La Shoah, Mémorial de Sang refondateur des droits de l’homme

Selon Martin Poéti, la Solution finale (Endlösung) représente un moment charnière dans l'histoire contemporaine, une rupture de civilisation, un point de basculement à partir duquel il est possible de jeter un regard neuf sur l’expérience de l’homme en modernité. Il résume ici l'essentiel de sa réflexion.

Dans la thèse de doctorat que j'ai soutenue à l’Université de Montréal en septembre 2010, j'ai reconstitué la généalogie spirituelle et intellectuelle du judéocide et j'ai analysé les forces à l’œuvre qui l’ont rendu possible, notamment le phénomène de la sécularisation. Ce dévoilement pointe vers un problème de civilisation, une fracture spirituelle qui caractérise l’Occident depuis au moins les Lumières. Mon analyse suggère que la Shoah est porteuse d’un projet de refondation de la modernité politique: il s'agit d'une occasion historique que la génération actuelle se doit de saisir.

La sécularisation a ouvert la voie au judéocide

En détournant l’homme européen de sa tradition judéo-chrétienne, la sécularisation est un processus historique spirituellement violent qui a coupé l’humanité de la source vivifiante du sens en la laissant en proie à des angoisses métaphysiques. Abandonné à lui-même, et ne pouvant trouver en lui les sources alimentant son besoin naturel de donner un sens à son existence, l’homme moderne s’est tourné vers des objets alternatifs susceptibles de combler son mal-être intérieur. En provoquant l’effondrement de la chrétienté avec l’avènement d’une nouvelle anthropologie enfermée dans l’immanence, la sécularisation a créé un vide existentiel dans lequel de nouvelles idéologies néo-païennes se sont engouffrées comme religions politiques substitutives .

La sécularisation a épuisé dans la conscience européenne le sens transcendant de la personne humaine. La Shoah a consacré cette dissolution dans la déchéance absolue et la déshumanisation la plus achevée. L’Holocauste illustre la défiguration de l’homme qui advient lorsque celui-ci se détache de Dieu pour adhérer aux vaines illusions d’une autonomie coupée de la transcendance. Elle rend témoignage de ce qu’il advient de l’homme lorsqu’il croit pouvoir fonder sa dignité sur un socle autre que Dieu.

La tentative d’éradication physique du peuple juif au XXe siècle s’inscrit dans la logique et le prolongement conséquent du mouvement historique d’athéisation des cultures européennes enclenché aux siècles précédents. Derrière le judéocide se profile une intention pleinement consciente et clairement affirmée de «déjudaïser l’Europe», c’est-à-dire d’extirper l’héritage moral et historique du continent que les juifs ont ensemencé et fertilisé depuis plus de deux millénaires: la liquidation du Dieu juif par l’élimination du peuple juif. Les nazis ont ciblé les juifs parce qu’ils seraient porteurs de la présence de Dieu en ce monde, du monothéisme, du Décalogue et de la conception anthropologique biblique. La persécution nazie contre Israël est une guerre idéologique et métaphysique, un microcosme dramatique, une concentration amplifiée de l’affrontement historique entre le sécularisme et la tradition judéo-chrétienne, lequel constitue la ligne de fracture principale en Occident depuis les Lumières, voire depuis la Renaissance.

Reprenant à son compte certaines des analyses nietzschéennes tout en les radicalisant et en les déformant, le nazisme a imputé à la tradition judéo-chrétienne d’avoir engendré la modernité, source présumée de tous les maux sociaux et de la décadence qui affligeait l’Allemagne depuis son entrée au XIXe siècle dans l’ère séculière et industrielle. La modernité a été comprise par les partisans du Troisième Reich comme un projet diabolique juif pour détruire l’Allemagne. C’est au niveau de ce choc gigantesque et brutal entre deux visions du monde (Weltanschauung) radicalement opposées, entre le patrimoine spirituel et intellectuel juif à la source de la tradition occidentale classique et l’idéologie néo-païenne du national-socialisme comme religion politique substitutive à caractère messianique, que l’on peut saisir la véritable nature et la juste portée de l’enjeu spirituel de l’Holocauste.

Le nazisme était composé d’éléments nostalgiques contre-révolutionnaires de droite; mais il était tout autant un mouvement de gauche dans sa quête d’un ordre nouveau, sa volonté radicale de table rase, son aspiration organiciste et sa fermeture à la transcendance. Au caractère hybride du nazisme par rapport à la modernité correspond la symbolique duale d’Israël. Les juifs se sont retrouvés coincés dans le conflit opposant la modernité et l’antimodernité. Ils ont fusionné contre eux l’opposition aux éléments modernes de la droite et de la gauche, tels que le capitalisme et le communisme.

Trois interprétations de la modernité

Il y a de fait trois modernités rivales en Occident, c’est-à-dire trois lectures distinctes des droits de la personne, trois paradigmes incarnés respectivement par les États-Unis (1776), la France (1789) et le Concile Vatican II (1965). Ces trois modernités se distinguent par un fondement et une interprétation divergents des droits de l’homme qui découlent d’une articulation différente du spirituel et du temporel.

On pense souvent la modernité comme si elle n’existait que sous une seule forme. Il en résulte un amalgame qui conduit à des confusions notamment entre les deux rives de l’Atlantique ou entre partisans et adversaires de la tradition judéo-chrétienne. Dans la thèse je me suis efforcé de clarifier le débat en précisant les concepts clés, tels que modernité, libéralisme, laïcité, sécularisation, etc.

L’enjeu est important. Il en va de la crédibilité et de la recevabilité même de la pensée des droits de la personne au sein des cultures du Moyen-Orient, d’Asie ou d’Afrique. En effet, ces droits sont discrédités, aux yeux des civilisations non-occidentales, parce qu’ils sont associés à l’individualisme occidental et à une modernité fermée à la transcendance.  

Une refondation transcendante des droits de l’homme

Dans la mesure où le judéocide procède d’une négation de l’élection d’Israël et d’une volonté d’éradication du Décalogue, attesté par les écrits et discours des nazis eux-mêmes que par leurs actes, les six millions de juifs sont morts en martyrs, c’est-à-dire en raison de leur appartenance à la Maison d’Israël. L’élection étant visée dans le projet génocidaire, la Shoah peut être qualifiée de «moment dans l’histoire du Salut», porteur d’un message moral en lien avec le contenu de la Révélation qui interpelle avec force et urgence la conscience moderne.

Négation du Sinaï et de l’Imago Dei, l’Holocauste lance un avertissement à tous ceux qui aspirent à élaborer une Cité sans Dieu, loin des commandements divins. La Shoah comme «plaies de lumière» montre ce qu’il advient d’une humanité éloignée de Dieu. Auschwitz s’élève de la terre comme un cri vers le Ciel pour rappeler le caractère transcendant de la personne humaine, sans laquelle celle-ci perd sa dignité. Elle démasque l’imposture qui prétend que la liberté et la dignité de l’homme nécessitent la disparition de Dieu, que l’individu et la société peuvent s’émanciper de tout horizon transcendant. La chair du XXe siècle constitue le démenti le plus affirmé d’une telle assertion. Écrite dans des lettres de sang, enracinée dans l’histoire des hommes, en plein milieu de l’Europe à la recherche de son identité et de son unité, l’Holocauste rend témoignage de la nécessité d’un fondement transcendant pour asseoir les droits fondamentaux.

La Shoah est exemplaire des malheurs qui guettent toute société lorsqu’elle tente de construire une humanité sur une éthique qui est coupée de sa référence à Dieu et qui nie le caractère sacré de l’être humain. "Après la Shoah, la question se pose plus que jamais: comment et sur quel socle inébranlable fonder la dignité de l’homme?  Qu’est-ce que l’homme?"[1]

Au terme du processus de sécularisation, l’Holocauste est le moment où la conscience morale universelle est interpellée. Dans un sursaut de lucidité spirituelle, elle peut percevoir que la cause de ce drame est la disparition progressive du sens sacré de l’être humain. En conséquence, elle est convoquée à réfléchir aux fondements sur lesquels elle peut établir les droits de la personne humaine.

Auschwitz devient alors à la fois le Mémorial préfigurateur d’une modernité différente de celle qui s’enracine dans le sécularisme, et une mise en garde contre une réactualisation du drame de l’Holocauste, homocide parce que déicide. La Shoah synthétise cette révolution anthropologique de déracinement spirituel et transcendant de la personne humaine de l’ère moderne, celle de la "déRévélation".

L’Holocauste génère ainsi une critique lucide des apories de la modernité issue des Lumières conduisant à un renouvellement de la pensée théologique et politique, une invitation à refonder les droits fondamentaux dans une perspective transcendante. Mémorial de Sang refondateur des droits de la personne, l'Holocauste montre en creux la pertinence de l’enracinement de la dignité de l’être humain dans l’anthropologie biblique. Les six millions de "défigurés" de l’Holocauste sont l’image inversée de l’Homme créé à la ressemblance de Dieu au sixième jour.

Après l’Antiquité gréco-romaine, le Moyen Âge chrétien et la modernité autonomisme, la Shoah constitue le moment fondateur d’une ère historique qui ouvre la voie à une sortie des impasses conceptuelles et culturelles de la postmodernité actuelle. Mémorial de la dignité de la personne humaine, l’Holocauste pose les fondements d'un nouvel horizon civilisationnel; il pointe vers un nouveau départ possible pour le projet de la modernité. L'expérience génocidaire n'invalide pas la modernité, elle ne la discrédite pas, mais la relance sur des bases spirituelles nouvelles. Cette refondation des droits fondamentaux amorce la résolution de la crise historique qui oppose depuis près de deux siècles en Europe les droits de l'homme et la transcendance, Dieu et la liberté. Ce modèle est susceptible d’inspirer des civilisations non occidentales en quête d’une modernité respectueuse de leur altérité culturelle et compatible avec la foi religieuse.

Le rôle des religions dans la modernité     

Cette refondation transcendante des droits fondamentaux vise à renforcer la liberté de conscience et de religion - tout autant celle des croyants que des incroyants, des chrétiens comme celle des musulmans – et à garantir solidement les droits fondamentaux, et donc à assurer la pluralité sociale et la diversité religieuse– en reconnaissant que les religions peuvent également jouer un rôle public important à l’époque moderne.

On évoque fréquemment les guerres de religion pour invalider la prétention des religions à jouer un rôle dans la sphère publique. Le religieux serait un élément d'intolérance, de fanatisme ou un facteur militant d'homogénéité sociale. J’estime au contraire que la transcendance, dans la perspective de la troisième modernité issue de la Shoah, fonde un droit à l'autonomie et à la diversité. Le renversement de paradigme est complet. Autrement dit, il n'est pas nécessaire de sortir du religieux pour asseoir la concorde de la Cité et fonder une société pluraliste. Le religieux peut être d'un recours aussi légitime que la raison. L'un et l'autre se renforcent mutuellement au lieu de s'annuler. En ce sens, la Shoah constitue une réponse non seulement aux Lumières sécularistes, mais tout autant aux guerres confessionnelles : elle propose une autre façon de penser la religion et la raison  -  la première en justifiant la diversité et la seconde en s'élevant jusqu'à la transcendance.

Dans la seconde partie de la thèse, j’examine diverses articulations du temporel et du spirituel en Occident dans la sphère politique, notamment dans une comparaison entre les modèles américain et français issus des deux Révolutions. L’analyse des faits invalide la prétention selon laquelle le laïcisme ou la laïcité exclusivement immanente apporterait de meilleures garanties de concorde sociale, de diversité, de tolérance et de protection aux droits de l’homme qu’une interprétation religieuse. Je démontre également qu’une modernité se fondant en partie sur la religion est non seulement légitime pour les sociétés qui en font démocratiquement le choix comme les États-Unis ou la Pologne, mais que l’expérience historique du XXe siècle leur donne raison.

À mon avis, une refondation exclusivement politique des droits n’épuise pas la mise en garde éthique de la Shoah. En effet, la proclamation d’une Charte des droits fondamentaux n’aura aucune valeur si elle ne s’enracine pas dans la culture. La modernité post-Holocauste ne peut s’imposer par la contrainte étatique; elle doit trouver son expression et son assise au sein de la vie intellectuelle, culturelle et ecclésiale. Cette nouvelle modernité a donc au moins quatre dimensions : politique, ecclésiale, culturelle et intellectuelle.

Vers une nouvelle modernité

En conclusion, je propose de comprendre l’extermination hitlérienne (1941-1945), la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et le Concile Vatican II (1962-1965) comme les trois piliers d’une nouvelle modernité, située au-delà des paradigmes américain (1776) et français (1789). En effet, deux décennies à peine séparent l’Holocauste et la tenue du Second Concile du Vatican II. Entre ces deux événements historiques s’insère la Déclaration universelle des droits de l’homme.  Ces trois moments forts dans l’histoire de l’humanité s’inscrivent dans une logique commune d’interdépendance et s’éclairent  mutuellement.

La Déclaration universelle des droits de la personne, adoptée au terme de la Seconde Guerre mondiale, est la proclamation officielle d’une nouvelle conscience de la communauté internationale alertée par l’avilissement sans précédent de la personne lors de la Seconde Guerre mondiale. Auschwitz en en est le témoignage charnel et l’assise historique, tandis que le Second Concile du Vatican en développe la justification philosophique que théologique. Adossés à la Shoah, les documents conciliaires Gaudium et Spes et Dignitatis Humanae Personae prennent une dimension nouvelle. L’expérience historique du siècle de l’Holocauste donne à l’enseignement du concile un relief et une profondeur d’une luminosité pénétrante. La Shoah, la Déclaration universelle des droits de la personne et le concile Vatican II constituent une trilogie de référence pour toute compréhension crédible des droits fondamentaux.

L’Occident n’est donc pas voué irrémédiablement à la sécularisation. Le christianisme n’est pas incompatible avec la modernité. En se réconciliant, la modernité et la tradition judéo-chrétienne pourraient assurer leur consolidation mutuelle. Ce n’est même qu’à cette condition, à mon sens, que la modernité assurera sa pérennité.

La réconciliation de l’Occident avec lui-même

Refonder les droits de l’homme sur une interprétation transcendante issue de la tradition judéo-chrétienne, c’est, je crois, refermer le schisme spirituel ouvert par la Révolution de 1789. C’est réconcilier l’Église et les Lumières par-delà la Shoah et permettre à la culture occidentale de retrouver sa dimension spirituelle.

 

[1] Jean Dujardin, L’Église catholique et le peuple juif. Un autre regard, Paris, Calmann-Lévy, 2003, p. 86.

Remarques de l’éditeur

* Martin Poëti, Ph. D., est actuellement Directeur de cours au Centre-École des aumôniers des Forces armées canadiennes. Le texte intégral de sa thèse est disponible à l’adresse suivante:

https://papyrus.bib.umontreal.ca/jspui/bitstream/1866/4783/2/Poeti_Martin_2011_these.pdf