Mon propos se situe sur l’horizon des paroles du pape François, dans le document qui énonce le programme de son pontificat, des paroles claires, non équivoques, mais aussi porteuses d’accueil et d’espérance, d’engagement et de responsabilité : « Le dialogue et l’amitié avec les fils d’Israël font partie de la vie des disciples de Jésus. L’affection qui s’est développée nous porte à nous lamenter sincèrement et amèrement sur les terribles persécutions dont ils furent l’objet, en particulier celles qui impliquent ou ont impliqué des chrétiens. Dieu continue à œuvrer dans le peuple de la première Alliance et fait naître des trésors de sagesse qui jaillissent de sa rencontre avec la Parole divine. Pour cela, l’Église aussi s’enrichit lorsqu’elle recueille les valeurs du Judaïsme. Même si certaines convictions chrétiennes sont inacceptables pour le Judaïsme, et l’Église ne peut pas cesser d’annoncer Jésus comme Seigneur et Messie, il existe une riche complémentarité qui nous permet de lire ensemble les textes de la Bible hébraïque et de nous aider mutuellement à approfondir les richesses de la Parole, de même qu’à partager beaucoup de convictions éthiques ainsi que la commune préoccupation pour la justice et le développement des peuples. » (La joie de l’évangile, no 248-249). Ces paroles sont éclairantes, mais c’est surtout l’expérience personnelle du souverain pontife qui nous guide, une expérience de dialogue fraternel avec le rabbin Abraham Skorka, le recteur du Séminaire rabbinique latino-américain de Buenos Aires, que nous avons le bonheur d’avoir parmi nous ici, et qui participe avec moi à cette séance inaugurale du congrès international de l’ICCJ. Je suis à la fois honoré et intimidé par ce jumelage.
Le thème choisi pour cette rencontre est un document du Deuxième Concile du Vatican, la déclaration Nostra Aetate (NA) qui constitue, pour l’Église catholique, le texte fondateur du dialogue judéo-chrétien. Comme nous le savons tous, ce document est né du désir des Pères du Concile de réexaminer l’attitude de l’Église à l’égard du judaïsme à la lumière de la tragédie de la Shoah, pour comprendre à quel point des siècles d’antijudaïsme avaient pesé sur l’antisémitisme qui a inspiré le projet de génocide du peuple juif. Cette relation entre les conditions historiques et la nécessité de réviser les cadres théologiques est au cœur du parcours que nous avons vécu depuis Nostra Aetate.
Nous reconnaissons également à quel point il a été (et est toujours) difficile de faire partager cette sensibilité au sein des communautés chrétiennes, car à la veille du Deuxième Concile du Vatican, elle commençait à peine à se manifester, et se limitait à quelques élites.
Certaines personnes, que leur parcours et leurs expériences culturelles ont mis en contact avec le judaïsme, ont joué un rôle décisif dans cette évolution morale, en particulier saint Jean XXIII et le cardinal Augustin Bea. Ce recoupement des données biographiques et des questions théologiques et religieuses continue de se reproduire de nos jours, comme en témoigne l’importance accordée par le pape François à ce domaine du dialogue qu’il a entretenu, à titre d’archevêque de Buenos Aires, avec le rabbin Abraham Skorka.
Cet entrelacement des parcours personnels, des événements historiques et des questions théologiques ne complique aucunement notre approche : au contraire, il l’enrichit en lui apportant une profondeur humaine et culturelle.
Nous savons quelles difficultés le cardinal Bea a rencontrées lorsqu’il s’est agi de faire accepter qu’un texte sur les relations entre les chrétiens et les juifs soit inscrit au programme du Concile, en raison des craintes des répercussions appréhendées d’un tel geste dans le monde musulman. Mais nous savons également que le simple fait de ne pas abandonner cette idée, et de la transformer plutôt en une déclaration embrassant les relations entre le christianisme et les autres religions, loin de réduire l’impact de cette action dans le monde juif, a accentué encore davantage la spécificité du judaïsme par rapport aux autres religions. Si, dans Nostra Aetate, l’Église se demande comment elle doit agir envers les religions en général (le texte contient des références spécifiques aux différentes traditions religieuses), la singularité de la relation avec le judaïsme ressort plus clairement, dans la mesure où l’Église reconnaît dans le judaïsme ses propres racines, et par conséquent une composante essentielle de son auto-compréhension.
Pour y parvenir, il fallait effacer, tant dans les consciences chrétiennes que dans la prédication chrétienne, l’accusation de déicide portée contre le peuple juif (contre les juifs du temps de Jésus et encore davantage contre les juifs des siècles suivants) comme le cardinal Bea s’est efforcé de le démontrer aux Pères du concile durant la congrégation du 19 novembre 1963, alors que le projet avait la forme d’une déclaration concernant conjointement les juifs et les non-chrétiens en général. Cela signifiait l’abandon de toute expression de haine et de mépris à l’égard des juifs, et la promotion, dans la catéchèse et la prédication, de la nécessité de développer l’estime et la connaissance mutuelles entre chrétiens et juifs. Nous savons également à quel point cette position a suscité une vive opposition dans les cercles plus réactionnaires du Concile, et l’influence que cette opposition a eue sur le texte que le cardinal Bea a présenté à la congrégation du 25 septembre 1964, où il a insisté, de fait, pour réintroduire la question du déicide, dont la mention avait été enlevée. Ce qui est très signifiant dans sa démarche, c’est l’insistance mise par le cardinal Bea sur la motivation du réexamen de l’attitude de l’Église envers les juifs : une fidélité à l’attitude aimante que le Christ et les apôtres nourrissaient envers leur propre peuple.
Devant une approbation substantielle de la position esquissée par le cardinal Bea, nous savons combien d’efforts ont été déployés dans les semaines suivantes de débats au sein de l’assemblée, pour diminuer l’importance du principe adopté par le Concile, allant jusqu’à une proposition de réduction de son libellé à un seul paragraphe (ou un peu plus) dans le document sur l’Église; mais nous savons également que ces efforts ont échoué. La vaste majorité des Pères, en accueillant favorablement le texte soumis à l’assemblée entre le 18 et le 20 novembre 1964 (un texte où l’énoncé sur les relations entre l’Église et les juifs s’inscrivait à l’intérieur d’un document portant maintenant sur les relations entre le christianisme et les autres religions) marquait un point de non-retour, même si elle n’a pas réussi à vaincre toute opposition, ce qui a entraîné l’atténuation de certaines expressions : le terme « déicide », notamment, a disparu, et, à propos de l’antisémitisme, le mot « condamne » est devenu « déplore ». La substance du document a toutefois été préservée, et elle a été approuvée par plus de 1 700 Pères sur les quelque 2 000 ayant voté (il y a eu 243 votes contre), un consensus qui s’est élargi pour atteindre plus de 2 200 voix sur 2 300 (il est resté 88 voix contre) au moment du vote pour la promulgation le 28 octobre 1965.
J’ai cru bon de rappeler brièvement le parcours du texte conciliaire dont nous célébrons cette année le cinquantième anniversaire. Je l’ai fait non seulement parce que cet anniversaire est le thème de notre congrès, mais aussi parce que cette déclaration constitue encore la référence sur laquelle se fonde l’approche du catholicisme dans sa rencontre et son dialogue avec le monde juif. Les raisons historiques qui rendaient nécessaire l’action de Vatican II, les personnalités qui l’ont édifiée à grand peine, les compromis qu’elle a dû accepter, et son résultat final (qui en fait un élément irrévocable de l’héritage de l’Église catholique) constituent le substrat du chemin que nous avons parcouru au cours de ces cinquante années. Ce chemin, je voudrais l’examiner sous différents angles, dans la perspective de l’Église catholique, en notant différents types d’expressions et de gestes qui convergent, mais qui auraient tous été impensables et impossibles sans le texte conciliaire.
Penchons-nous d’abord sur quelque chose qui touche au cœur même de l’expérience de la foi chrétienne : la liturgie. C’est un lieu essentiel de rapprochement, mais qui n’est pas sans difficultés. Déjà, en 1962, saint Jean XXIII avait fait enlever l’adjectif « perfide » et le substantif « perfidie » de l’invocation pour les juifs de la prière universelle du Vendredi Saint[1] : ces deux termes, au-delà de leur sens purement philologique (ils signifient en fait « incroyants » et « incroyance »), s’étaient chargés d’une signification hostile et haineuse, devenant l’expression symbolique de la théologie du mépris qui a eu cours jusqu’à Vatican II. Il faudra la mise en œuvre de la réforme liturgique lancée par le bienheureux Paul VI pour contrer définitivement cette approche et éliminer également l’image des ténèbres[2].
Nous ne pouvons passer sous silence ici les événements malheureux associés au motu proprio Summorum Pontificum de Benoit XVI (2007), qui autorisait les célébrations selon la forme extraordinaire du rite romain, c’est-à-dire, les célébrations selon le missel tridentin, tel qu’il se trouvait après les dernières modifications introduites par saint Jean XXIII. Ainsi étaient réintroduites dans la liturgie les expressions concernant l’aveuglement et les ténèbres auxquels les juifs devaient être arrachés. Le pape est intervenu par la suite pour retirer ces expressions, mais non la prière demandant à Dieu que les juifs reconnaissent le rôle messianique et rédempteur de Jésus. Cet événement représentait incontestablement un revers sur le parcours du dialogue, mais contenu dans les limites d’une intervention ne concernant de fait que des segments marginaux du catholicisme : cette intervention visait en effet à contrer des tendances schismatiques et non à entraîner un recul dans les relations avec le judaïsme. Cette intervention, qui n’altérait aucunement l’enseignement de Nostra Aetate, ne contredisait donc pas la perspective globale de la liberté de conscience et de religion, mais se limitait à souhaiter le partage de ce que les chrétiens considèrent pour eux comme un bien. Cet incident particulier montre cependant la fragilité de la voie du dialogue ouverte par Vatican II, et que nous poursuivons avec conviction.
Nous avons déjà souligné le rôle central de la liturgie, et nous pouvons donc prolonger cette réflexion en nous penchant sur la prière. Nous pouvons percevoir les riches perspectives qu’ouvrent les initiatives de plus en plus fréquentes, du moins dans de nombreuses villes européennes, de réunions de prière communes entre chrétiens et juifs, notamment autour du patrimoine d’« oraison » commun qui nous vient du Premier Testament, en particulier du Livre des Psaumes. L’exemplarité de la prière commune, une expression de la fraternité abrahamique, pourrait s’étendre davantage, s’inspirant aussi d’initiatives pour la paix, comme celle du pape François qui, le 8 juin 2014, dans les jardins près de la basilique Saint-Pierre au Vatican, a fait partager un temps de prière commun réunissant des chrétiens et des juifs, de même que des représentants de l’islam. Ces rencontres, pour reprendre l’expression du pontife, constituent « un grand signe de fraternité, que vous accomplissez en tant que fils d’Abraham, et une expression concrète de confiance en Dieu, Seigneur de l’histoire, qui nous regarde aujourd’hui comme frères l’un de l’autre et désire nous conduire sur ses voies » (Intervention du Saint Père François à l’Invocation pour la paix dans les jardins du Vatican, le 8 juin 2014). Le concile, à partir de la liturgie elle-même, trace une voie à suivre, puisque c’est seulement en s’enracinant dans la prière, toujours plus en commun, que la fraternité entre les juifs et les chrétiens s’intensifie, s’approfondit et se renforce, en portant tous les regards vers le haut.
Après ces réflexions sur la prière, j’aimerais aborder maintenant la liturgie catholique. Il importe de noter comment la formule de la prière ordinaire du rite romain exprime une perspective théologique devenue de plus en plus nette après le Concile Vatican II, et que peut résumer l’expression inspirée de saint Paul « l’alliance jamais révoquée ». Norbert Lohfink, dans une courte étude publiée en 1989, L’Alliance jamais révoquée. Réflexions exégétiques sur le dialogue entre chrétiens et juifs, offre un traitement exemplaire de la question. Lohfink nous met en garde contre une utilisation cavalière de l’expression « nouvelle alliance », expression déjà présente dans les textes prophétiques (Jérémie 31), mais qu’il faut situer dans le cadre de l’unicité de l’alliance divine, que les chrétiens considèrent comme accomplie en Jésus, sans être pour autant révoquée à l’égard du peuple juif (Romains 9, 11). Voici ce que dit Lohfink vers la fin de son étude : « Nous ne devrions pas parler de deux ‘alliances’, et encore moins de plusieurs ‘alliances’, mais seulement de l’unique ‘alliance’. Par contre, parler d’une « double voie de salut » peut se défendre si elle est entendue dans une perspective « dramatique ». Les chrétiens cheminent vers le salut aussi bien que les juifs; Dieu est avec les deux et tous deux sont « dans l’alliance »; il n’y a qu’une seule et même alliance. Cependant, ils se trouvent dans l’alliance de façons différentes […] La dualité de ce parcours porte en elle un grand poids de souffrance, de culpabilité et de misère. Dans ce contexte, la louange de Dieu s’est dégradée chez ses créatures et a atteint un niveau si bas qu’un drame doit se jouer; celui-ci doit se dérouler à partir de cet état d’indigence. Les chrétiens doivent attiser la jalousie des juifs et les juifs doivent attiser la jalousie des chrétiens »[3]. Voilà qui m’apparaît comme une position théologique extrêmement responsable, position qu’il faut examiner en regard de la meilleure théologie catholique contemporaine.
Dans l’introduction de son étude, Lohfink rappelle que l’expression « l’alliance jamais révoquée » se retrouve dans le discours prononcé par Jean-Paul II lors de sa rencontre avec des représentants de la communauté juive à Mayence en 1980. Voici comment s’exprimait le saint pontife : « La première dimension de ce dialogue, c’est-à-dire la rencontre entre le peuple de Dieu de l’alliance ancienne, jamais révoquée (voir Romains 11, 29), et le peuple de la nouvelle alliance, est, en même temps, un dialogue au sein de notre Église, presque un dialogue, pourrait-on dire, entre la première et la seconde partie de sa Bible » (17 novembre 1980). L’emploi de l’image de l’alliance par le pape n’est pas encore celle que propose Lohfink, mais le discours du pontife marque une avancée intéressante dans la réflexion du magistère de l’Église, lorsqu’il applique à l’ancienne alliance le texte de Romains 11, 29 (« les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance ») et qu’il le fait en se référant au peuple d’Israël d’aujourd’hui, « le peuple actuel de l’alliance conclue avec Moïse », comme il le dit tout de suite après dans le même discours. Selon moi, le texte de Jean-Paul II est particulièrement intéressant pour deux raisons : d’abord pour la raison que souligne Lohfink, à savoir le lien établi entre l’irrévocabilité de la promesse de Dieu et l’expression même « l’ancienne alliance », qui ne peut donc plus être qualifiée de « dépassée », un qualificatif souvent accolé à cette alliance dans la pensée chrétienne. Mais il fait ressortir également l’importance pour les chrétiens du lien entre le Premier et le Nouveau Testament dans notre compréhension même de la Parole de Dieu.
Il s’agit là d’un trait important du développement du dialogue entre le christianisme et le judaïsme au cours de ces décennies. L’Église catholique et ses fidèles ont accompli un retour au Premier Testament comme source indispensable pour nourrir leur foi, renouant ainsi avec une pratique abandonnée depuis les premiers siècles de l’histoire de l’Église. Il n’est pas fortuit que ce rapport aux Écritures hébraïques ait représenté l’un des premiers points de conflit entre l’orthodoxie chrétienne et l’hérésie, qui tendait à soustraire ces Écritures des textes normatifs de la foi. Un retour plus large aux sources de l’Ancien Testament constitue l’un des domaines d’enrichissement les plus significatifs de la période postconciliaire, que ce soit dans le domaine de la liturgie ou celui de la vie spirituelle. Le document publié en 1993 par la Commission biblique pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Église, en témoigne, puisqu’il consacre plusieurs pages à cette question. Mais surtout, le document publié en 2001 par la même Commission, Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne, dont le premier chapitre s’intitule « Les Saintes Écritures du peuple juif, partie fondamentale de la Bible chrétienne », confirme cette perspective. Aujourd’hui, l’un des terrains de rencontre les plus prometteurs pour le développement du dialogue entre les chrétiens et les juifs est celui des « Écritures », entendues non seulement comme le texte matériel des livres bibliques, mais aussi comme le patrimoine interprétatif que les deux traditions religieuses ont accumulées au fil des siècles, et qui est devenu un legs spirituel dont chaque groupe peut faire cadeau à l’autre.
À titre d’exemple des perspectives ainsi offertes pour ouvrir nos horizons, mentionnons l’approfondissement de notre héritage commun face à de vastes dimensions de notre monde moderne. Pensons notamment au défi fondamental de la reconnaissance de la dualité masculin-féminin inscrite dans la création, et à la responsabilité qui en découle à l’égard de la procréation humaine. Ce champ de réflexion, qui s’appuie sur l’héritage commun de la Genèse, peut affermir les liens de dialogue entre juifs et chrétiens, en vue d’affirmer la dignité absolue de la vie humaine, de la procréation et de la richesse de la dualité sexuelle sur le plan anthropologique. Les défis que pose aujourd’hui la manipulation génétique peuvent être relevés avec plus d’intensité et engendrer une foule de sujets d’étude, si les enfants d’Abraham réfléchissent et méditent ensemble et proclament ce que le message de la Genèse signifie pour l’humanité d’aujourd’hui, avec un courage renforcé par ces racines communes. Le dialogue judéo-chrétien comporte donc des responsabilités mutuelles pour le développement d’une réflexion sur la dignité humaine, et sur l’impératif de responsabilité envers les générations à venir.
L’évocation du discours prononcé par saint Jean-Paul II à Mayence nous rappelle un autre volet du développement du dialogue entre juifs et chrétiens après le Concile Vatican II : celui qui s’est déployé par le biais de visites de l’évêque de Rome dans différentes synagogues autour du monde. La bénédiction donnée par saint Jean XXIII aux juifs qui sortaient de la synagogue de Rome le 17 mars 1962 peut être considérée comme un signe avant-coureur. Mais le moment historique a été celui où Jean-Paul II a franchi le seuil de la synagogue de Rome le 13 avril 1986, où il a été accueilli par le rabbin Elio Toaff. Rappelons-nous la parole bien connue : « Vous êtes nos frères préférés et, d’une certaine manière, on pourrait dire nos frères aînés » : cette expression suggestive n’est pas sans ambiguïtés d’un point de vue biblique, mais elle a causé sans aucun doute une forte impression sur le plan culturel et psychologique. Ce qui paraît encore plus significatif est ce que dit le pape juste auparavant et qu’il présente, justement, comme le contenu central de Nostra Aetate : « La religion juive ne nous est pas ‘extrinsèque’ mais, d’une certaine manière, elle est ‘intrinsèque’ à notre religion. Nous avons donc envers elle des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion ».
Dans ce discours prononcé dans la synagogue romaine, Jean-Paul II rappelle aux catholiques « le fait que les instruments d’application du Concile en ce domaine précis sont déjà à la disposition de tous, dans les deux documents publiés respectivement en 1974 et en 1985 par la Commission pontificale pour les relations religieuses avec le judaïsme. Il s’agit seulement de les étudier avec attention, de se les approprier et de les mettre en pratique. » Ce rappel est pertinent, puisqu’il montre que la déclaration conciliaire était plus qu’un beau discours et qu’elle visait à ouvrir une voie nouvelle, faite de façons inédites de penser, de paroles et d’actions novatrices, et qu’elle montrait comment cette voie pouvait être soutenue par les directives précises données par l’Église dans les deux textes mentionnés ci-dessus : « Orientations et suggestions pour l’application de la Déclaration conciliaire Nostra aetate » (1er décembre 1974) et « Notes pour une correcte présentation des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique » (24 juin 1985). Ce sont là des instruments toujours valables et actuels aujourd’hui.
Le pontificat de Jean-Paul II a posé des assises vastes et solides pour l’édification d’un pont entre le monde juif et l’Église catholique; en un sens, ces assises se fondaient sur l’expérience spirituelle personnelle vécue par Karol Wojtyla pendant la Choah, lui qui a subi la perte de tant d’amis juifs de son propre village, un drame semblable à ce qui s’est passé partout en Pologne et en Europe. Aujourd’hui, l’expérience existentielle de Jean-Paul II féconde la spiritualité de l’ensemble de l’Église catholique, stimule la réflexion théologique, est un exemple à mettre en pratique pour les communautés chrétiennes locales, éclaire de manière presque radieuse un avenir de partage plus intense entre les juifs et les chrétiens.
Pour revenir aux visites des papes dans les synagogues, nous ne saurions oublier que Benoit XVI, au cours de son premier voyage apostolique hors de l’Italie, pour la Journée mondiale de la jeunesse à Cologne, a visité la synagogue de cette ville le 19 août 2005. Il a répété ce geste important à New York le 18 avril 2008, et, surtout, il s’est lui aussi rendu à la synagogue de Rome le 17 janvier 2010.
Le lien qu’il a fait à cette dernière occasion avec le drame de la Choah et les racines de l’incroyance m’apparait particulièrement pertinent pour notre propos : « Le drame singulier et bouleversant de la Choah représente en quelque sorte le sommet d’un chemin de haine qui naît lorsque l’homme oublie son Créateur et se met lui-même au centre de l’univers. Comme je l’ai dit lors de ma visite du 28 mai 2006 au camp de concentration d’Auschwitz, encore profondément inscrite dans ma mémoire, ‘les potentats du Troisième Reich voulaient écraser le peuple juif tout entier’ et, au fond, ‘au moyen de l’anéantissement de ce peuple, entendaient tuer ce Dieu qui appela Abraham, et qui, parlant sur le Sinaï, établit les critères d’orientation de l’humanité, qui demeurent éternellement valables’ ». Voilà une réflexion fondamentale qui ne cherche pas à séparer la question du dialogue entre le christianisme et le judaïsme de l’enjeu plus vaste du dialogue de la foi chrétienne avec l’histoire humaine. En tant que juifs et chrétiens, nous sommes conjointement responsables d’offrir un sens et une orientation au parcours de l’humanité.
Par ailleurs, il y a des réflexions qui ne cherchent pas à esquiver la responsabilité des chrétiens dans les persécutions contre les juifs. Elle a été dénoncée de manière claire et courageuse, lors de la « Journée du Pardon », le 12 mars 2000, durant le Grand jubilé du millénaire, quand les fidèles ont été invités à prier en ces termes: « Prions pour que, dans le souvenir des souffrances endurées au cours de l’histoire par le peuple d’Israël, les chrétiens sachent reconnaître les péchés commis par nombre des leurs contre le peuple de l’alliance et des bénédictions, et ainsi purifier leur cœur ». L’invocation prononcée par le pape suivit : « Dieu de nos pères, tu as choisi Abraham et sa descendance pour que ton Nom soit apporté aux peuples: nous sommes profondément attristés par le comportement de ceux qui, au cours de l’histoire, les ont fait souffrir, eux qui sont tes fils, et, en te demandant pardon, nous voulons nous engager à vivre une fraternité authentique avec le peuple de l’alliance. » Ces paroles cristallisaient la démarche de réflexion entreprise par la Commission pontificale pour les relations religieuses avec le judaïsme, qui ont mené à la publication, le 16 mars 1998, du document intitulé Nous nous souvenons: Une réflexion sur la Choah, approuvé par Jean-Paul II dans une lettre d’introduction du 12 mars de la même année, où il exprime l’espoir que ce document « contribue véritablement à guérir les blessures provoquées par les incompréhensions et les injustices du passé. »
Une tâche demeure inachevée, celle d’une relecture et d’une organisation des textes laissés par Jean-Paul II au sujet de la fraternité judéo-chrétienne. Ceci pourrait être une des initiatives visant à favoriser le dialogue en esquissant sa « théologie du judaïsme », une entreprise qui pourrait être très utile sur le plan des choix pastoraux, des actions culturelles et également des témoignages personnels de fidélité au Dieu d’Abraham incarnée dans la vocation chrétienne. Jean-Paul II y a mis le sceau final par une référence explicite, dans son testament personnel, à son ami le rabbin Elio Toaff, une première dans l’histoire du christianisme!
Pour nous donner un aperçu des tâches qui nous attendent, penchons-nous sur les recherches et l’expérience personnelle du cardinal Carlo Maria Martini, l’archevêque de Milan, qui a posé des gestes novateurs en faisant appel à l’expérience de l’Église de rite ambrosien, qui à tant d’égards a inspiré le dialogue entre juifs et chrétiens dans d’autres contextes italiens et européens, notamment par une appréciation commune de la Parole.
Une telle démarche, structurée de cette façon et animée par des paroles et des gestes significatifs, a des résonances particulières dans la ville de Florence, dont je suis le pasteur. C’est à Florence, en effet, que le premier, et pendant longtemps le seul, groupe de l’« Amitié judéo-chrétienne » est né dans le sillage de la Deuxième Guerre mondiale. Ses statuts, qui remontent à 1950, la définissent comme « une association de personnes pratiquant l’accueil librement dans un esprit religieux (quelle que soit la manière dont ils expriment ce sentiment) qui désirent promouvoir l’affection et la coopération entre les chrétiens et les juifs, et avec l’humanité entière, dans le but de créer un vivre-ensemble véritablement humain, dont soient bannies à jamais toutes formes de mésentente et de haine ». Cette association est le fruit d’un réseau de fraternité mobilisé de manière intense, ce qui n’est guère fortuit, puisqu’il est issu des efforts pour protéger les juifs persécutés par les Nazis, efforts déployés en étroite collaboration par le rabbin Nathan Cassuto et le cardinal-archevêque Elia Dalla Costa, qui ont sauvé des centaines de juifs d’une mort certaine. Le rabbin lui-même n’a pas été épargné, puisque, arrêté au quartier général du Groupe d’Action catholique de Florence, où il était en train de mettre en œuvre avec des membres du clergé diocésain des plans pour sauver des juifs, il a été déporté à Auschwitz, et a fini ses jours en février 1945 dans le camp de concentration de Gross Rosen. Les liens établis pour s’occuper du sort des juifs, un engagement qui a valu au cardinal Della Costa, en signe de reconnaissance, le titre de « Juste parmi les nations » conféré par Yad Vashem, ont stimulé le développement du dialogue entre juifs et chrétiens, soutenu énergiquement par le saint maire de Florence, Giorgio La Pira. Cette expérience se poursuit encore aujourd’hui, et elle justifie ma présence ici parmi vous, pour laquelle je veux remercier le Conseil international des chrétiens et des juifs.
Je conclurai donc mon exposé en évoquant les figures de ce grand cardinal, mon prédécesseur, et de cet illustre maire de Florence.
Même s’ils ont été tenus dans un contexte purement religieux, les propos du premier constituent une condamnation nette des théories racistes qui visaient clairement les juifs, et ces paroles fournissaient donc le fondement théologique pour d’autres actions de sauvetage de juifs. En 1938, il déclarait : « Elles sont, de fait, contraires à la doctrine de l’Église, les théories de ceux qui remplacent Dieu par la race, l’État ou toute autre idéologie politique, prétendant que les humains, et même l’Église, doivent servir ces pseudo-divinités » (1938). Il précisait, en 1942 : « Dieu ne prend pas en considération l’appartenance d’une personne à tel ou tel peuple, à telle ou telle race. Chaque personne est un être humain, ce qui suffit pour qu’elle soit invitée à la table des enfants de Dieu ». Et encore, en 1943 : « Même s’il s’agit de gens d’une autre nationalité, d’une autre race ou d’une autre confession religieuse, nul ne peut manquer à leur égard à la loi du respect et de la charité que nous devons appliquer envers tous ».
L’attention que La Pira portait aux juifs était animée par sa quête de paix entre les peuples. Pour le maire de Florence, le point de convergence est la rencontre entre les trois religions qui reconnaissent Abraham comme ancêtre : « Telle est la volonté de Dieu : que les peuples et les nations du bassin méditerranéen, chrétiens, musulmans et juifs, allument ensemble la lampe divine, et la soulèvent ensemble, pour qu’elle apporte lumière et consolation, fraternité, paix et beauté sur toute la face de la terre » (1958).
Giorgio La Pira a été le fondateur de l’Amitié judéo-chrétienne de Florence. Entre autres, il a voulu rappeler à Florence, au Palazzo Vecchio[4], la grande figure de Jules Isaac, qui a lancé une initiative de dialogue après la guerre. Parmi les valeurs, non seulement religieuses mais aussi civiles, qu’il a cherché à inculquer, figure l’élimination de toute forme de discrimination raciale, une valeur qu’il avait proposé d’insérer dans le projet de Constitution de la République italienne. Pour La Pira, en fait, la promotion du dialogue entre juifs et chrétiens jouait un rôle également dans l’édification d’une ville plus humaine, favorisant l’accueil d’autrui et la quête de nouvelles façons de stimuler un vivre-ensemble harmonieux. Le profil de telles personnes devrait être mieux connu pour servir d’exemple, au plan civil, culturel et social, de la manière dont le dialogue fraternel entre juifs et chrétiens peut contribuer à esquisser le « vivre-ensemble » et l’« accueil » dans les nouvelles situations créées par les migrations, comme celles que nous connaissons aujourd’hui et qui bouleversent des continents entiers. Dans ces situations, les laïcs chrétiens, avec leurs frères et sœurs juifs, ont une tâche particulière à accomplir pour édifier notre maison commune, afin qu’elle puisse posséder, comme le rapporte une ancienne tradition juive à propos de la maison de Job, une porte sur chacun de ses quatre côtés, de sorte que tous les pèlerins, de quelque point cardinal qu’ils arrivent, trouvent toujours une porte ouverte qui les accueille.
En terminant, je veux revenir au témoignage du pape François, et aux paroles qu’il a prononcées durant sa visite, à Jérusalem, aux deux grands rabbins d’Israël. Elles résument bien le sens de notre cheminement sur la voie ouverte par Nostra Aetate : « Il ne s’agit pas seulement d’établir, sur un plan humain, des relations de respect réciproque : nous sommes appelés, comme chrétiens et comme juifs, à nous interroger en profondeur sur la signification spirituelle du lien qui nous unit. Il s’agit d’un lien qui vient d’en-haut, qui dépasse notre volonté et qui demeure intact, malgré toutes les difficultés de relations malheureusement vécues au cours de l’histoire. […] La connaissance réciproque de notre patrimoine spirituel, l’appréciation pour ce que nous avons en commun et le respect devant ce qui nous divise, pourront servir de guide dans le développement futur de nos relations, que nous remettons entre les mains de Dieu. Ensemble nous pourrons donner une grande contribution à la cause de la paix ; ensemble nous pourrons témoigner, dans un monde en rapide transformation, la signification éternelle du plan divin de la création ; ensemble nous pourrons contrer avec fermeté toute forme d’antisémitisme et les diverses autres formes de discrimination. Que le Seigneur nous aide à marcher avec confiance et force d’âme dans ses voies. Shalom ! » (Discours au Centre Heichal Shlomo, près de la grande synagogue de Jérusalem, le 26 mai 2014.)