Le caractère historique de la "révélation biblique"
La rencontre des religions est un problème fondamental de la civilisation mondiale. Mais il faut aussitôt noter que la "révélation biblique" doit être distinguée de toutes les autres religions, quelle que soit leur diversité. Car la "révélation biblique" se différencie par son historicité. La révélation s"accomplit dans l"histoire et par l"histoire.
Je désigne ici par l"expression "révélation biblique" le judaïsme - non seulement celui de l"Antiquité, mais aussi toute la tradition rabbinique - et le christianisme dans la multiplicité de ses formes anciennes et contemporaines. Prendre l"islam en considération sous ce vocable appellerait un débat complexe dans lequel je n"entrerai pas, faute de temps.
En affirmant les différences entre la tradition biblique et toutes les autres religions, je prends distance par rapport à la démarche la plus répandue dans la science des religions, telle qu"elle s"est construite comme savoir universitaire depuis le 19è siècle. Cette Religionswissenschaft élabore un concept générique de la religion. Elle recherche les éléments constitutifs de toute religion, par exemple : "le mythe et le rite", ou encore "le sacré et le profane". Elle étudiera aussi le rôle de la religion dans le fonctionnement des sociétés, etc. Cette méthode pose comme hypothèse initiale, non critiquée et donc pas davantage établie, que la catégorie de "religion" a une validité universelle indépendamment du contenu de chacune d"entre elles. L"examen du contenu des religions se réclamant de la "révélation biblique" montre leur différence d"avec toutes les autres religions, différence dont je vous propose d"examiner l"un des traits : son historicité.
Arrêtons-nous à deux moments décisifs de la " révélation biblique " :
- la création du monde
- et le don de la Loi à Moise.
1. La création du monde.
Que signifie donc ce "commencement", ce "beréshit, cette " entête " dans laquelle Dieu Elohim crée les cieux et la terre ?
C"est, en ce premier mot, la rencontre de l"Incréé et de sa créature à qui Il va donner l"existence. Rencontre littéralement inconcevable car elle dépasse la capacité de concevoir de l"homme. Mais ce qu"il y a d"encore plus remarquable dans ce récit, c"est que l"acte créateur de Dieu se déploie dans une chronologie rigoureuse et signifiante: les sept jours.
Toutes les autres cosmogonies, les récits de genèse du monde et de l"homme, enchaînent des événements mythiques qui ont valeur d"explication causale. Dans le récit biblique, les jours n"ont pas d"autre détermination que leur ordre numérique: "premier jour", "deuxième jour". Cette manière de les nommer est celle de l"hébreu, que gardent, en grec, les évangiles lorsqu"ils parlent du "premier jour de la semaine" (Mt 28, 1 ; Mc 16, 2. 9 ; Lc 24, 11 ; Jn 20, 1) dont nous avons fait le "dimanche".
Bien plus, si une œuvre particulière est attribuée à chacun des jours, le septième est présenté comme le jour de l"achèvement de l"œuvre de Dieu Elohim, septième jour où Il chôme, septième jour qu"Il bénit et consacre.
Le temps est ainsi structuré par la rencontre de Dieu et de l"homme qu"Il a "créé à son image et à sa ressemblance" au sixième jour; le temps est habité en commun par Dieu et par l"homme. Le septième jour apparaît comme l"éternité présente dans le temps puisque Dieu s"y repose , et comme le temps présent dans l"éternité puisque Dieu y fait entrer l"homme lorsqu"Il lui commande de partager son repos.
La caractéristique de ce récit, c"est de joindre le temps et l"éternité, l"éternité dans le temps et le temps dans l"éternité, de joindre l"Incréé et la créature née de l"acte créateur.
La désignation numérique et donc abstraite de chacun des jours est scandée par la parole du Créateur incréé. Son acte est énoncé en un présent qui signifie son éternité dans le temps. Dieu-Elohim crée - "Bara" au présent -, alors que l"ordre qu"ensuite il prononce est au futur.
Ainsi donc la "révélation biblique" inscrit dans le temps de l"histoire le commencement jailli de l"éternité de Dieu.
De plus, dès ces premières lignes de la Bible, Dieu donne, de son éternité, un commandement à l"homme, commandement que devra librement accomplir l"homme "créé à l"image et à la ressemblance". Ainsi, dans sa docilité à cette parole reçue et entendue participera-t-il humainement à l"action divine qui lui a donné d"exister et qui l"invite à partager le repos de Dieu.
Là encore, le temps devient le lieu où se déploie la sanctification de l"homme par le libre accomplissement du commandement reçu, sanctification qui le rend semblable à Dieu le seul saint : "Soyez saints car Je suis saint" (Lv 19, 2). Dès le début, l"homme doit écouter et faire; ainsi remplit-il sa vocation humaine et ouvre-t-il le temps de l"histoire. Dans cette histoire Dieu ne cessera dès lors de se révéler par ce qu"Il fait pour l"homme ; dans cette histoire l"homme ne cessera de découvrir Dieu en accomplissant ce que Dieu lui commande.
Ce qui est ainsi lisible dès cette première page de la Bible est pleinement manifesté lors de la sortie d"Egypte et du don de la Loi.
2. Le don de la Loi.
Dieu, en se révélant, transforme celui à qui Il choisit de se révéler.
C"est cet autre moment décisif de la "révélation biblique" auquel il nous faut réfléchir : celui où Dieu donne ses commandements à son peuple. Nous touchons là un autre domaine de la nature humaine, que l"on appelle communément la "conscience morale". Le don de la Loi au Sinaï reprend dans l"Alliance le commandement donné dès l"origine à l"homme comme lumière pour sa vie. Bien plus, en donnant à Israël la totalité de ses commandements, Dieu déploie la révélation de sa sainteté.
Le caractère historique de la "révélation biblique" en est éclairé à plusieurs titres ; j"en soulignerai deux, m"appuyant sur cette parole du Lévitique que j"ai citée : "Soyez saints car Je suis saint".
- Ces commandements sont donnés à Israël comme une mission de sainteté. Mission particulière ? Certes. Mission exclusive ? Jusqu"à un certain point, puisqu"elle fait d"Israël le peuple sacerdotal. Cette mission le destine à accomplir pour le monde entier, pour l"humanité entière, au long des siècles, l"intercession sacerdotale. On peut dire qu"à l"origine Adam a reçu de Dieu son Créateur la mission d"être le prêtre du monde en "dominant" sur toute la création. Adam devra, pour toute la création, glorifier Dieu, lui rendre grâce, faire sa volonté. Mais par leur péché les hommes se dérobent à cette mission.
En appelant Israël, Dieu institue alors son peuple comme prêtre pour le monde et dans le monde. Ainsi sa singularité est-elle l"instrument du dessein universel de Dieu.
En donnant les commandements, Dieu remet entre les mains de son peuple son dessein de salut qui est la trame cachée de l"histoire des hommes, nommée fort justement " histoire sainte ".
- De cette phrase: "Soyez saints car Je suis saint", on doit aussi conclure que les commandements nous révèlent qui est Dieu, puisqu"Il commande à l"homme d"agir comme Il agit lui-même. Nous pouvons donc légitimement nous demander comment l"accomplissement des commandements permet à l"homme de découvrir Celui qui les lui commande.
Je ne prendrai qu"un exemple : "Tu ne tueras pas". Peut-être paraît-il naïf de poser la question : "Comment Dieu observe-t-il lui-même son propre commandement ?". En tout cas, nous pouvons dire que Dieu donne ce commandement en fonction de ce qu"Il est et de ce qu"Il fait pour l"homme. En effet, Dieu crée, donne la vie. Il n"est pas l"auteur de la mort. Voilà pourquoi Il donne le commandement : " Tu ne tueras pas ". C"est l"homme qui est la cause de la mort en refusant la vie c"est-à-dire l"obéissance à la loi divine. Reste à l"homme de découvrir que veut dire pour lui " donner la vie " en refusant de tuer.
Ainsi, par son agir obéissant à la Loi, le fidèle manifeste dans l"histoire qui est Dieu. Ce caractère historique donne une importance singulière à la dimension morale de la vie des hommes "créés à l"image et à la ressemblance de Dieu". On voit la signification du débat actuel au sujet des questions éthiques ; ce débat, commencé dès l"origine par la fascination de l"Arbre de la connaissance du bien et du mal, demeure sans issue à moins que le chemin ne soit tracé par l"obéissance aux commandements.
La structure de la révélation que je viens d"évoquer est celle de la foi des chrétiens. L"enseignement du Nouveau Testament s"inscrit dans le droit fil de la "révélation biblique". Il suffit d"évoquer ici le Prologue de l"Evangile de Saint Jean qui joint, dans une même méditation, la création du monde, l"œuvre de la Rédemption, la lumière donnée aux hommes par la Parole de Dieu.
Le caractère historique de la foi des chrétiens, telle que l"exprime le Nouveau Testament, est encore rendu plus saisissant par sa tension vers l"achèvement eschatologique de l"histoire qui nourrit son espérance.
La révélation qui s"inscrit dans l"histoire des hommes passe par les choix singuliers des croyants. Elle se déploie dans l"histoire tourmentée de la fidélité de Dieu et de l"infidélité de ceux que Dieu a choisis. Cette histoire révèle une infinie miséricorde, celle qui s"énonce aux oreilles de Moïse quand il demande à Dieu de lui révéler son Nom : " Dieu miséricordieux et bienveillant, lent à la colère, plein de fidélité et de loyauté, qui reste fidèle à des milliers de générations, qui supporte la faute, la révolte et le péché" (Ex 34, 6-7).
Les malentendus sont dès lors inévitables lorsque la révélation historique rencontre les chemins par lesquels les hommes, en raison même du don reçu à la création, recherchent la signification de leur existence et du monde dont ils prennent possession. Ces malentendus innombrables et inépuisables sont d"autant plus tragiques qu"ils ne cessent de tenter ceux-là mêmes que Dieu appelle à être les témoins de son Alliance.
Ceux qui ont reçu la "révélation biblique" ont reconnu et cherchent à reconnaître en toute autre expérience religieuse l"expression par l"homme de sa ressemblance de Dieu dont il est l"image. Mais ils y reconnaissent aussi leur propre résistance à ce que Dieu leur demande et leurs propres tentations d"idolâtrie.
Ils mesurent ainsi leur proximité et leur distance à l"égard des autres religions, assurés cependant, par la foi qui leur a été donnée, que Dieu aime tous les hommes. Il les a créés par amour " car éternel est son amour " (Ps 136).
New York, 28 février 2005