Les seuls moments où ce texte est cité ou médité, c’est lors des enterrements et le 9 Av, date du calendrier hébraïque qui commémore la destruction des deux Temples à Jérusalem. Il s’agit toutefois d’un texte très riche, que les juifs ont judaïsé, les chrétiens ont christianisé, les musulmans ont islamisé et, ajoute Pierre Assouline «les poètes ont poétisé… Nul n’a jamais réussi à en exténuer le sens car il est inépuisable»[1]. C’est donc avec beaucoup d’humilité que je vais tenter de répondre à la question posée, à savoir «L’interprétation juive de l’attitude de Job face a Dieu et face aux hommes».
Pour ce faire, je vais procéder de la façon suivante: 1) résumer brièvement le livre en suivant sa structure qui elle-même ajoute un mystère au livre et au personnage de Job; 2) analyser certains thèmes abordés par Job concernant Dieu et les hommes et déterminer à l’aide des commentaires midrachiques et talmudiques l’interprétation juive de ces éléments; 3) faire ressortir ensuite, le message d’ensemble de ce texte, toujours dans la perspective juive et ce que cela signifie pour le Juif d’avant et d’après la Shoah.
1. Structure
Le livre de Job se compose de 42 chapitres que l’on divise en trois parties:
1) Le prologue. Les chapitres 1 et 2 constituent le Prologue. Dans cette partie, on nous présente Job comme dans un conte d’enfants: «Il était une fois dans le pays d’Outz un homme du nom de Job (Jb 1,1). D’habitude quand il s’agit d’un personnage important qui joue un rôle déterminant dans l’histoire du peuple juif, la Bible donne toute sa généalogie. On connaît le nom de son père, sa profession, le ou les pays où il séjourne et ainsi de suite. De Job on ne sait rien. Carte d’identité, néant; même le pays d’Outz est difficile à déterminer. Par contre le texte l’identifie comme un homme d’une exceptionnelle piété, «un homme intègre et droit, craignant Dieu et évitant le mal», (Jb 1,1) des expressions qu’on associe habituellement aux patriarches. De plus, Dieu le qualifie de «mon serviteur». Job jouit de tous les bienfaits, richesse, enfants, santé, bonne renommée etc. On apprend qu’il est brutalement soumis aux pires épreuves à la suite d’une accusation de Satan qui insinue que si Job est droit, intègre, craignant Dieu et évitant le mal c’est parce que Dieu le comble de ses bienfaits et que dès le moment où Dieu toucherait à ce qu’il possède, Job le renierait (on peut remarquer à ce niveau que le Satan parle de l’avoir alors qu Dieu se refère à son être (droit, intègre etc…). Dieu permet alors au Satan de tester Job en s’attaquant à toutes ses possessions sans toucher à sa personne. On assiste à un complot entre Dieu et le Satan à l’insu de Job. Lorsqu’on annonce à Job la série de catastrophes qui lui ont enlevé simultanément ses enfants et ses biens Job a ce cri: «L’Éternel a donné, l’Éternel a repris, que le nom de l’Éternel soit glorifié.» (Jb 1,21) Ce texte est récité jusqu’à ce jour à chaque enterrement juif pour marquer la résignation face à l’irréparable.
La foi de Job foi reste entière. Dieu a gagné le pari. Satan n’est pas content. Il insinue de nouveau qu’il faut s’attaquer à sa chair pour tester sa foi. Il y en a selon Maïmonide qui arrivent à surmonter leur souffrance quand il s’agit de pertes de biens ou même d’enfants, mais personne «ne supporte les douleurs du corps sans se plaindre et sans blasphémer, soit avec sa langue, soit dans sa pensée» [2]. Dieu laisse donc Satan faire. Job est maintenant malade, démuni de tout, abandonné par tous. Il souffre mais se réfugie dans un mutisme total. Ainsi s’achève le prologue ou la mise en situation.
2) Le corps du livre. La deuxième partie va du chapitre 2 au chapitre 37. C’est le corps même du livre. C’est dans cette partie que Job va s’exprimer contre les hommes et Dieu lui-même. Trois amis rendent visite à Job. Ils constatent sa déchéance et lui adressent des discours au cours desquels ils veulent que Job reconnaisse qu’il est coupable de quelque méfait et que c’est pour cela que Dieu le fait souffrir. Job réfute les arguments de ces «amis» (je reviendrai sur ce mot plus tard). Incapables de le convaincre, les amis se réfugient, eux aussi dans le silence. Un quatrième ami, Élihou les relaie avec les mêmes arguments mais il n’arrive pas non plus à convaincre Job de sa culpabilité. Job continue à clamer son innocence, ne comprend pas la raison d’être de sa souffrance et somme Dieu de se justifier. Pendant tous ces chapitres Dieu garde le silence. Ni Job, ni ses amis ne sont au courant du complot qui s’est ourdi entre le Satan et Dieu et tous pensaient, nous dit Maïmonide que «Dieu avait agi lui-même, sans l’intermédiaire de Satan»[3] .
3) Le dénouement. Les chapitres 38 à 42 constituent la troisième partie, l’épilogue ou le dénouement. Dieu rompt le silence et dans une série d’interventions persuade Job de son insondable grandeur et de sa justice. Job reconnaît avoir parlé avec légèreté et se repent. Dieu le considère toujours comme «son serviteur» et accuse les amis d’avoir mal parlé de lui. Dieu a gagné le pari contre Satan et prodigue de nouveau ses bienfaits à Job. On peut dire que Job est resté «Gros-Jean comme devant» puisqu’il voulait comprendre le mystère de la souffrance du juste, la façon d’agir de Dieu, mais celui-ci est demeuré silencieux sur ce sujet. Sa foi est cependant intacte.
Ce qui, dans le texte, m’a intriguée et a aiguisé ma curiosité est que, dans le prologue comme dans l’épilogue, Dieu ait qualifié Job de «mon serviteur» alors qu’on assiste pendant 36 chapitres sur 42 à la rébellion de Job qui ne ménage ni Dieu ni les hommes. J’y reviendrai plus loin.
La deuxième question qui se pose lorsqu’on voit la structure du livre similaire à celle d’un conte d’enfants est: est-ce que Job a vraiment existé ou est-ce une légende comme beaucoup le prétendent? Le Talmud de Babylone (Baba Bathra 15a et b) rapporte que lors d’une réunion, plusieurs rabbins de renom affirmèrent que Job avait réellement existé mais lui assignaient des temps et des lieux différents. Par contre, un rabbin dont on ne connaît pas le nom, a déclaré lors de cette assemblée que «Job n’a jamais existé et n’a jamais été créé. Ce n’est qu’une parabole»[4] .
Pour Maïmonide, «que Job ait existé ou non, le prologue du livre, je veux dire le discours de Satan, les paroles que Dieu adresse à Satan, Job livré au pouvoir de ce dernier, tout cela, pour tout homme intelligent est indubitablement une parabole» [5]. Ce à quoi Josy Eisenberg, plus près de nous, répond: «Si le livre de Job n’est qu’une parabole exprimant la réalité et l’absurdité de la souffrance humaine, alors il faudrait affirmer fortement que non seulement Job a existé, mais hélas! Qu’il n’a jamais cessé d’exister. Lorsque j’ouvre un journal, j’y lis chaque jour, sous mille formes différentes, le cri de Job: ‘La terre est livrée au pouvoir des méchants et on voile la face des juges’ (Jb 9,24)».[6] Pierre Assouline déclare: «Que Job ait existé ou non…là n’est plus le problème… L’empire inouï du livre de Job sur les hommes durant des siècles suffit à attester de sa présence sur terre, le reste importe peu. La trace l’emporte sur la preuve»[7].
Dans le Talmud, la thèse la plus répandue est que Job vivait du temps de Moïse. Avec Bilham et Yitro, Job était conseiller du Pharaon[8]. Dans l’épisode de la couronne royale, le Midrach (commentaire rabbinique traditionnel) rapporte que lorsque Moïse, enfant, jouait sur les genoux du Pharaon, son grand-père adoptif, il se serait saisi de la couronne royale et l’aurait jetée à terre, ce qui troubla le Pharaon qui consulta ses conseillers: Bilham considéra le geste de l’enfant comme un présage funeste et conseilla de le tuer. Yithro proposa de soumettre l’enfant à une épreuve – choisir entre le feu et l’or – et ce faisant lui sauva la vie. Job, lui, resta silencieux. Ces trois attitudes révèlent que Bilham est mauvais; Yithro est bon et Job est neutre. Ces trois façons d’agir se sont répétées lorsque Moïse, cette fois-ci envoyé de Dieu adresse la requête à Pharaon: «Laisse partir mon peuple». «Laisse-les partir», propose Yithro. «Ne les laisse pas partir» rétorque Bilham. Et Job de nouveau se tait. Or le Midrach condamne sans réserve le silence donc la neutralité de Job[9]. «Celui qui sait et se tait soutient toujours la main du bourreau; il enfonce toujours la victime. Sa neutralité accable l’homme à terre. C’est dire le prix du silence» rappelle Pierre Assouline[10].
Que Job ait existé ou non; mythe ou réalité, ce livre fait partie du canon biblique. Nous allons tâcher d’en faire ressortir le message par l’analyse de quelques thèmes récurrents dans le discours de Job concernant Dieu et les hommes. Mais pour ce faire, il faut préciser d’abord le sens de certains termes employés en hébreu et qui donne un éclairage particulier au texte.
Dans le Prologue l’action se déroule au Ciel avec comme protagonistes Dieu, Satan et les Bneï Élohim que l’on traduit en français par «fils de Dieu». Dans la tradition juive ce ne sont pas vraiment des fils de Dieu au sens où les chrétiens parlent de Jésus comme fils de Dieu; ce sont tout simplement les anges, des fonctionnaires de Dieu. Élohim désigne Dieu – le Dieu de la création: «Béréshit bara Élohim» sont les premiers mots de la Bible, «Au commencement Dieu créa…». Mais lorsque le texte de Job dit: «Un jour les fils de Dieu vinrent se présenter devant l’Éternel» celui-ci est désigné, non par Élohim mais par YHVH, le tétragramme. Il s’agit de Dieu qui s’est révélé à Israël, celui du premier commandement qui s’insère dans l’histoire du peuple juif, c’est YHVH, nom qu’on ne doit pas prononcer en vain. Les Bnéï Élohim sont donc les anges au service du Dieu créateur, le Dieu de la rigueur, de la nature, de la loi; celui qui leur assigne des fonctions particulières. L’ Éternel(YHVH) a une dimension supplémentaire, c’est la loi, la rigueur à laquelle s’ajoute la compassion.
Satan est aussi une fonction au même titre que les anges. Ce n’est certainement pas une personne, ni le diable ni une entité quelconque. Ce n’est pas l’antagoniste ni l’égal de Dieu. Le judaïsme n’accepte pas l’idée d’un monde manichéen partagé entre le Diable et le Bon Dieu. Selon Maïmonide, le mot Satan est dérivé du verbe sata qui veut dire se détourner, s’écarter, «car Satan est indubitablement celui qui détourne des voies de la vérité et qui fait qu’on se perd dans les voies de l’erreur»[11]. C’est le mauvais penchant. Quand tout va bien c’est là que le Satan intervient. Dans le cas de Job, il sème le doute: «Est-ce gratuitement que Job craint Élohim? Ne l’as-tu point entouré d’une haie Lui, sa maison et tout son bien?» (Jb 8,8) Satan est sûr qu’après les souffrances qu’il va lui imposer, Job finira par maudire Dieu.
Puis arrivent les amis. Qui sont ces «amis»? Le terme employé en hébreu est réa, le même mot que l’on retrouve dans Lévitique 19,18 et que l’on traduit généralement par «le prochain» («tu aimeras ton prochain comme toi-même»). En réalité, réa veut dire aussi «autrui», celui qui est autre que toi-même, ce n’est pas ton semblable. Parfois on traduit réa par ami ou compagnon mais n’a pas la même connotation de sentiments que haver ou yedid qui eux veulent vraiment dire «ami» avec tout ce que le mot amitié peut connoter ou suggérer. En outre, le mot réa a la même racine que rah qui veut dire mauvais, méchant, mal. Donc par le choix du mot réa, le texte nous fait un clin d’œil, il attire notre attention et nous met en garde. La relation humaine est autre que celle de la véritable amitié. Il y a lieu de se méfier[12].
Pourtant lorsque ces amis arrivèrent, ils eurent peine à reconnaître Job: «Ils se mirent à pleurer, ils déchirèrent tous trois leur tunique… ils restèrent avec lui, assis à terre, et personne n’osait lui adresser la parole, car ils voyaient à quel point la douleur était accablante» (Jb 2,12-13); mais dès que Job s’est mis à parler, ils ont cherché tour à tour à lui faire avouer une faute cachée. C’est un peu comme la réaction des nations lorsqu’elles ont découvert l’horreur de la Shoah. Elles font preuve de compassion mais ça ne dure pas longtemps.Elle veulent comme les amis de Job rationnaliser le mal, chose devenue très courante dans les média d’aujourd’hui.
2. Analyse thématique
Sorti de son mutisme, Job s’exprime alors sur différents sujets que nous allons analyser: la vie, la mort, la souffrance, le juste qui souffre et le méchant qui prospère, les amis, la justice de Dieu. Je parlerai ensuite du silence de Dieu et de sa réponse à Job. En se basant sur le Midrach et le Talmud, on peut constater que Job agit tantôt en juif, tantôt en païen.
La vie. «Après cela, Job ouvrit la bouche et maudit le jour de sa naissance…» (Jb 3,1). Il maudit le temps. Or maudire le temps est une idée étrangère aux juifs pour qui le temps est sacré parce que c’est l’insertion de Dieu dans l’histoire. Le Chabat mentionné dans les dix commandements c’est la dimension sacrée du temps. Il y en a d’autres. En ce sens Job n’est pas juif. À travers sa propre misère, Job va décrire la vie de «l’homme» (Jb 7,1). En employant le mot Enosh c’est de l’humanité entière qu’il parle «La vie n’est qu’une longue aliénation. Les hommes sont les damnés de la terre, des mercenaires qui aspirent à la paix, des forçats. La vie est transitoire, éphémère. Le temps est vanité, la nuit est peine, le matin on attend le soir et le soir, il y a l’angoisse du lendemain»[13]. Ces réflexions rappellent celles de Moïse dans Deutéronome 28,67. Mais la différence entre Job et Moïse c’est que selon Moïse ceci n’est une malédiction que si on se détourne de la voie de Dieu, tandis que pour Job c’est la condition tragique de l’humanité. Job se trouve ici aux antipodes du judaïsme qui non seulement exalte la vie mais se doit d’agir sur la vie en étant un partenaire de Dieu pour le Tikoun Olam, la réparation du monde.
Job donne ensuite une image de la vie toute différente de celle du judaïsme. Pour lui, la vie est comme un fil courant sur une navette et qui un jour s’achève, s’arrête net faute de «fil», faute d’ «espoir» car le mot employé en hébreu tikva veut dire à la fois fil et espoir: «Mes jours ont couru plus vite que la navette et ils ont cassé, faute de fil» (Jb 7,6). Une fois qu’il n’y a plus de fil, tout est fini à jamais. Job pense que Dieu décrète d’une manière définitive la durée de vie de l’individu: «Tu as fixé la limite qu’il ne franchira pas» (Jb 14,1-2). Dans la tradition juive, «on est moins catégorique et moins pessimiste que Job. On dit que entre Rosh Hashana où Dieu inscrit le temps qu’il nous reste à vivre et Yom Kippour où il scelle son décret, la prière et le repentir peuvent modifier notre destin. Dieu fixe une limite mais il peut la changer. Job, lui, parle comme un fataliste»[14] (en ce sens il est plus musulman que juif). Il y a des exemples dans la Bible tel que celui de Adam qui a donné 70 ans de sa vie pour que David voie le jour.
De plus, Job pense que la mort est une frontière indépassable de la vie, que tout est fini à jamais: «Ainsi qui descend au Chéol ne remonte plus» (Jb 7,9 ); «L’homme se couche et ne se relève plus» (Jb 14,2). C’est une preuve que Job ne croit pas en l’au-delà, ni en la résurrection car si l’au-delà existe le fil ne se rompt pas. Pour Job, ce que l’on fait cesse aussitôt d’exister. Il exprime ainsi la vanité de toute chose. Pour le judaïsme, par contre, chaque acte a un sens. «Une bonne action précipite la venue du Messie, une mauvaise la retarde»[15]. Il y a un lien entre l’action de l’individu et l’univers. L’homme, par ses bonnes actions peut délivrer du mal. Selon le Grand Rabbin de France, Gilles Bernheim «Nous n’avons pas besoin de la grâce mais des œuvres. Nous n’avons pas à effacer le péché, mais à le vaincre»[16]. Seule l’action au quotidien peut le vaincre.
La mort. Après avoir rejeté la vie Job fait l’apologie de la mort: «La tombe est d’abord un lieu de luxe, bien famé. On y fréquente les grands de ce monde – lieu de vacances perpétuelles où les différences sociales sont abolies, où il n’y a plus ni maître ni esclave, ni gardiens, ni prisonniers etc..»[17]. Cette exaltation de la mort n’est rien d’autre évidemment qu’une critique de la vie, un jugement sur l’homme et la société. C’est une manière subtile de dénoncer la vie à cause du comportement social des hommes, l’inégalité, l’injustice etc… Pour les rabbins, aussi, le monde futur est un lieu où sont réparées les injustices qui frappent les mortels.
La souffrance. En ce qui concerne la souffrance, les rabbins admettent qu’elle contribue à la purification parce qu’elle pousse au repentir et à la prière, mais ils sont contre son absurdité et son apparente gratuité. Contre le «souffrez ici-bas, vous serez récompensé là-haut»[18], le Talmud propose le dialogue suivant: «Rabbi Hyyan, fils d’Abba tomba malade. Rabbi Yohanan vint lui rendre visite et lui demanda: ‘Tes souffrances te sont-elles chères?’ Et l’autre de répondre: ‘Ni elles, ni leur récompense!’»[19] La tradition juive s’élève contre la souffrance. À tel point qu’un nazir, qui s’impose des mortificationns comme mode de perfectionnement, est considéré comme un pécheur. La tradition juive exalte la vie, la création a été donnée à l’homme pour qu’il l’assume et non pour qu’il la refuse. La finalité de l’homme n’est ni dans le bonheur ni dans la souffrance, mais dans la recherche de la vérité.
Le juste et l’impie. Une fois que Job a rompu le silence, ses amis prennent tour à tour la parole. Éliphaz insinue que Job est peut-être coupable de quelque méfait: «Il n’y a pas de malheur injustifié. Souviens-toi donc: qui a péri innocent?» (Jb 4,6) Cet argument revient sans cesse. Cette insistance de la part des amis sur la culpabilité de Job qui justifierait sa souffrance est rejetée catégoriquement par le judaïsme qui parle longuement du «juste qui souffre» (Tzadik vé rah lo). C’est dit-on une question qui préoccupait le prophète Moïse et qu’il aurait posée à Dieu au Mont Sinaï. Maïmonide déclarait aussi: «L’homme vertueux et parfait, plein de probité dans ses actions, et qui a le plus grand soin d’éviter les péchés, est pourtant frappé, coup sur coup, de grands malheurs, dans sa fortune, dans ses enfants et dans sa personne, sans l’avoir mérité par un péché quelconque.»[20] Les exemples ne manquent pas sur les justes qui souffrent. C’est une question qui laisse perplexe et qui demeure sans réponse. Pour les sages la réincarnation explique ce mystère. D’autre part le Talmud condamne l’attitude d’Éliphaz car lorsqu’on rend visite à quelqu’un qui souffre, on n’ajoute pas à sa souffrance en insinuant qu’il la mérite.
Les amis. Job accuse ses amis de trahison, d’insensibilité. Ils adoptent un système de pensée qui les oblige à justifier ce qui arrive à Job. Celui-ci les accuse de flatter Dieu, comme s’ils cherchaient à acheter ou à corrompre Dieu. La tradition juive, dans ce cas, est du côté de Job. Elle condamne les propos hypocrites. Le Talmud précise que Dieu rejette quatre catégories de personnes: 1) les menteurs, 2) les calomniateurs, 3) les moqueurs, 4) les flatteurs. Jamais, dit-on, les patriarches et les prophètes n’ont flatté Dieu. Job accuse aussi ses amis de fausser la justice. Leur amitié est un mirage, comme les oasis dans le désert. Pour Job, le coup le plus dur est venu de ses amis. Il se sent abandonné.
La justice de Dieu. Quand Bildad prend la parole sa question est: «Dieu est-il juste ou non?» (Jb 8,1) Job voulait précisément entrer en procès avec Dieu. Vaine tentative répondent les amis. Accuser Dieu est non seulement inutile, c’est absurde parce que Dieu est juste par essence. Job prétend que Dieu est absent, qu’il ne joue aucun rôle dans l’histoire, que peu lui importe l’homme, sa piété ou sa faiblesse. Job pense que l’homme vertueux et l’impie sont égaux devant Dieu qui méprise l’espèce humaine et l’abandonne, l’un et l’autre seront couchés dans la poussière et les vers les couvriront. Autrement dit, Job nie la Providence divine. En outre, il accuse Dieu de le blesser gratuitement.
Ici les Rabbins ne manquent pas de faire une étude comparative entre Abraham et Job. Abraham intercédant pour Sodome s’adresse à Dieu en disant: «Loin de toi une telle chose, de faire mourir le juste avec le méchant» (Gn 18,23). Il parle avec compassion et prie pour les autres. Il n’affirme pas comme Job que Dieu ne fait aucune différence entre les bons et les méchants. Job parle avec colère et ne plaide que pour lui-même. Il pense qu’il n’y a pas de providence personnelle. Il somme Dieu de s’expliquer: «Fais-moi savoir pourquoi tu me cherches querelle.» (Job 3,2). Dans le judaïsme, une telle familiarité est assez rare. C’est l’injustice qui révolte Job persuadé que Dieu a décidé de la moindre de ses souffrances. Il va jusqu’à se demander si Dieu ne le confond pas avec un autre (Job en hébreu c’est iyov même racine que oyev qui veut dire ennemi).
Dans le judaïsme Dieu s’intéresse aux hommes non seulement dans leur totalité mais aussi individuellement. Pour Maïmonide le livre de Job est «une parabole qui a pour but d’exposer les opinions des hommes sur la Providence»[21]. La réincarnation explique les apparentes injustices ou absurdités de l’existence et il y a accord et harmonie entre le créateur et la création. Le Talmud insiste sur l’importance du repentir. Rien n’est définitif, tout peut recommencer.
Silence de Dieu. Job Continue à proclamer son innocence et se plaint du silence de Dieu. Dieu finit par répondre et c’est en raison de cette réponse, selon les commentaires, que le livre de Job fait partie du canon biblique. Cette intervention de Dieu marque la différence entre le judaïsme et la pensée grecque à laquelle semble adhérer Job. Selon la pensée grecque l’homme est frappé par le destin, il est accablé, il souffre et apparemment sans l’avoir mérité. Les dieux agissent et ne se justifient pas. Dans la mythologie grecque l’homme n’a aucune chance. Il est vaincu d’avance. Il est écrasé. L’Islam aussi parle du «mektub», la destinée à laquelle on ne peut échapper. Dans le judaïsme l’homme écrasé peut toujours se relever. Il n’y a ni tragédie, ni fatalité, ni destinée inéluctable. Le repentir aide l’homme à s’améliorer sans cesse. On peut à n’importe quel moment, par le choix de nos actions, échapper au fatalisme implacable.
Réponse de Dieu. «L’Éternel répondit à Job du sein de la tempête» (Jb 38,1). Selon le Talmud, c’est dans la tête de Job que la tempête a éclaté. C’est une voix intérieure que seul Job entend (justifié par l’emploi de l’expression ète-iyov et non el-iyov). Job avait douté de la providence individuelle et Dieu lui répond: «Je m’occupe de chaque cheveu, et je ne m’occuperai pas de chaque homme…?»[22] Dans les chapitres 38 et 39 Dieu passe en revue le monde animal, les saisons, les astres, l’incroyable diversité des forces naturelles, le contrôle qu’il en a, la puissance des bêtes sauvages. Le discours divin valorise la vie. Car elle est bien le but de la création. Il dit à Job en substance: «Sache bien qu’il y a des choses secrètes et contente-toi de savoir qu’elles existent»[23].
Maïmonide explique qu’on ne peut établir une comparaison entre la manière dont Dieu gouverne et la manière dont les hommes gouvernent: «L’idée de la Providence de Dieu n’est pas la même que celle de la nôtre, et l’idée du régime dont les créatures sont l’objet de la part de Dieu n’est pas la même que celle du régime que nous exerçons; ces deux choses respectives ne rentrent pas sous une même définition, comme on le croit par égarement, et n’ont rien de commun que le seul nom, de même que notre action et celle de Dieu ne se ressemblent point et ne rentrent pas sous une même définition»[24]. On appartient à deux régistres différents…
Pour conclure Dieu, à son tour, somme Job de lui répondre et Job répond: «Je me rétracte et me repens sur la poussière et sur la cendre. Je crois en ta justice et je vois bien, maintenant que tu me parles, que l’homme n’est pas écrasé par la transcendance divine.» (Jb 42,6) Puis Dieu s’adresse aux amis. Il dit à Éliphaz: «Ma colère est enflammée contre toi et contre tes deux amis…» (Jb 42,7). Pour Dieu ces amis-là n’étaient pas de vrais amis d’où l’emploi du mot réa comme j’ai expliqué plus haut. Un ami véritable compatit et ne juge pas. Ces amis-là ne partageaient pas la souffrance de Job. Ils lui tenaient des discours officiels, ils étaient de faux frères. Quant à Élihu qui a traité Job de pécheur parce qu’il a osé se rebeller contre Dieu, Dieu le traite avec mépris et ne lui adresse pas la parole. Dieu absout Job et reproche aux amis de parler avec fausseté: «Vous n’avez point parlé de moi avec rectitude comme mon serviteur Job» (Jb 42,7-8).
Job est toujours qualifié de «serviteur» de Dieu car toute sa rébellion n’avait pour but que de comprendre en quoi il était coupable. Il voulait comprendre la justice divine. Toute la démarche de Job, toutes les questions qu’il se pose, sa volonté de comprendre la justice divine, le jugement qu’il porte sur les hommes et Dieu, tout cela se fait au nom de la vérité. Il ne flatte personne, il ne corrompt personne. Il veut comprendre. D’après le Talmud on a le droit de tout dire, même à Dieu. La parole est libre à condition de dire la vérité. Ce n’est pas la liberté d’expression sans limite, c’est la recherche de la vérité. C’est loin de la liberté d’opinion telle qu’on la professe de nos jours et dont se réclament tous ceux qui usent de mensonge, de calomnie, de dérision, de désinformation, de faux et usage de faux intentionnellement ou par ignorance. Seule la recherche de la vérité est libre et permise. Ce qui motive toute la démarche de Job c’est justement la recherche de la vérité, son désir de comprendre les «voies de Dieu». C’est pour cela que Dieu l’appelle «mon serviteur» dans le prologue comme dans l’épilogue. Job n’a donc pas blasphémé. Il reste intègre jusqu’au bout. Dieu a gagné le pari.
3. Job pour le peuple juif
Pour conclure, j’aimerais rappeler ce que représente Job pour le peuple juif d’avant et d’après la Shoah. Pour Maïmonide (1135-1204) le livre de Job n’est rien d’autre qu’une parabole pour démontrer à travers un cas extrême que la Hashgakha Pratit, la providence divine individuelle, que Job mettait en doute, existe bel et bien. Il faut cependant éviter l’erreur de croire que Dieu et les hommes fonctionnent selon le même registre moral. Ce que Job apprend après l’intervention de Dieu c’est la limite du dialogue. Il sait maintenant qu’il ne peut être qu’un partenaire silencieux et il apprend à se taire. Pour le Talmud, Job est certainement le symbole du peuple d’Israël, le «juste souffrant» aux mains des nations mais qui à aucun moment ne perd sa foi en Dieu. Les rabbins quant à eux, nous dit Élie Wiesel, comparent Job à Jérusalem dans une sorte de cantate à trois temps: «Dans un premier temps, Jérusalem est triomphante, à l’instar du Job comblé que nous décrit la Bible; puis il y a Jérusalem vaincue, accablée comme l’est Job éprouvé; enfin, il y a le retour en grâce de Jérusalem, à l’image de la prospérité retrouvée de Job à la fin du livre. Tout comme Jérusalem a pleuré, elle rira»[25].
Après la Shoah les réactions sont nombreuses et variées. Beaucoup de survivants se sont dépêchés de rejeter Dieu, d’autres complètement athées ont découvert Dieu dans les camps. D’autres se sont rebellés mais ont gardé leur foi. Un écrivain, survivant de la Shoah, confie à Pierre Assouline: «Au fond, il avait tout compris, votre cher poète. Les premiers versets de son Livre racontent la solution finale: rafles, ratissages, pogroms, exécutions. Avec la peur en prime»[26]. Pour ce commentateur, «le Juif de l’après-Auschwitz serait le Job des Temps modernes. Il n’a pas abdiqué sa foi malgré la plus terrible des mises à l’épreuve, celle qui l’a vu subir tous les maux de Job et d’autres encore en une unité de temps, de lieu, d’action proprement dramatique: perte de ses biens, perte de ses enfants, perte de son corps, perte de son intégrité, perte de son humanité. Toutes les douleurs en une. Il a tout perdu sauf son âme»[27].
Et finalement, il y a ceux qui comme Claude Viger, affirment que non seulement Job-le-Juif n’a pas perdu son âme, il s’assimile à Jacob: «Jacob, c’est Job qui s’en sort. Car Job, lui, est complice de sa passivité. Il se laisse engraisser puis mettre à mort. Mon Jacob se bat toutes les nuits, c’est-à-dire toute sa vie. Il n’attend pas de recevoir: il conquiert de haute lutte. Il n’attend pas d’être bouffé par les ulcères»[28]. Et Viger de conclure: «Il faut tenir et endurer, non pour durer mais pour devenir»[29]. Job, Jacob, c’est le peuple d’Israël en marche. Malgré toutes les vicissitudes qu’il a subies et continue de subir. Il continuera sa marche jusqu’à la rédemption finale, la victoire du Bien sur le Mal. Selon le Grand Rabbin de France, Gilles Bernheim, une telle espérance ne dispense pas de participer activement à la lutte: «Le peuple le plus persécuté garde constamment l’espérance d’une vie sur terre bonne pour toute l’humanité que l’homme seul peut délivrer du mal et non Dieu»[30].