La philanthropie - juste donner?

Les super-riches donnent chaque année des milliards aux pauvres. Mais le lien de respect mutuel entre celui qui donne et celui qui reçoit a été perdu. L’auteur d’un nouveau livre affirme que la philanthropie sans partenariat rabaisse et amoindri à la fois le donateur et le bénéficiaire.

 

La charité chrétienne est plus que de la simple philanthropie, a déclaré le pape François dans un discours à l’Angélus le mois dernier, en prélude à l’affirmation que la charité chrétienne implique de «regarder les autres à travers les yeux de Jésus lui-même» - et, en même temps, de «voir Jésus dans le visage des pauvres». Mais qu’est-ce que le Pape entendait exactement par «simple philanthropie»?

En vérité, il n’y a rien de simple. Aujourd’hui, la philanthropie est communément considérée comme le fait pour une personne riche de donner une grande somme d’argent à une bonne cause. Mais au cours des deux derniers millénaires et plus, elle a été, selon les cas, une question d’honneur, une injonction religieuse, un mécanisme de contrôle politique, un véhicule d’activisme moral, une expression d’intérêt personnel éclairé, un façon d’assurer le bien commun ou l’épanouissement personnel, une forme de manipulation ploutocratique.

Chez les anciens Grecs, qui ont inventé le mot comme un composé de deux racines –phílos, qui signifie quelque chose qu’on chérit, et ánthropos, un être humain– la philanthropie était principalement considérée comme un moyen de renforcer les relations sociales. Les Romains la voyaient en partie comme un investissement politique visant à acheter les faveurs du peuple. Ceux qui donnaient de l’argent –pour des temples, des bains publics, des routes ou des aqueducs–- érigeaient souvent une pierre portant l’inscription DSPF ou de sua pecunia fecit, qui signifie «Fait avec son propre argent». Des penseurs de plus haut niveau, tels qu’Aristote, insistaient sur le fait que le but était d’améliorer le caractère moral de celui qui donnait, bien qu’il ait suggéré qu’il devait également tenir compte des besoins du bénéficiaire.

Ce qui a changé le modèle gréco-romain, c’est l’arrivée du monothéisme. Le judaïsme constituait une démocratisation radicale des cultures des anciens. Cela a été résumé dans le premier livre de la Bible hébraïque où Adam et Ève, monsieur et madame tout le monde, sont considérés comme créés à l’image de Dieu. Donner n’était plus seulement une question de relations sociales, c’était un écho humain de la générosité de Dieu envers l’humanité. Donner, c’est imiter Dieu. Ce n’est peut-être pas une coïncidence si, tout au long de l’histoire de la philanthropie, les Juifs ont toujours été des donateurs généreux.

Le christianisme a façonné son héritage philanthropique à partir d’une fusion de la pensée des Grecs, des Romains et des Juifs. Pour les chrétiens, le don a été associé à l’idée qu’aider ceux qui sont dans le besoin, c’est aider le Christ lui-même: «Ce que tu fais pour les plus petits, tu le fais pour moi.» Cette perspective christologique était au cœur de la compréhension médiévale de ce que c’était que d’être catholique. L’Église primitive insistait pour que ceux qui possèdent des richesses acquièrent également le devoir de les utiliser au profit des autres. Des influences sociales et théologiques ont été exercées à cet égard, puisque la plupart des premiers chrétiens étaient issus des couches inférieures de la société. La communauté prenait ses repas en commun et gardait ses fonds dans une caisse commune en attendant le retour du Christ, qu’elle croyait imminent. Le contexte communautaire hérité du judaïsme s’est intensifié.

Le statut des pauvres a également été transformé. À Rome, les pauvres étaient un groupe qui devait être exploité et apaisé. Les Juifs les avaient considérés comme des malheureux ayant besoin d’aide. Mais les chrétiens voyaient les pauvres comme un reflet de l’incarnation de Dieu. Les premiers Pères de l’Église, comme Clément d’Alexandrie, ont commencé à parler des «pieux pauvres et des méchants riches». Les évêques sont devenus les philanthropes officiels de l’Église, chargés d’institutionnaliser le système chrétien d’aumône. Il s’agit d’une innovation contre-culturelle qui rompt le lien entre le don et le mécénat chez les Grecs et les Romains.

L’un des grands exemples de ce nouveau style d’évêque, Basile de Césarée, a insisté sur le fait que le don n’était plus seulement une question d’honneur, de statut, de devoir civique ou d’émulation de la générosité de Dieu. C’était une question de justice. L’aumône, décrétée par Ambroise, évêque de Milan au quatrième siècle, pouvait être rédemptrice. Tout cela devait jeter les bases d’un millénaire de charité catholique.

La philosophie de la philanthropie s’est développée sur une longue période entre le cinquième et le quinzième siècle. L’économie était en plein essor et, à la renaissance du douzième siècle, les penseurs ont dû trouver des moyens de concilier la simplicité radicale du christianisme primitif avec une économie sociale et politique en rapide évolution.

Nombre des questions qu’ils ont soulevées sont encore d’actualité dans les débats sur la philanthropie aujourd’hui. Vers 1140, Gratien, un moine de Bologne, a recueilli et systématisé l’héritage chrétien. Il a réuni les enseignements de Clément, Basile, Ambroise et d’autres Pères de l’Église avec les canons des grands conciles de l’Église et les décrets des papes. Ce fut important pour l’histoire de la philanthropie de deux façons. Premièrement, cela a jeté les bases de la distinction entre les pauvres méritants et les pauvres non méritants, qui allait devenir un thème majeur dans l’histoire de la philanthropie. Ensuite, cela a développé ce que les théologiens médiévaux ont appelé la doctrine du Corps Mystique du Christ, selon laquelle tous les croyants –qu’ils soient riches ou pauvres– étaient reliés d’une manière cosmique à Dieu et les uns aux autres dans un corps spirituel ayant le Christ à sa tête.

Cela signifiait que, malgré toutes les lacunes matérielles évidentes de la société féodale pour les gens ordinaires, le don n’était pas simplement le don d’argent ou de biens matériels des riches aux pauvres. Il renforçait une relation entre le donateur et le bénéficiaire qui était spirituelle, réciproque, communautaire et inclusive. La charité ne se contente pas d’aider le donateur à trouver son salut personnel  elle favorise également l’harmonie sociale, la cohésion sociale, la paix et l’ordre.

L’Islam et le Judaïsme, à cette époque, en sont arrivés à peu près à la même idée. Les penseurs musulmans affirmaient que «la générosité ne consiste pas seulement à donner de l’argent qu’on a en surplus, mais plutôt à partager avec les pauvres». Le grand penseur juif médiéval, Maïmonide, a créé une hiérarchie du don à huit degrés, dont le plus élevé était l’aide à l’autosuffisance, créant de la même manière une relation entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent, de manière à renforcer l’estime de soi des marginaux. Pour les chrétiens, la veuve était considérée comme «l’autel de Dieu». Dans cette tradition médiévale, il y avait une appréciation des relations de respect mutuel. Elle établissait une intimité entre celui qui donne et celui qui reçoit, qui s’est perdue dans la philanthropie d’aujourd’hui.

Dans mon livre, Philanthropy: From Aristotle to Zuckerberg [La philanthropie: d’Aristote à Zuckerberg], je retrace le développement de deux traditions parallèles dans le don. La première est centrée sur la philanthropie en tant que mécanisme de contrôle. Ce fil conducteur va du mécénat romain, en passant par les lois élisabéthaines sur les pauvres et la moralisation caritative victorienne, pour resurgir aujourd’hui dans le «philanthrocapitalisme» dans lequel les super-riches veulent imposer des solutions commerciales de haut en bas à ce qu’ils considèrent comme des problèmes sociaux.

L’autre tradition est issue du sens de la communauté monothéiste hébraïque et passe par la charité chrétienne médiévale, l’altruisme des Lumières, les philanthropes agitateurs comme William Wilberforce et les idéalistes quakers chocolatiers comme George Cadbury et Joseph Rowntree, qui insistaient pour que leurs méthodes commerciales soient modifiées par leur philanthropie plutôt que l’inverse. Elle resurgit aujourd’hui avec ces philanthropes modernes qui recherchent de véritables partenariats avec ceux auxquels ils donnent.

On estime généralement que ces deux traditions se sont séparées au seizième siècle. Toutes les grandes histoires de la philanthropie, jusqu’à présent, ont répété sans critique, l’idée lancée par la propagande protestante a cherché à traduire mille ans de philanthropie chrétienne –en prétendant que la charité médiévale était désordonnée et intéressée parce que les catholiques ne donnaient aux pauvres que pour échapper au Purgatoire. Tout a changé, affirmaient-ils, avec la Réforme, qui a permis à la philanthropie de devenir efficace, scientifique et moderne.

Ce n’est pas vrai. L’aumône rédemptrice –l’idée que donner peut effacer le péché– qui est entrée dans la pensée juive vers le deuxième siècle de notre ère et qui est évidente dans la théologie chrétienne à partir du quatrième siècle, n’était pas une corruption catholique inspirée du Purgatoire médiéval, comme le prétendaient les réformateurs protestants. En fait, les théologiens médiévaux insistaient sur le fait que l’aumône n’était pas une façon d’acheter le salut à bon marché, mais plutôt, à la suite d’Aristote, une façon de transformer le caractère même du pécheur.

Plus important encore peut-être, je montre que le grand changement dans le modèle de don est intervenu cent ans avant la Réforme, déclenchée par les changements sociaux et économiques qui ont suivi la peste noire[1]. Nombre de réformes par lesquelles les laïcs ont repris au clergé le contrôle de la charité étaient en place dans les villes européennes bien avant que Martin Luther n’appose ses thèses à la porte de l’église du château de Wittenberg –et elles se sont poursuivies à un rythme soutenu dans les villes catholiques et protestantes dans les décennies qui ont suivi. C’est le mercantilisme, l’urbanisation et les premières manifestations du capitalisme –qui ont favorisé l’idée que les gens étaient riches ou pauvres parce qu’ils le méritaient– qui ont commencé à changer de manière décisive les attitudes des riches envers les pauvres. Et cela devait conduire, par la suite, au développement d’une relation biaisée entre le donateur et le bénéficiaire dans la philanthropie anglo-saxonne.

La philanthropie doit redécouvrir quelque chose du lien spirituel entre le donateur et le bénéficiaire qui a caractérisé un millier d’années de charité médiévale –et traiter les pauvres non seulement avec plus de respect, mais aussi comme des partenaires et des agents de leur propre destin. Les philanthrocapitalistes tels que Bill Gates, formés à la nécessité de l’hyper-efficacité, proclament fièrement que leur don est une «philanthropie stratégique». Mais cela doit être associé à ce que j’appelle la «philanthropie réciproque», si l’on veut que les dons importants jouent leur rôle dans le façonnement de notre monde post-pandémique.

Le pape François dit quelque chose de similaire dans Evangelii Gaudium, lorsqu’il parle de la nécessité pour nous d’affirmer les valeurs humaines face à un système de marché qui est devenu une «économie d’exclusion et d’inégalité». Pour lui –comme pour le pape Jean-Paul II lorsqu’il parle de solidarité (Sollicitudo rei socialis) ou Benoît XVI lorsqu’il souligne que «l’amour s’avérera toujours nécessaire, même dans la société la plus juste» (Deus caritas est)– la philanthropie doit être une force humanisante dans laquelle le donateur reconnaît la pleine humanité du bénéficiaire d’une manière que ni la bureaucratie impersonnelle de l’État ni l’impitoyable efficacité du marché ne peuvent faire.

Lorsqu’on donne à un mendiant, a déclaré un jour le pape François à un magazine de rue de Milan, «ce n’est pas une bonne chose de se contenter de jeter quelques pièces» sans même regarder la personne. «Le geste est important (...) il faut le regarder dans les yeux et lui toucher les mains. Lancer l’argent sans regarder dans les yeux, ce n’est pas le geste d’un chrétien. La charité ne consiste pas à se décharger de son propre sentiment de culpabilité, mais c’est un toucher, un regard sur une misère qu’on a en soi». Le pape utilise ici un langage religieux pour exprimer la même idée que celle qui est incarnée dans un langage laïque plus inclusif dans la philanthropie réciproque –la compréhension que chaque don doit lier le donateur et le bénéficiaire dans une relation qui implique également l’ensemble de la communauté.

Ailleurs, François a démontré qu’il comprenait parfaitement qu’il n’y a rien de simple dans la philanthropie. En lançant une conférence du Vatican intitulée «Impact Investing for the Poor» en 2014, le Pape a déclaré que l’idée que les philanthropes et les fondations caritatives puissent investir dans un projet qui fait du bien à la société et leur rapporte également un profit «reconnaît le lien ultime entre le profit et la solidarité, le cercle vertueux existant entre le profit et le don».

Il est allé plus loin, ajoutant: «Les chrétiens sont appelés à redécouvrir, expérimenter et proclamer à tous cette unité précieuse et primordiale entre le profit et la solidarité». Grâce à l’investissement social, les catholiques peuvent contribuer à promouvoir le développement économique et social nécessaire pour satisfaire les besoins fondamentaux dans les domaines de l’agriculture, de l’accès à l’eau potable, du logement, des soins de santé primaires et des services éducatifs. Les investissements à impact social des institutions catholiques s’élèvent aujourd’hui à environ 1 milliard de dollars. C’est un exemple classique de la manière dont la stratégie et la philanthropie de réciprocité peuvent se conjuguer pour rendre le monde meilleur.

[1] [NDLR] Au milieu du quatorzième siècle.

Remarques de l’éditeur

Paul Vallely est écrivain et consultant en matière de religion, de développement international et d’éthique des affaires. Son livre Philanthropy: From Aristotle to Zuckerberg a été publié par Bloomsbury Continuum en septembre 2020.

Source: The Tablet 19 septembre 2020. Utilisé avec permission et traduit par Jean Duhaime pour Relations judéo-chrétiennes.