L’antisémitisme, une plaie à guérir

Le 5 sept. 2003, lors de la quatrième journée européenne de la culture juive, le cardinal Walter Kasper, alors Président du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens et de la Commission pour les relations avec le judaïsme, a proposé cette réflexion sur l’antisémitisme chrétien

L’antisémitisme, une plaie à guérir

Cardinal Walter Kasper

(Le 5 sept. 2003, lors de la quatrième journée européenne de la culture juive, le cardinal Walter Kasper, alors Président du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens et de la Commission pour les relations avec le judaïsme, a proposé cette réflexion sur l’antisémitisme chrétien.)

Le Temple de Jérusalem – du moins jusqu’à sa destruction par les troupes de Titus en l’an 70 – formait, avec le foi des Pères et la Torah, le coeur du judaïsme – sauf pour certains groupes tels que les Esséniens et les Samaritains. Le Temple fut également l’un des lieux de rencontre et de prière des premiers disciples du Ressuscité, tenus en suspicion par les autorités de l’époque, mais estimés du peuple, dont ils partageaient la foi au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, de Sarah et Rebecca, de Rachel et Léa. Tous avaient conscience d’appartenir à l’unique peuple de Dieu avec qui le Très-Haut avait conclu une Alliance en faisant aux Pères une promesse scellée sur le Sinaï après la traversée de la Mer Rouge, une alliance portant l’annonce et l’espoir d’une rédemption, d’un renouveau universels, selon les prédictions messianiques des prophètes.

Le pharisien Gamaliel avait conseillé sagement au Sanhédrin d’éviter tout recours à la force pour réprimer un nouveau mouvement spirituel dont Simon Pierre et Jacques étaient des leaders charismatiques, et qui interprétaient peut-être correctement la tradition juive et l’espoir d’Israël. Un autre pharisien, disciple de Gamaliel, le jeune Saul de Tarse, qui avait persécuté violemment les adeptes de Jésus, a connu une conversion spectaculaire, s’est attaché à l’Évangile et est devenu Paul, l’Apôtre des nations, parcourant les pays méditerranéens et l’empire jusqu’à ce qu’il subisse le martyre à Rome.

Sur le tronc d’Israël, le peuple de Dieu, l’Apôtre a greffé une tige de l’olivier sauvage des nations, et l’Église du Christ a pris forme, lentement, dans un organisme vivant ayant « pour fondations les apôtres et les prophètes » (Ep 2, 20), et déployant les deux branches de l’Église de la circoncision et de l’Église des nations, comme le montre l’admirable mosaïque paléochrétienne de l’église de Sainte-Sabine, sur l’Aventin.

Le corpus des Saintes Écritures – les Écritures juives (la Torah, les Prophètes et les Écrits1), que le canon chrétien a désignées comme l’Ancien Testament, de même que les écrits du Nouveau Testament – témoigne que Dieu n’a jamais renié son Alliance avec le peuple hébraïque (ou « juif ») des douze tribus d’Israël. Certes, ce qui pourrait apparaître comme un particularisme exclusiviste dangereux est contrebalancé, dans les Écritures même, par un messianisme universel à deux volets : à l’interne, dans la tension entre la dispora juive et les juifs vivant en terre d’Israël (Erez Israel), et à l’externe, dans la tension entre le peuple juif (‘am Israel) et tous les peuples appelés à entrer dans la même communion de paix et de rédemption du peuple premier-né de l’Alliance.

L’Église, comme « peuple messianique », ne remplace donc pas Israël, mais se greffe sur Israël, selon l’enseignement de saint Paul, par son attachement à Jésus-Christ, Sauveur du monde, mort et ressuscité; ce rapport forme un lien spirituel profond, unique et incontournable pour les chrétiens. Certes, la notion d’un contraste entre Israël, élu jadis (olim) mais rejeté ensuite par Dieu pour toujours, et l’Église, qui le remplace désormais, a connu une large diffusion pendant près de 20 siècles; mais, en réalité, elle ne constitue pas une vérité de foi, comme en témoignent aussi bien les anciens Credos de l’Église primitive que l’enseignement des grands conciles, notamment le deuxième concile du Vatican (Lumen Gentium, n. 16; Dei Verbum, n. 14-16; Nostra Aetate, n. 4). Par ailleurs, ni Agar ni Ismaël n’ont jamais été rejetés par Dieu, qui a fait d’eux « une grande nation » (Gn 21,18); et Jacob, l’« usurpateur » astucieux, reçoit à la fin le baiser d’Esaü. Le récent document de la Commission Biblique Pontificale, Le Peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne (2001), après avoir reconnu « la surprenante vigueur des liens spirituels qui unissent l"Église du Christ au peuple juif » (n. 85), conclut en affirmant : « Dans le passé, entre le peuple juif et l"Église du Christ Jésus, la rupture a pu parfois sembler complète, à certaines époques et dans certains lieux. À la lumière des Écritures, on voit que cela n"aurait jamais dû arriver. Car une rupture complète entre l"Église et la Synagogue est en contradiction avec l"Écriture Sainte. » (ibid.).

Se situant dans le contexte contemporain, qui ne saurait ignorer l’épouvantable massacre de la Shoah, le cardinal Joseph Ratzinger2, dans la préface de ce document, se demande : « La façon dont le Nouveau Testament lui-même présente les juifs et le peuple juif n"a-t-elle pas contribué à créer une hostilité contre le peuple juif, qui a fourni un appui à l"idéologie de ceux qui voulaient anéantir Israël? » Le document admet honnêtement que plusieurs passages du Nouveau Testament qui formulent des reproches à l’égard des juifs « sont susceptibles de servir de prétexte à l"anti-judaïsme et qu"ils ont effectivement été utilisés en ce sens » ( ibid., n. 87). Quelques années plus tôt, le pape Jean-Paul II lui-même avait déclaré : « En effet, dans le monde chrétien - je ne dis pas de la part de l"Église en tant que telle -, des interprétations erronées et injustes du Nouveau Testament relatives au peuple juif et à sa prétendue culpabilité ont trop longtemps circulé, engendrant des sentiments d"hostilité à l"égard de ce peuple » ( Allocution aux participants d"un colloque sur « Les racines de l"anti-judaïsme en milieu chrétien », 31 oct. 1997, n. 1). Il advint donc que « des sentiments d’anti-judaïsme dans certains milieux chrétiens, ainsi que la divergence qui existait entre l’Église et le peuple juif, ont conduit à une discrimination généralisée » à l’égard des juifs pendant des siècles, notamment dans l’Europe chrétienne ( « Nous nous souvenons » - Une réflexion sur la Shoah  16 mars 1998, n. III, p. 3).

Au dix-neuvième siècle, dans un contexte historique inédit qui favorise le renversement du pouvoir conjoint de l’Église et de l’État, « un anti-judaïsme — essentiellement plus sociologique et politique que religieux — commença à se répandre à divers degrés à travers l’Europe » (ibid., p. 4). Le développement d’un tel sentiment anti-juif, associé à des théories confuses de l’évolution et de la supériorité de la « race aryenne », ont produit ce qu’on a appelé un « antisémitisme » caractérisé par des explosions de violence, des pogroms et la publication de pamphlets anti-juifs, tels que les Protocoles des Sages de Sion. C’est dans un tel état d’esprit, pénétré par le mépris et la haine des juifs, accusés de crimes horribles tels que des homicides rituels, que s’est nouée la tragédie innommable de la Shoah, le plan abominable d’extermination programmé par le gouvernement nazi qui s’est abattu sur les communautés juives d’Europe au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Les prémisses idéologiques de la Shoah, largement divulguées déjà par des ouvrages comme Mein Kampf et Der Mythus des zwanzigste Jahrhunderts (ce dernier a été mis à l’Index), n’ont pas provoqué une levée de boucliers appropriée sur la scène culturelle ou juridique, ni même parmi les communautés chrétiennes, même si certains ont réagi, par ex. G. Semeria, G. Bonomelli ou le jeune A. Bea. Or, malheureusement, entre la fin du 19e siècle et les premières décennies du 20e, des périodiques catholiques de grand renom ont publié des articles teintés d’antisémitisme et « valorisé de façon générale les préjugés anti-juifs; leurs perspectives s’inspiraient de la culture médiévale du mépris, à la source des stéréotypes et de la haine populaire » (J. Willebrands) : une telle attitude offrait donc un contexte favorable à la diffusion de l’antisémitisme moderne. Puisque les racines d’une telle haine sont attribuables à plusieurs égards au christianisme tant occidental qu’oriental, une prise de position commune, oecuménique, s’impose aujourd’hui.

Le document du Vatican : « Nous nous souvenons »  (n. II, p. 3) déclare également : « Le fait que la Shoah ait eu lieu en Europe, c’est-à-dire dans des pays d’antique civilisation chrétienne, soulève la question de la relation entre la persécution de la part des nazis et l’attitude, au fil des siècles, des chrétiens envers les juifs ». Certes, avant et pendant la Shoah, des condamnations, des réactions à l’antisémitisme se sont faites entendre, des voix héroïques ont même affronté le martyre, notamment celle du préfet de Berlin, Bernhard Lichtenberg. Au plan institutionnel, le Saint-Office a condamné l’antisémitisme en 1928, condamnation réitérée par le pape Pie XI en 1938. Mais, dans l’ensemble, « la résistance spirituelle et l’action concrète d’autres chrétiens n’ont pas été celles auxquelles on aurait pu s’attendre de la part de disciples du Christ » (ibid., n. IV, p. 9). Dans ce cas également, et de fait notamment en ce qui a trait à l’antisémitisme et à la Shoah, nous pouvons à juste titre évoquer la nécessité de faire acte de repentance (teshuvà), en posant des gestes exemplaires et concrets pour signifier qu’« en tant que membres de l’Église, nous partageons les péchés comme les mérites de tous ses fils. » (ibid., n. V, p. 2). Le pape a posé un tel geste de repentance à la basilique Saint-Pierre le 12 mars 2000, geste qu’il a scellé le 26 mars au Mur occidental, ou Mur des Lamentations, à Jérusalem. Nous sommes donc tous appelés à partager nos attitudes, nos prières, nos actions intérieures dans la même démarche de conversion et de réconciliation, puisqu’il y va de la nécessité, pour le corps ecclésial, de vivre autant dans ses membres que dans sa tête, et non de poser simplement quelques gestes ayant une haute visibilité, ou même de publier des documents faisant autorité.

Ce premier engagement fondamental, sur le plan spirituel et moral, nous concerne tous en tant que chrétiens, et comporte donc une dimension œcuménique marquée. Une deuxième incidence, d’ordre théologique, tient à la relation profonde, radicale et particulière entre l’Église et le peuple juif, « peuple premier-né de l’Alliance » (liturgie du Vendredi-Saint).

D’une part, ce lien doit susciter en nous un respect et un amour du peuple juif et, d’autre part, il nous permet de voir dans l’antisémitisme une autre dimension, outre celle du racisme et de la discrimination religieuse, que l’antisémitisme partage avec d’autres formes de haine ethnique, culturelle ou religieuse, comme l’affirme le document « L´Église face au racisme, pour une société plus fraternelle », (Conseil pontifical Justice et Paix, 3 novembre 1988, I, n. 153). Il n’y a pas que les dimensions culturelles, sociales, politiques ou idéologiques, et, plus généralement, la dimension « séculière » de l’antisémitisme qui doivent nous préoccuper, mais aussi un aspect particulier, déjà condamné fermement en 1928 par le Siège apostolique qui définissait l’antisémitisme comme « la haine envers le peuple jadis élu par Dieu » (« odium adversus populum olim a Deo electum », AAS XX/1928, p. 103-104). Aujourd’hui, 75 ans plus tard, nous ne remplacerions qu’un mot de cette déclaration, soit le mot « jadis » (« olim ») : ce changement est important, puisqu’en reconnaissant la permanence intemporelle de l’Alliance entre Dieu et son peuple, Israël, nous serons en mesure de redécouvrir en retour, avec nos frères juifs, l’universalité irrévocable de la vocation à servir l’humanité dans la paix et la justice, jusqu’à la venue définitive de son royaume. C’est ce que le Souverain Pontife nous a recommandés également dans son exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Europa du 28 juin 2003, où il a rappelé l’importance de « prendre une plus vive conscience du rapport qui lie l"Église au peuple juif et du rôle singulier d"Israël dans l"histoire du salut » (n. 56). Le pape Jean-Paul II poursuit, soulignant qu’« il faut reconnaître les racines communes qui existent entre le christianisme et le peuple juif, appelé par Dieu à une alliance qui reste irrévocable (cf. Rm 11, 29), puisqu"elle est parvenue à sa plénitude définitive dans le Christ. Il est donc nécessaire de favoriser le dialogue avec le judaïsme, sachant qu"il est d"une importance fondamentale pour la conscience chrétienne de soi et pour le dépassement des divisions entre les Églises » (ibid.). Le dialogue et la collaboration entre chrétiens et juifs supposent « entre autres, que ‘l"on se souvienne de la part que les fils de l"Église ont pu avoir dans la naissance et dans la diffusion d"une telle attitude antisémite au cours de l"histoire, et que l"on en demande pardon à Dieu, favorisant de toutes les manières possibles les rencontres de réconciliation et d"amitié avec les fils d"Israël’ » (ibid.). Dans cet esprit de fraternité retrouvée, un nouveau printemps peut fleurir pour l’Église et pour le monde, où le cœur se tournera de Rome vers Jérusalem et le pays des Pères, de sorte qu’une paix juste et durable puisse rapidement germer pour toute l’humanité et s’épanouir telle une bannière dressée au milieu des peuples.

Notes

 

  1. En hébreu Torah, Nevi"im, Ketuvim, d’où l’acronyme TaNaK.
  2. Devenu depuis le pape Benoît XVI [n.d.e.].
  3. Texte disponible dans l’édition anglaise de L’Osservatore Romano,13 février 1989, p. 7.