réunit des gouvernements et des experts pour «renforcer, faire progresser et promouvoir l'enseignement, la recherche et la mémoire de l'Holocauste et pour respecter les engagements de la déclaration de Stockholm de 2000» (IHRA 2016b). Le site web de l'organisation nous apprend en outre que l'ancien premier ministre suédois Göran Persson a été l'initiateur de l'IHRA en 1998, alors connue sous le nom d'ITF (Task Force for International Cooperation on Holocaust Education, Remembrance and Research). Aujourd'hui, l'IHRA se compose de trente-cinq pays membres, dont la Finlande, qui se sentent obligés de travailler comme indiqué ci-dessus contre le déni de l'Holocauste et contre l'antisémitisme (voir ibid.).
Le réseau d'experts de confiance de l'IHRA partage ses connaissances sur les signes précurseurs d'un génocide d’aujourd’hui et sur l'enseignement de l'Holocauste. Ces connaissances soutiennent les décideurs politiques et les multiplicateurs de l'éducation dans leurs efforts pour développer des programmes efficaces, et elles informent les responsables gouvernementaux et les ONG actives dans les initiatives mondiales pour la prévention du génocide. (IHRA 2016b)
Je voudrais prendre un moment pour examiner de plus près cette définition de l'IHRA. Je commencerai par mentionner ce que l'organisation écrit dans son préambule, intitulé «À propos de la définition opérationnelle juridiquement non contraignante de l'antisémitisme de l'IHRA» (IHRA 2016a). L'IHRA se considère comme «la seule organisation intergouvernementale ... qui se concentre uniquement sur les questions liées à l'Holocauste» et affirme que «la définition de l'antisémitisme doit être claire» (ibid.). En outre, l'IHRA souligne que son équipe, le comité sur l'antisémitisme, est composée d'experts qui ont établi «un consensus international autour d'une définition opérationnelle juridiquement non contraignante sur l'antisémitisme» (ibid.).
L'IHRA affirme que sa définition de travail de l'antisémitisme a permis à plusieurs organisations membres de s'attaquer à la montée de la haine et de la discrimination à leurs niveaux nationaux respectifs (voir ibid.), comme en témoigne le nombre croissant d'États membres de l'UE et autres, de villes européennes, d'entreprises, de comités, d'institutions, etc. qui reconnaissent et adoptent la définition (IHRA 2016c).
Le cœur de la définition de l'IHRA est court; il a été adopté par la session plénière du 26 mai 2016:
L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte (IHRA 2016a).
J'aimerais me concentrer sur le fait que la définition parle d'éventuels discours de haine et de formes physiques de haine à l'égard de personnes juives ou même non juives. Le fait même que les formes physiques et rhétoriques de haine et de violence motivées par l'antisémitisme ne soient pas uniquement considérées comme visant des individus juifs rend la définition applicable à l'exemple suivant, datant de 2018, concernant le cas du jeune Allemand Adam A. Contre l'avis de son ami juif, Adam A. a porté une kippa, qu'il avait reçue en cadeau, dans les rues de Prenzlauer Berg à Berlin, juste pour prouver que l'avertissement de son ami juif était exagéré. Malheureusement, quelques minutes plus tard, Adam A. a été injurié, attaqué et battu à coups de ceinture, alors qu'il filmait l'auteur des faits avec son téléphone portable (Betschka et Dinger 2018).
La définition de l'IHRA semble assez condensée, mais elle est accompagnée d'un certain nombre d'explications et de onze exemples de ce qui est considéré comme de l'antisémitisme. Cette définition opérationnelle s’appliquerait notamment à la minimisation des horreurs de l'Holocauste ainsi qu’à ce que l'on appelle la déformation de l'Holocauste, qui représente un autre sujet majeur de préoccupations de l'IHRA. Le site web de l'IHRA signale également présente également un ensemble de ressources pour lutter contre l'antisémitisme (IHRA 2016a).
L'IHRA fait également référence à la manière dont l'antisémitisme peut se manifester en critiquant l'État moderne d'Israël:
- le reproche fait aux citoyens juifs de servir davantage Israël ou les priorités supposés des Juifs à l’échelle mondiale que les intérêts de leur propre pays;
- le refus du droit à l’autodétermination des Juifs, en affirmant par exemple que l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste;
- le traitement inégalitaire de l’État d’Israël, à qui l’on demande d’adopter des comportements qui ne sont ni attendus ni exigés de tout autre État démocratique (IHRA 2016a).
Ce sont là trois des exemples qui accompagnent la définition de l'IHRA et qui, à mon avis, ont suscité et suscitent encore des débats et des controverses. Ces exemples d'antisémitisme dans le contexte de l'État moderne d'Israël justifient l'affirmation selon laquelle la définition de l'IHRA est politisée et utilisée pour étouffer les voix critiques à l'égard de l'occupation israélienne de la Cisjordanie et du conflit qui éclate régulièrement de manière violente entre Israël et Gaza.
Ces discussions ont souvent lieu en Allemagne; j'en citerai un exemple. La ville de Munich a adopté très tôt la définition de l'IHRA et compte une importante population juive. Lorsque Klaus Ried, un citoyen de Munich, a réservé une salle dans un musée de Munich pour un événement organisé par le BDS, le mouvement palestinien de Boycott, Désinvestissement et Sanctions pour la liberté, la justice et l'égalité (voir BDS, 2015), sa réservation a été refusée et annulée, et l'événement n'a pas été autorisé à avoir lieu par les décideurs responsables de la ville de Munich. Néanmoins, Klaus Ried a saisi un tribunal allemand et a obtenu gain de cause dans une décision rendue en 2020, environ deux ans plus tard, et la ville de Munich n'a plus été autorisée à interdire les manifestations du mouvement BDS à partir de ce moment-là (Weinthal 2018). Le mouvement BDS est puissant en Allemagne et critique la solidarité gouvernementale avec l'État d'Israël en Allemagne. Le mouvement BDS affirme que de nombreuses institutions gouvernementales allemandes ainsi que des entités utilisent la définition de l'IHRA en Allemagne pour faire taire toutes les voix critiques à l'égard d'Israël, y compris le mouvement BDS lui-même. Ce type d'incidents est la raison principale pour laquelle le groupe d'universitaires et d'experts a ressenti le besoin de créer et de signer la Déclaration de Jérusalem sur l'Antisémitisme en mai 2021. Elle met également en lumière les discours qui ont émergé sur les définitions générales de l'antisémitisme qui cherchent à fonctionner comme des outils de travail préventifs et de lutte contre l'antisémitisme. Ce point est abordé dans les sections ultérieures de cet article, en particulier dans les documents que je cite (Brenner 2021; Antisemitism on the ground 2022; Defining antisemitism 2021).
La Déclaration de Jérusalem sur l'Antisémitisme, mai 2021
La Déclaration de Jérusalem sur l'Antisémitisme (DJA, en anglais JDA) est «est un outil permettant de reconnaître l’antisémitisme, tel qu’il se manifeste, de nos jours, dans différents pays du monde, de s’y opposer et de mieux faire connaître cet enjeu», comme l'indique son site web dans le préambule (JDA 2021). La phrase suivante du préambule est également importante:
Elle a été élaborée par un groupe de spécialistes de l’histoire de l’Holocauste, des études juives et des études sur le Moyen-Orient, issus du milieu universitaire et du monde de la recherche, afin de relever ce défi qui n’a jamais été aussi crucial qu’aujourd’hui: être en mesure de repérer l’antisémitisme et de le combattre, tout en protégeant la liberté d’expression. Initialement signée par 210 universitaires, elle compte aujourd'hui environ 350 signataires. (JDA 2021)
La deuxième moitié de la dernière phrase doit être soulignée: «tout en protégeant la liberté d'expression» ( JDA 2021). Si la DJA est une réponse à la définition de l'IHRA sur l'antisémitisme, rédigée cinq ans plus tôt, comme l'affirme Saba-Nur Cheema dans l'événement en ligne de la Bundeszentrale für politische Bildung (BPB) intitulé «Antisemitismus - definitiv! » (Brenner 2021), insinue-t-elle alors que la définition de l'IHRA ne soutient pas la liberté d'expression de la même manière que la DJA? En fait, cela soulève la question évidente de savoir si les deux définitions (ainsi que le Document Nexus mentionné ci-dessus) visent à définir l'antisémitisme en soi ou si elles proposent plutôt des approches différentes de ce qui compte comme antisémitisme et de ce qui ne compte pas. Ainsi, la DJA comporte également quinze lignes directrices divisées en sous-thèmes clarifiant ce qu'est l'antisémitisme et ce qu'il n'est pas. Mais venons-en d'abord à la principale définition de base de la DJA, qui diffère radicalement de la définition de l'IHRA : «On appelle antisémitisme la discrimination, les préjugés, l'hostilité ou la violence envers les juifs en tant que juifs (ou contre les institutions juives en tant qu’elles sont juives)|» (JDA 2021).
On peut observer ici que l'ensemble de la définition est, pour ainsi dire, beaucoup plus juive que celle de l'IHRA, ce qui exclut la possibilité que des discours et des crimes haineux puissent viser également des personnes non juives tout en étant antisémites. Cette possibilité est supprimée par la définition de base de la DJA. Ceci est intéressant à la lumière d'un article de mai 2021, qui rapporte que sur le site web de l'université de Tel-Aviv, le Dr Giovanni Quer, directeur d'une étude sur l'antisémitisme au centre Kantor de l'université de Tel-Aviv, confirme que l'augmentation des discours et des crimes haineux ciblant des personnes et des institutions juives et non juives est conforme à la définition de l'IHRA (voir TAU 2021).
Toutefois, avant de discuter du préambule lui-même, je présente les trois sous-thèmes des quinze lignes directrices de la Déclaration de Jérusalem sur l'antisémitisme, qui donne un ton politique à la discussion sur les définitions en tant qu'outils de prévention et de lutte contre l'antisémitisme. La page d'accueil des lignes directrices de la DJA, sous les points «A. Généralités», «B. Israël et Palestine: quelques exemples relevant, a priori, de l’antisémitisme», tandis que «C. Israël et la Palestine», donne quelques exemples ne relevant pas, a priori, de l’ antisémitisme ( JDA 2021).
Notons donc deux différences pertinentes entre la définition de l'IHRA et celle de la DJA: alors que la DJA stipule que seuls les personnes et les institutions juives peuvent être la cible de l'antisémitisme, l'IHRA considère que des personnes et des institutions non juives associées peuvent également être victimes de discours et de crimes haineux antisémites. En outre, alors que la définition de l'IHRA se concentre, dans ses exemples, sur ce qu'est l'antisémitisme, la DJA ajoute cinq lignes directrices axées sur ce qui n'est pas antisémite en référence à Israël et à la Palestine.
Comme nous l'avons déjà souligné, il n'y a pas de divergence entre les deux définitions de ce qu'est l'antisémitisme. Je pense plutôt qu'il y a un désaccord sur le cadre dans lequel exprimer les faits concernant l'antisémitisme, en particulier en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien. Par conséquent, examinons ce que la DJA ajoute à la définition de l'IHRA pour nous permettre de la comprendre comme une réponse ou une mise à jour après cinq années de suprématie de la définition de l'IHRA[1]. Dans cette optique, je me concentre sur les cinq lignes directrices de la section C de la page d'accueil de la DJA qui traitent de ce qui n'est pas de l'antisémitisme en relation avec Israël et la Palestine:
- Soutenir l’exigence de justice du peuple palestinien et sa recherche de l’obtention de l’intégralité de ses droits politiques, nationaux, civiques et humains, en conformité avec le droit international (C 11).
- Critiquer le sionisme ou s’y opposer, en tant que forme de nationalisme, ou plaider pour la mise en place de différents types de solutions constitutionnelles, pour les juifs et pour les Palestiniens, dans la région située entre le Jourdain et la Méditerranée. Il n’est pas antisémite de se prononcer en faveur de modalités politiques accordant une égalité pleine et entière à tous les habitants «du fleuve à la mer», qu’il s’agisse de prôner une solution à deux États, la création d’un État binational, d’un État unitaire démocratique ou d’un État fédéral, ou la mise en place de tout autre système politique, quelle qu’en soit la forme (C 12).
- Critiquer Israël en tant qu’État, en s’appuyant sur des faits; cette critique peut notamment porter sur les institutions nationales de ce pays et sur ses principes fondateurs. Elle peut également inclure la remise en cause des politiques et des pratiques d’Israël, à l’échelon national et international; il peut, en particulier, s’agir de critiquer son comportement en Cisjordanie et à Gaza, son rôle dans la région ou toute autre manière dont cet État exerce, en tant que tel, une influence sur les événements dans le monde. Il n’est pas antisémite de mettre en exergue une discrimination raciale systématique en Israël. D’une manière générale, le débat sur la situation en Israël et en Palestine doit être soumis à des normes identiques à celles qui prévalent dans le cas d’autres États et d’autres conflits d’autodétermination nationale. Ainsi, même s’il s’agit d’une position controversée, il n’est pas antisémite, en soi, d’établir des parallèles entre la situation d’aujourd’hui en Israël et d’autres contextes historiques, y compris de colonisation de peuplement ou d’apartheid (C 13).
- Les mesures de boycott, de désinvestissement et de sanction constituent des formes répandues et non violentes de lutte politique contre des États. Dans le cas d’Israël, de telles stratégies ne sont certainement pas, en elles-mêmes, antisémites (C 14).
- Il n’y a nulle nécessité qu’un discours politique soit mesuré, proportionné, modéré ou raisonnable, pour être protégé en vertu de l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ou de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, ou de tout autre texte relatif aux droits de la personne. Des critiques que certains pourraient considérer comme excessives ou litigieuses, ou comme étant l’application d’une démarche de type «deux poids deux mesures», ne sont pas intrinsèquement antisémites. Il convient de noter que, d’une manière générale, ce qui sépare un discours antisémite d’un discours qui ne l’est pas ne s’inscrit pas nécessairement en cohérence avec la différence entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas (C 15).
Certaines sections problématiques de cette partie C des lignes directrices de la DJA méritent d'être signalées. En ce qui concerne la ligne directrice 12, l'expression «de la rivière à la mer» (DJA 2021) a donné lieu à des discussions animées entre les partisans du DJA et ceux de la définition de l'IHRA[2]. Ainsi, Saba-Nur Cheema, lors d'une table ronde avec le BPB, a souligné que tout en essayant d'éviter une utilisation politique rapide de la définition de l'IHRA, la DJA ouvre la porte à des discussions difficiles. Cela concerne en particulier les lignes directrices 11 à 15, qui se concentrent sur ce qui n'est pas en soi une déclaration antisémite, mais selon Cheema, elles laissent également un espace pour une mauvaise interprétation dans la DJA (Brenner 2021); elle avait à l'esprit l'expression «du fleuve et la mer», mais admet qu'elle ne l'avait entendue que dans l'expression « du fleuve à la mer, la Palestine sera libre» (Brenner 2021).
En outre, on pourrait considérer qu'il est audacieux de la part de la DJA de déclarer, dans la ligne directrice 13, que la critique de l'État moderne d'Israël peut inclure la critique de ses principes fondateurs, et d'utiliser le terme «apartheid» dans le contexte d'Israël comme un fait acquis dans cette même ligne directrice. Ces mots et expressions sont très sensibles dans les débats actuels, et certaines personnes, comme l'avocate et ex-membre de la Knesset Michal Cotler-Wunsh, soutiendraient que les principes fondateurs de l'État moderne d'Israël étaient liés à la Shoah en Europe et à la persécution antisémite et la destruction du peuple juif (voir Antisemitism on the ground 2022).
En ce qui concerne le soutien au mouvement BDS dans la ligne directrice 14 du document DJA, Saba-Nur Cheema estime que l'on peut reprocher à la DJA de ne pas refléter le fait que, même si, comme le prétend la DJA, le mouvement BDS n'est pas antisémite en soi, certaines personnes engagées dans ce mouvement ont néanmoins un agenda antisémite; on peut lui faire la critique de donner à l'ensemble du mouvement BDS ce que l'on appelle un «Persilschein» en allemand (voir Brenner 2021)[3].
La démarche de type «deux poids deux mesures » qui ne serait pas intrinsèquement antisémite selon la ligne directrice 15 lié à un «discours raisonnable et déraisonnable» (DJA 2021) est, à mon avis, quelque chose de déroutant en termes de ce qui est antisémite et des raisons pour lequelles ces déclarations ne devraient pas nécessairement être considérées comme antisémites. Je demanderais certainement aux auteurs de la DJA de clarifier cette ligne directrice.
Définir l'antisémitisme au regard de l'histoire et de la politique: un aperçu du discours actuel
Du 30 mai au 1er juin 2022, j'ai eu le privilège de me rendre à l'Institut Van Leer à Jérusalem. Le Dr Dafna Schreiber (directrice du Département de la culture et de la pensée juives) avait organisé un atelier international composé d'un groupe d'universitaires et de parties intéressées pour discuter de la question de la définition de l'antisémitisme au regard de l'histoire et de la politique. L'atelier a offert un aperçu approfondi du discours actuel concernant la définition de l'antisémitisme, que je résume dans cette troisième partie de l'article.
En plus de mes propres notes du séminaire, j'utiliserai des enregistrements vidéo de certains panels ainsi qu'un enregistrement d'un panel d'un événement antérieur à l'Institut Van Leer à Jérusalem, traitant de la définition de l'antisémitisme, présidé par le professeur Vivian Liska à partir de mai 2021 (Defining Antisemitism 2021). Plus précisément, je traiterai du panel de clôture du premier séminaire, qui s'est tenu le 31 mai 2022, sous la présidence du professeur David Feldman (Birkbeck College, University of London), et qui comprenait les intervenants Dr Seth Anziska (University College London), Saba-Nur Cheema (Université de Frankfort), le professeur émérite Moshe Zimmermann (Université Hébraïque de Jérusalem) et Michal Cotler-Wunsh.
Cette session a débuté par des frictions importantes sur la manière de comprendre les différentes définitions de l'antisémitisme entre l'ancienne législatrice et membre de la Knesset, Michal Cotler-Wunsh, et Moshe Zimmermann, qui avant cette discussion avait donné un aperçu de l'histoire des expressions de l'antisémitisme (voir Antisemitism on the ground 2022). Les opinions divergentes ont tourné autour de la fondation de l'État moderne d'Israël. En fait, Zimmermann a affirmé que nous n'aurions pas de telles discussions sur la définition de l'antisémitisme si cela ne s'était pas produit, et a insinué que, de manière générale, la montée de l'antisémitisme après 1942 aurait pu être évitée si l'État moderne d'Israël n'avait pas été fondé. Cotler-Wunsh, pour sa part, a déclaré ironiquement qu'il s'agissait d'un point de vue «intéressant» étant donné que six millions de Juifs ont péri dans la Shoah (voir ibid.). Ce petit extrait de la discussion de ce soir-là donnera déjà au lecteur une impression claire de l'éventail des affiliations politiques et des points de vue représentés à cet atelier international sur la définition de l'antisémitisme à la lumière de l'histoire et de la politique.
Cotler-Wunsh a en outre abordé les relations israélo-musulmanes en expliquant qu'il existe un certain type d'antisémitisme qui découle de l'antisionisme et/ou de la rhétorique anti-israélienne, comme elle souhaite elle-même l'appeler, et que cette question devrait être abordée (voir Antisemitism on the ground 2022). Elle a affirmé qu'il s'agit là de la véritable origine de l'antisémitisme contemporain et que c'est pour cette raison que chaque fois qu'un événement lié au conflit entre Israël et les territoires palestiniens se produit, des violences massives et des manifestations anti-israéliennes éclatent dans le monde entier (voir ibid.). En outre, elle souhaitait sensibiliser le public à une vaste campagne de conspiration en ligne qui a débuté avec la pandémie de Covid19. Cette campagne a utilisé une rhétorique anti-israélienne, appelant la pandémie Covid48 en référence à l'année de fondation de l'État moderne d'Israël (voir ibid.). Cela soulève la question de l'anti-antisémitisme, une forme d'opposition à l'antisémitisme, qui est également une question controversée et problématique. Il est intéressant de noter que Seth Anziska a répondu qu'il s'agissait d'une question contextuelle et a cité des exemples du Royaume-Uni et des États-Unis (voir ibid.). Cette notion de contextualisation rappelle les trois sections particulières et les quinze lignes directrices de la DJA, qui plongent profondément dans les interprétations contextuelles de ce qui peut être considéré comme antisémite et non antisémite. Cependant, je ne peux m'empêcher de penser: comment une définition peut-elle fonctionner comme un outil de travail pour prévenir et combattre l'antisémitisme si ces questions sont liées au contexte? La définition de l'antisémitisme n'implique-t-elle pas automatiquement une certaine subjectivité? Faut-il vraiment tenir compte des interprétations contextuelles et de la subjectivité lorsqu'on parle d'un problème aussi universel que l'antisémitisme?
Saba-Nur Cheema a souligné dans la suite de la soirée qu'il n'y a en fait aucun désaccord sur ce qu'est l'antisémitisme, mais que le débat actuel est plutôt centré sur l'antisionisme (voir Antisemitism on the ground 2022). Cheema a également souligné qu'il y a eu une certaine frustration parce que les gens pensaient que l'occupation des territoires palestiniens serait temporaire. Or, l'occupation s'est avérée permanente et les négociations de paix entre Israël et les territoires palestiniens ont pris fin (voir ibid.), ce qui a suscité beaucoup de colère. Moshe Zimmerman, pour sa part, a réfléchi à la mémoire collective et au caractère contemporain et urgent du débat sur l'antisémitisme. Il a déclaré que la vigueur du débat autour de l'antisémitisme provient du fait qu'il est pertinent pour les sociétés d'analyser pourquoi l'Holocauste s'est produit et que l'antisémitisme est l'un des modèles explicatifs. Selon Zimmerman, cela est également lié à la manière dont Israël et l'Allemagne, en particulier, gèrent leur héritage et leur mémoire collective (voir ibid.). Il a donc affirmé que les discussions sur l'antisémitisme sont instrumentalisées et utilisées pour déterminer ce que nous voulons dans une société et ce que nous ne voulons pas (voir ibid.).
À la fin du séminaire, la discussion s'est progressivement orientée vers l'impact des plateformes de médias sociaux sur l'antisémitisme. Cheema a souligné que les discussions dans les écoles et avec les élèves ont considérablement changé en raison des médias sociaux, où, par exemple, les vidéos de fusillades de personnes innocentes en Israël sont répandues et les discussions commencent automatiquement à se concentrer sur l'antisionisme et la rhétorique anti-Israël (voir Antisemitism on the ground 2022). Cotler-Wunsh a cité l'exemple de TikTok, une plateforme de médias sociaux utilisant principalement des clips vidéo, qui est largement utilisée par les jeunes et qui recourt à un algorithme pour interdire certains thèmes; cela nécessite une définition solide de l'antisémitisme qui ne soit pas juridiquement contraignante et qui puisse être adoptée par des institutions et d'autres organismes. Elle a donc soutenu l'utilisation de la définition de l'IHRA et l'a préférée à la DJA plus récente (voir ibid.). Elle a tenté d'ouvrir le débat sur les définitions dont nous avons besoin, sur leur objectif pédagogique et sur la manière dont elles peuvent être utilisées de manière très pratique. Cependant, la discussion de la soirée s'est terminée par des réflexions sur le droit d'Israël à exister ou non, ce qui, malheureusement, ne nous fait pas avancer sur la question de la définition de l'antisémitisme. Je suggère donc d'adopter une perspective plus pratique en essayant à la fois de clarifier ce qui est utile, et quelle forme de langage est appropriée, dans la formulation de la critique de l'État moderne d'Israël, et d'observer l'utilisation réelle qui peut être faite de définitions telles que celles de l'IHRA ou de la DJA.
Le professeur Amos Morris-Reich a fait valoir un point important lors du séminaire précédent sur la définition de l’antisémitisme, en mai 2021. À partir de la 46e minute, il dit qu’un langage ambivalent à l’égard du judaïsme est utilisé dans la critique d’Israël, tout comme dans l’histoire de l’État d’Israël et du sionisme. Il réclame moins de tolérance devant le recours à des motifs associés à l’histoire de l’antijudaisme et à l’Holocauste (voir Defining Antisemitism 2021). En outre, il a dit espérer que la critique de l’État d’Israël tienne compte de la manière dont le sionisme et la fondation de l’État d’Israël ont fait partie de la réponse aux horreurs de la Shoah en Europe et à ses conséquences (voir ibid.). Je crois, comme Morris-Reich, que la clé d’une critique efficace de l’État d’Israël moderne susceptible d’être réellement entendue et prise au sérieux doit refléter ces dynamiques. Il est plus important de plaider pour l’emploi d’un langage qui n’est pas apparenté ou qui n’est pas basé sur la rhétorique nazie et/ou qui n’est pas courant dans le contexte de la Shoah, car le recours à ce type de discours n’est destiné qu’à nuire et à blesser. Cela pourrait être plus efficace que d’agir en se référant à de grandes définitions de l’antisémitisme, qui sont moins orientées vers l’action et visent plutôt à remplir une fonction institutionnelle et éducative.
Un énoncé exprimant la nature essentielle de quelque chose: une conclusion
Dans l’introduction de cet article, j’ai demandé au lecteur de garder à l’esprit la définition du mot «définition». Gardant cela à l’esprit, et prenant pour acquis que les lecteurs ont lu jusqu’ici, je voudrais conclure en soulignant une définition de «l’antisémitisme» qui est plus orientée vers l’action et largement utilisée par les universitaires du monde entier. Helen Fein, sociologue historique américaine et militante des droits de l'homme, décédée en mai 2022 et auteur de livres tels que Genocide: A Sociological Perspective (1993), a présenté en 1987 une définition inclusive de l'antisémitisme, qui s’est imposée dans l'ensemble de la recherche sur l'antisémitisme:
Je propose de définir l'antisémitisme comme une structure latente et persistante de croyances hostiles envers les Juifs en tant que collectivité, se manifestant dans les individus sous forme d'attitudes, dans la culture sous forme de mythes, d'idéologies, de folklore et d'images, et dans des actions – discrimination sociale ou juridique, mobilisation politique contre les Juifs, violence collective ou étatique – qui conduit ou qui vise à éloigner, déplacer ou détruire les Juifs en tant que Juifs. (Fein 1987: 67)
Cette définition est attrayante à la fois parce qu’elle nous rappelle d’où nous venons en matière d’antisémitisme et parce qu’il n’y a aucun désaccord sur ce qu’est réellement l’antisémitisme; elle diffère des définitions qui sont moins fondées sur l’action et qui ont des objectifs universels éducatifs et institutionnels à remplir.
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L’objectif de cet article a été de donner un aperçu des deux définitions les plus influentes de l’antisémitisme en Europe aujourd’hui, en expliquant d’où elles viennent, et de résumer les débats et discours actuels sur la définition de l’antisémitisme en Europe. J’ai également signalé sans m’y attarder une troisième définition, celle du Document Nexus, qui joue un rôle important aux États-Unis. En conclusion, j’ai présenté la définition d’Helen Fein, qui est davantage basée sur l’action, et le point de vue de Morris-Reich sur l’importance de réfléchir sur le langage et sur la capacité du langage à véhiculer la haine et à blesser (cf. Butler 1997).
Références
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