Le dialogue judéo-chrétien hors de l’Occident

Le congrès 2012 de l’Amitié internationale judéo-chrétienne (ICCJ) s’est tenu du 1er au 4 juillet au Centre d’études juives de l’Université de Manchester. Il avait pour thème « Nouveaux voisins, nouvelles chances – Les défis du multiculturalisme et la responsabilité sociale ». Dans sa conférence en plénière, la Dr Pui-Lan KWOK a proposé une réflexion sur ce que nous pouvons apprendre du dialogue entre les Chrétiens et les Juifs dans le monde non occidental.

À Kaifeng, en Chine, une ville située sur l’une des branches de la Route de la Soie, vivait autour du 9e siècle une petite communauté juive, dont les fondateurs étaient arrivés de la Perse et de l’Inde par terre et par mer. Les membres de cette communauté avaient adopté des coutumes et des langues chinoises, emprunté des prénoms chinois et s’étaient intégrés à la culture chinoise[1]. Par contre, les Juifs de Kochi, dans le sud-ouest de l’Inde, ont conservé leurs coutumes et leur identité distinctes. Ils vivaient en harmonie avec leurs voisins hindous et musulmans, jusqu’à l’arrivée des Portugais qui les ont persécutés[2]. Outre les Juifs de Kaifeng et de Kochi, la communauté juive a pris part aux réseaux de commerce de la Route de la Soie qui pendant de nombreux siècles ont relié la Méditerranée et la Chine[3].

Lorsque nous abordons le dialogue et les relations entre les Juifs et les Chrétiens aujourd’hui, nous pensons rarement aux interactions des communautés juives avec l’Église d’Orient et les Chrétiens d’Asie, ou ceux d’autres sociétés non occidentales. Ces discussions concernent d’abord l’Europe et l’Amérique du Nord, puisque les Juifs et les Chrétiens de ces deux continents partagent une histoire commune et vivent les uns près des autres. Dans l’histoire de l’Europe comme dans celle de l’Amérique, la communauté juive a connu la ségrégation, l’exclusion et la discrimination. La tragédie de la Shoah (Holocauste) sous le régime nazi a été le résultat d’une longue histoire d’antijudaïsme et d’antisémitisme en Occident. Les Chrétiens reprochaient aux Juifs la mort de Jésus et bon nombre d’entre eux croyaient que l’Église avait remplacé Israël comme peuple de Dieu, comme nouveau peuple de l’alliance.

Nous qui vivons aujourd’hui dans un monde marqué par des connexions planétaires et la globalisation de la planète, pouvons-nous apprendre quelque chose du dialogue entre les Chrétiens et les Juifs dans le monde non occidental? Comme la démographie de la religion chrétienne s’est modifiée et que la majorité des Chrétiens vivent désormais dans l’hémisphère Sud, il est impératif que nous élargissions nos échanges pour inclure les peuples vivant hors de l’Atlantique Nord. Ces échanges aideront à aborder le multiculturalisme et la responsabilité sociale dans une optique planétaire.

Des dialogues entre Juifs et Chrétiens ont lieu dans l’hémisphère Sud depuis plusieurs décennies. Des échanges entre Juifs et Chrétiens ont été organisés à Hong Kong en 1992 et à Kochin en 1993. Cette dernière conférence portait sur l’expérience de la vie dans une société minoritaire, les significations des images de Dieu et du peuple de Dieu, et les attitudes à l’égard de la diversité religieuse[4]. La première consultation africaine entre Chrétiens et Juifs s’est tenue à Nairobi, au Kenya, en 1986. Les participants y ont abordé l’ancienne sagesse des traditions juives et africaines et la création dans la religion africaine et dans la Bible. La deuxième consultation a eu lieu à Johannesbourg, en Afrique du Sud, en 1995, sous le thème «Famille, communauté et tradition». Il s’agissait de l’une des premières conférences internationales tenues en Afrique du Sud après la chute de l’apartheid. La troisième consultation s’est déroulée en pays francophone, à Yaoundé, au Cameroun, en 2001, et portait sur trois préoccupations des Juifs et des Africains: «Shalom et Ubantu», «Mémoire et expérience de la violence» et «Les difficultés de l’instauration de la paix» [5]. Depuis plusieurs années, des conférences panaméricaines se tiennent également sur les relations entre Catholiques et Juifs. En 2006, un colloque théologique très important, tenu en Argentine, abordait le thème suivant: «L’Holocauste-Shoah: ses effets sur la théologie chrétienne et la vie en Argentine et en Amérique latine».

J’aimerais faire ressortir l’importance du dialogue entre Juifs et Chrétiens dans l’hémisphère Sud en rapport avec le thème de cette conférence, «De nouveaux voisins, une chance nouvelle». Pour que le dialogue interconfessionnel touche aux grandes questions planétaires d’aujourd’hui, nous devons dépasser la tendance libérale à séparer le dialogue religieux du milieu social et politique où s’insère ce dialogue. Nous devons aborder les choses beaucoup plus en profondeur, et ne pas simplement emprunter nos miroirs religieux respectifs pour enrichir nos propres traditions. Nous devons situer le dialogue dans un contexte global et déployer son potentiel d’établissement de la justice, d’habilitation et de réconciliation des peuples.

Peuples de Dieu et théologies contextuelles

Le peuple juif a été invité à conclure une alliance spéciale avec Dieu et à être une lumière pour les nations. Il a interprété son histoire – oppression sous divers empires, exode, monarchie, exil, diaspora et retour – dans une perspective religieuse. Les prophètes hébreux exhortent sans cesse le peuple d’obéir aux commandements de Dieu et de ne pas se fier à la force, à sa puissance comme nation. Malgré les guerres perdues, les exils politiques et la destruction de ses temples, ce peuple a toujours conservé sa foi en une relation spéciale avec Dieu, sa confiance en la fidélité, en la miséricorde et en la protection de Dieu.

La foi en Dieu du peuple juif face à l’oppression politique et aux tragédies nationales a été source d’espoir et d’inspiration pour les Chrétiens de l’hémisphère Sud, dans leurs luttes contre les colonisateurs. Après la Deuxième Guerre mondiale, bon nombre de pays asiatiques et africains ont reconquis leur indépendance politique et vaincu l’aliénation culturelle et l’exploitation économique. Certains théologiens progressistes ont estimé que la théologie africaine et asiatique devait cesser d’être un pâle reflet de la théologie occidentale, et ils ont entrepris l’élaboration de théologies contextuelles traduisant leurs réalités nouvelles. Plusieurs théologiens asiatiques ont avancé l’idée que les peuples opprimés d’Asie constituaient eux aussi le peuple de Dieu, et que les Chrétiens asiatiques doivent discerner l’action de Dieu dans leurs cultures et leurs histoires.

Au milieu des années 1970 le théologien taiwanais Choan-Seng Song a proposé un saut théologique audacieux d’Israël à l’Asie, sans faire de détour par Londres, Paris, Berlin, New York ou quelque autre cité occidentale. S’inspirant nommément de l’exemple du peuple juif, il affirmait que les Chrétiens d’Asie pouvaient également lire leur histoire dans la perspective de la foi et discerner l’action rédemptrice de Dieu en leur sein:

L’histoire d’Israël, vécue et interprétée sous l’angle de la rédemption, fournit une configuration ou un cadre permettant à d’autres nations de chercher à explorer la qualité et la signification rédemptrice de leur histoire. Ainsi, un pays asiatique comme le Japon, la Chine, l’Indonésie, et ainsi de suite, devrait avoir connu ses propres expériences d’exode, de captivité, de construction nationale, de révolte contre le ciel ou de danse autour du veau d’or… Une nation peut donc se retrouver dans la mouvance des actions rédemptrices de Dieu en compagnie d’Israël et d’autres nations[6].

La vision radicale de l’action de Dieu dans leur histoire nationale a été source d’espoir pour les Chrétiens dans leurs luttes contre la colonisation et la dictature et leur a permis de discerner des éléments salvifiques dans leur culture et leur histoire. De même que le peuple juif déclare: «Mon père était un Araméen errant» (Deut. 26 5), les Chrétiens de l’hémisphère Sud osent raconter leur biographie sociale. L’histoire de l’Exode sert de paradigme aux luttes de libération de l’oppression. Comme l’affirme le théologien coréen Kim Yong-Bock, «Le Dieu de l’Exode entend les cris des peuples d’Asie qui souffrent; le Dieu des Hapirous (esclaves égyptiens) promet la libération aux peuples souffrants d’Asie[7]

La transposition des histoires juives dans un contexte social et culturel différent ne mine pas la relation spéciale établie par Dieu avec Israël. Elle souligne également la relation établie par Dieu avec tous les peuples et toutes les nations. Comme le souligne Elliot N. Dorff, au sein de la communauté juive se profilent deux orientations: une insistance sur l’alliance spéciale entre Dieu et Israël, d’une part, et, pour un parti que représente notamment Martin Buber, une valorisation des aspirations universelles de l’alliance[8]. À mon sens, l’interprétation possible des épisodes de l’histoire juive dans les contextes plus larges de la libération et de l’humanisation des peuples opprimés honore l’héritage du peuple juif sans le réduire. Cette vision affermit en outre la relation et la solidarité entre les Juifs et les peuples qui souffrent.

En Afrique et en Asie, un grand nombre de Chrétiens vivent en situation minoritaire dans un monde pluraliste sur le plan religieux. Leur lecture de la Bible est influencée par leurs cultures, leurs langues et leurs perspectives religieuses. Comme le fait remarquer John S. Mbiti, les Africains déclinent leurs propres désignations pour nommer Dieu et véhiculent de nombreux mythes de la création. Lorsqu’ils lisent les récits bibliques de la création, ils transmettent de génération en génération, dans des mythes, des légendes, des contes folkloriques, leurs visions religieuses et leur compréhension de Dieu[9]. Le bibliste sri-lankais R. S. Sugirtharajah appelle à une herméneutique multiconfessionnelle et invite les biblistes à prêter attention aux autres confessions dans leurs travaux d’interprétation. Il nous invite à être attentifs aux textes sacrés des autres traditions et à la nourriture spirituelle qu’ils apportent à leurs fidèles. En outre, nous devons être conscients du fait que notre interprétation n’est pas lue seulement par les gens de notre propre confession religieuse, mais qu’elle peut être lue également par les disciples d’autres traditions[10]. Plusieurs universitaires asiatiques ont relu les Écritures juives et chrétiennes en regard de textes religieux et culturels de l’Asie. De telles interprétations enrichissent notre compréhension de la tradition biblique et suscitent des découvertes essentielles. Les tensions entre les deux textes appellent un dialogue plus profond et un nouvel examen de nos présuppositions.

Interprétation féministe et antijudaïsme

Les cultures de l’hémisphère Sud ne sont pas monolithiques et elles accusent certains courants patriarcaux, sources de discrimination envers les femmes. Certaines théologiennes féministes d’Asie et d’Afrique en appellent à l’exemple de Jésus, qui critiquait sa propre culture, pour justifier leurs remises en question des mentalités patriarcales dans leurs contextes. Ces théologiennes font remarquer que Jésus a fait preuve de courage en enfreignant les tabous et en transgressant les limites en vigueur à l’époque. Par exemple, Jésus adresse la parole à la Samaritaine près d’un puits (Jean 4) et il guérit la femme qui souffre d’hémorragies (Marc 5 21-43). En recourant à ces exemples, elles veulent inciter leur Église et l’ensemble de la société à reconnaître l’égalité des sexes et la dignité de la femme.

Dans les années 1970 et au début des années 1980, plusieurs universitaires juives, telles que Judith Plaskow, ont attiré l’attention sur les problèmes des tendances antijudaïques manifestes dans l’interprétation des gestes et paroles de Jésus chez certaines femmes blanches[11]. Jésus était présenté comme un féministe, un féministe opposé à la culture juive du premier siècle, ouvertement misogyne. Or la présence de femmes juives comme responsables religieuses dans les synagogues est bien documentée. Amy-Jill Levine, une Juive qui enseigne le Nouveau Testament aux États-Unis, est préoccupée de constater également de telles tendances antijudaïques chez certaines théologiennes féministes du tiers-monde. Ces théologiennes semblent affirmer que la discrimination exercée contre les femmes en Afrique ou en Asie aujourd’hui se compare à certains égards à l’oppression subie par les Juives dans l’antiquité. La culture juive est dépeinte comme une culture monolithique, patriarcale et oppressive. Sur cette toile de fond négative, Jésus est perçu comme un iconoclaste, proposant une contre-culture, qui a instruit et guéri des femmes de son époque, avec qui il a lié des liens d’amitié. En outre, Jésus a dépassé les frontières rigides entre Juifs et non-Juifs, et brisé les tabous du pur et de l’impur[12].

Les critiques formulées par Levine ont surpris ces théologiennes asiatiques et africaines. Il n’y a pas eu beaucoup de dialogues et d’échanges déployés entre des Juives et des chrétiennes dans l’hémisphère Sud. Les théologiennes féministes de l’hémisphère Sud sont préoccupées par des problèmes comme la pauvreté, l’accès à de l’eau propre, la violence sexiste et la pandémie de sida. Leurs communautés peuvent ne comporter aucune présence juive visible. Certaines d’entre elles connaissent très peu de Juifs et ne se préoccupent pas beaucoup de l’antijudaïsme et l’antisémitisme. Elles ne sont pas tellement touchées par la culpabilité associée à la Shoah (Holocauste) de la Deuxième Guerre mondiale. La représentation de Jésus chez bon nombre d’entre elles ne vise pas tellement à faire de Jésus un féministe qu’à projeter un vif éclairage sur les éléments patriarcaux de leur culture. Comme l’affirme la théologienne de la libération latino-américaine Elsa Tamez:

Les critiques parfois vives que Jésus formule à l’égard de sa propre culture juive ne traduisent pas une attitude antijudaïque. Comme nous le savons, Jésus est un Juif et se place donc dans une position d’autocritique quand il aborde le patriarcat du judaïsme et de la culture romaine incarné dans des pratiques oppressives. Il importe de noter que les femmes d’aujourd’hui adoptent une démarche semblable de critique constructive de leur culture religieuse et sociale[13].

Les échanges entre Levine et les théologiennes féministes de l’hémisphère Sud mettent en relief la nature complexe, à couches multiples, du dialogue religieux entre différents groupes ethniques et par-delà la ligne de partage entre l’hémisphère Nord et l’hémisphère Sud[14]. Premièrement, ils soulèvent la question du contexte et du paramètre de la «responsabilité sociale», une question majeure pour notre conférence. Les théologiennes féministes de l’hémisphère Sud peuvent-elles faire valoir la critique et le renouvellement de sa culture opérés par Jésus sans être taxées d’antijudaïsme? Les intellectuels juifs de l’hémisphère Nord ont-ils accordé suffisamment d’attention aux nuances des discours théologiques féministes du Sud, façonnées par leurs contextes sociaux et rhétoriques particuliers? Cherchant à trouver des moyens de soutenir les mouvements de libération et de consolider nos communautés de foi, comment pouvons-nous être sensibles aux formulations susceptibles de blesser d’autres groupes?

Je comprends que les critiques de Levine s’inscrivent dans le sillage d’une longue histoire d’antijudaïsme en Occident et je trouve tout à fait justifiées ses recommandations d’apprendre à mieux connaître l’histoire juive et d’éviter les affirmations générales au sujet de la culture juive, de même que les comparaisons transhistoriques et transculturelles. Je veux établir deux choses. Premièrement, l’ethos théologique et culturel de nombreuses Églises de l’hémisphère Sud a été façonné dans une large mesure par le mouvement missionnaire évangélique du dix-neuvième siècle et l’héritage théologique qu’il a laissé en Occident. Certains missionnaires nourrissaient de vifs sentiments antijudaïques et croyaient que le christianisme avait remplacé le judaïsme et d’autres traditions religieuses comme sommet du développement de l’humanité. La longue histoire de l’antisémitisme en Europe s’exprime dans les théologies catholiques et protestantes occidentales de manières explicites et subtiles. Il existe encore aujourd’hui des organismes chrétiens dont l’objectif premier est la conversion des Juifs. Les théologiennes féministes occidentales, dont les textes ont été étudiés dans l’hémisphère Sud, peuvent également avoir été influencées, consciemment ou inconsciemment, par l’ethos théologique antijudaïque global. Étant donné l’hégémonie de l’Occident sur les médias planétaires et les influences puissantes de la droite chrétienne en Amérique du Nord, comment pouvons-nous ouvrir des espaces de dialogue critique au-delà des frontières et des différences? 

Deuxièmement, le dialogue entre les Chrétiens et les Juifs s’est souvent déployé dans des contextes où le christianisme formait la religion majoritaire et où les Juifs étaient minoritaires. À de nombreux endroits, en Asie et en Afrique, le christianisme constitue une religion minoritaire, cherchant à assurer sa place parmi d’autres traditions religieuses prévalentes. Lorsque les théologiennes féministes dans ces communautés parlent de la Bible et de Jésus, elles n’entrent pas simplement dans un dialogue entre Chrétiens et Juifs, puisqu’elles apportent inévitablement leurs propres perspectives culturelles et religieuses. Nous ne pouvons pas recourir à la logique habituelle — répartissant en deux camps les Chrétiens oppresseurs et les victimes juives — façonnée par des siècles d’histoire européenne, pour interpréter les rencontres vécues hors de l’orbite occidentale. Nous n’avons pas encore élaboré une critique culturelle adéquate, complexe, nous permettant de comprendre le dialogue entre Chrétiens et Juifs dans le monde non-occidental du point de vue de rencontres particulières et d’histoires multiples.

Modernités multiples et dialogue interreligieux

Avant de venir à cette conférence, j’ai voyagé pendant un mois dans dix villes de Chine, puis à Hong Kong et Singapour. Alors que les pays d’Europe et les États-Unis sont aux prises avec une crise financière depuis plusieurs mois, certains pays d’Asie continuent de jouir d’une croissance économique, quoiqu’à un rythme plus lent qu’auparavant. Certains commentateurs ont parlé du consensus de Beijing, caractérisé par une économie de marché et une forte participation du gouvernement. Les politiciens chinois ont affirmé vouloir poursuivre un développement économique à la chinoise. Y a-t-il une voie d’accès est-asiatique à la modernisation?

Certains spécialistes nous disent qu’il faut dépasser une notion de la modernité définie par l’Europe et l’Amérique du Nord et ils proposent les notions de «modernités multiples» et de «modernités alternatives». La perspective d’une modernité apparue en Europe et donnant le ton à tous les pays du monde est considérée comme une téléologie eurocentrique: certains observateurs mettent en relief la diversité fondamentale de la modernité. Les théories postmodernes et postcoloniales bousculent nos interprétations de la modernité, notre vision d’un foyer unique de la modernité et notre lecture de l’histoire à travers la lentille du progrès. Arif Dirlik, auteur de Culture and History in Postrevolutionary China, fait remarquer que la prolifération des modernités soulève la question d’une re-signification des traditions. Il écrit: «D’une perspective de retard à l’égard d’une première modernisation ils sont passés à un propos sur une identité nationale moderne et sur des «modernités alternatives» [15].

La notion de modernités multiples fournit aux gens de l’hémisphère Sud de nouvelles motivations d’apprendre des communautés juives et d’entrer en dialogue avec elles. Dans le passé, la modernisation était presque synonyme d’occidentalisation, et qui disait culture traditionnelle disait tension avec la culture moderne. Or on perçoit maintenant plusieurs façons de devenir «moderne» et de nombreux peuples libérés de la colonisation ont exploré des voies inédites de développement économique. L’éclosion du Printemps arabe et les vagues de protestation et d’agitation qu’il a déclenchées dans différentes parties du monde ont mis en relief une nouvelle conscience politique et culturelle et la détermination des peuples à inventer leur avenir. Les Juifs de la diaspora ont vécu dans une variété de contextes, où ils se sont efforcés de préserver de bien des manières leurs identités culturelles et religieuses. Il y a des livres et des ressources portant sur les rencontres des Juifs et leurs expériences de la modernité en Europe de l’Est et de l’Ouest et en Amérique du Nord qui pourraient être très utiles aux peuples de l’hémisphère Sud[16].

Les spécialistes du postcolonialisme ont fait remarquer que la modernité occidentale accuse des dimensions occultes ou des zones d’ombre, avec sa longue histoire de colonialisme. Les Juifs ont été les colonisés de l’intérieur, alors que les peuples de l’hémisphère Sud étaient les colonisés de l’extérieur. Des tactiques de suppression et de contrôle des Juifs ont été mises en œuvre contre les colonisés. Le dialogue entre les Juifs et les Chrétiens dans le monde non-occidental peut aborder la façon dont la chrétienté occidentale s’est associée à l’antiséminisme et au colonialisme et a servi à justifier ces deux fléaux, qui ne sont pas des phénomènes distincts, mais des parties intégrantes de l’hégémonie occidentale. Ce genre de travail transculturel vient à peine de commencer et il présente de nouvelles possibilités pour l’exploration intellectuelle et le dialogue critique.

L’idée de modernités différentes rend possible et permet d’espérer une ré-imagination des avenirs envisageables. Bon nombre de conflits religieux et ethniques dans le monde peuvent être liés à l’histoire du colonialisme et sont exacerbés par les efforts actuels d’uniformisation et de mondialisation. Les tensions entre Juifs, Chrétiens et Musulmans au Moyen-Orient, par exemple, ont été avivées par différentes vagues de colonisation dans la région. Bon nombre de Chrétiens hors de l’Occident sont préoccupés par les épreuves des Palestiniens et les problèmes de justice et de paix au Moyen-Orient. Je me souviens de deux images saisissantes de ma première visite à Jérusalem, il y a de nombreuses années. L’un de ces souvenirs est celui d’un groupe de personnes assises sur le bord de la route avec des machines à écrire. Lorsque je leur ai demandé ce qu’elles faisaient, on m’a dit qu’il s’agissait de traducteurs qui étaient là pour aider les Palestiniens qui ne comprenaient pas l’hébreu à remplir des formulaires du gouvernement et d’autres documents. L’expérience m’a rappelé un souvenir de mon enfance, à Hong Kong, où la seule langue officielle à l’époque était l’anglais. La majorité des Chinois ne comprenaient pas l’anglais et avaient besoin de traducteurs pour lire les avis du gouvernement et remplir des formulaires. J’ai été attristé de voir utilisées des tactiques semblables comme moyen de contrôle et d’aliénation. La seconde image met en scène des enfants israéliens en marche vers l’école ou en voyage, protégés par des adultes armés marchant devant ou derrière eux. Je me suis demandé quel sentiment de sécurité ces enfants pouvaient avoir dans un tel environnement.

Pendant de nombreuses années, nous avons prié et certains ont travaillé activement pour la justice et la paix dans le monde et particulièrement au Moyen-Orient. Certains estiment qu’une coexistence de deux États serait la meilleure solution possible. À mon sens, une transformation de la structure politique qui ne passe pas par une renégociation de la manière de définir les notions modernes des identités nationales, religieuses et ethniques n’apportera pas une paix durable. Le propos sur les modernités multiples signifie que nous devons inscrire différentes cultures, différentes histoires, dans le même cadre temporel et les lire dans une partition où leurs recoupements et leurs entrelacements se déploient en contrepoint. Cela exige ce que Mikhail Bakhtin a décrit comme une pluralité de conscience, «qui ne peut en principe cadrer dans les limites d’une conscience unique, qui par nature, pour ainsi dire, est née à un point de contact entre diverses consciences» [17].

Nous devons faire preuve d’assez d’audace pour demander si le modèle ancien du dialogue interreligieux n’a pas achevé sa carrière, et quelles occasions nouvelles se profilent à l’horizon. J’espère que l’examen du dialogue entre les Juifs et les Chrétiens dans le monde non occidental nous fournira une nourriture pour l’esprit et l’élan nécessaire pour tenter une approche inédite. Wesley S. Ariarajah, un ancien directeur du dialogue interreligieux du Conseil mondial des Églises, disait: «Les religions ne sont pas des forteresses à défendre; ce sont des fontaines qui nourrissent la vie humaine[18].» Notre monde fragmenté et déchiré par la guerre a besoins de ces fontaines maintenant. Les diverses confessions religieuses doivent trouver des moyens de travailler ensemble plus que jamais. Notre avenir commun en dépend.

[1] À propos de l’histoire des Juifs en Chine, voir l’ouvrage publié sous la direction de Roman Malek, From Kaifeng ... to Shanghai: Jews in China (Nettetal: Steyler, 2000).

[2] Voir Nathan Katz, «The Judaisms of Kaifeng and Cochin: Parallel and Divergent Styles of Religious Acculturation», Numen 42, no 2 (1995), p. 118-140.

[3] Richard C. Foltz, Religions of the Silk Road: Overland Trade and Cultural Exchange from Antiquity to the Fifteenth Century (New York: St. Martin’s Griffin, 1999), p. 101-102.

[4] Hans Ucko (dir.), People of God, Peoples of God: A Jewish-Christian Conversation in Asia (Genève: Conseil mondial des Églises, 1996).

[5] Jean Halpérin et Hans Ucko (dir.), Worlds of Memory and Wisdom: Encounters of Jews and African Christians (Genève: Conseil mondial des Églises, 2005).

[6]Choan-Seng Song, «From Israel to Asia: A Theological Leap», Ecumenical Review 28, no 3 (1976) p. 258.

[7] Kim Yong-Bock, «The Mission of God in the Context of the Suffering and Struggling Peoples of Asia», dans Peoples of Asia, People of God: A Report of the Asia Mission Conference (Osaka, Japon: Conférence chrétienne de l’Asie, 1990), p. 12.

[8] Elliot N. Dorff, «A Jewish Theology of Jewish Relations to Other Peoples», dans H.Ucko (dir.), People of God, Peoples of God, p. 52-55.

[9] John S. Mbiti, «Creation in African Religion», dans J. Halpérin et H. Ucko (dir.), Worlds of Memory and Wisdom, p. 57-68.

[10] R. S. Sugirtharajah, «Inter-faith Hermeneutics: An Example and Some Implications», dans R. S. Sugirtharajah (dir.), Voices from the Margin: Interpreting the Bible in the Third World (Maryknoll, N.Y. : Orbis Books, nouv. éd. 1995), p. 306-307.

[11] Judith Plaskow, «Blaming the Jews for the Birth of Patriarchy», Lilith 7 (1980), p. 11-12 et 14-17.

[12 ] Amy-Jill Levine, «The Disease of Postcolonial New Testament Studies and the Hermeneutics of Healing», Journal of Feminist Studies in Religion 20, no 1 (2004), p. 91-99.

[13] Elsa Tamez, Jesus and Courageous Women (New York: Women’s Division, United Methodist Church, 2001), p. viii.

[14 ] Voir la table ronde sur le thème: «Anti-Judaism and Postcolonial Biblical Interpretation», dans Journal of Feminist Studies in Religion 20, no 1 (2004), p. 91-132.

[15] Arif Dirlik, Culture and History in Postrevolutionary China (Hong Kong: Chinese University Press, 2011), p. 17.

[16] Par exemple, Michael A. Meyer, Judaism within Modernity: Essays on Jewish History and Religion (Detroit, MI:Wayne State University Press, 2001); Moshe Halbertal et Donniel Hartman (dir.), Judaism and the Challenges of Modern Life (New York: Continuum, 2007); Sander L. Gilman, Multiculturalism and the Jews (New York: Rouledge, 2006).

[17] Mikhail Bakhtin, Problems of Dostoevsky’s Poetics, traduit et édité par Caryl Emerson (Minneapolis: University of Minnesota Press, 1984), p. 81.

[18] Wesley S. Ariarajah, Not Without My Neighbor: Issues in Interfaith Relations (Genève: Conseil mondial des Églises, 1999), p. 50.

Remarques de l’éditeur

Texte traduit par Pierrot Lambert pour Relations judéo-chrétiennes.

La Dr Pui-Lan KWOK, est professeur de théologie chrétienne et de spiritualité à l’Episcopal Divinity School de Cambridge (Massachusetts). Diplômée de l’Université Harvard, elle a publié à titre d’auteure ou d’éditeure une quinzaine d’ouvages en anglais et en chinois, dont Postcolonial Imagination and Feminist Theology (Louisville, Ky: Westminster John Knox, 2005); Introducing Asian Feminist Theology (Cleveland Ohio, Pilgrim, 2000); Discovering the Bible in the Non-Biblical World (Maryknoll, N.Y.: Orbis Books, 1995); et Chinese Women and Christianity, 1860–1927 (Atlanta, GA: Scholars Press, 1992). Elle a dirigé l’édition de l’ouvrage de référence Women and Christianity (4 vols.; London: Routledge, 2010) et a été cofondatrice du réseau Pacific, Asian, North American Asian Women in Theology and Ministry. Elle est coéditrice de la collection Reclaiming Liberation Theology (SCM Press) et fait partie du comité de rédaction de plusieurs revues.