La Liberté d'Expression et le Blasphème

Résumé d’exposés présentés au congrès du Conseil international des Chrétiens et des Juifs le 3 juillet 2013 à Aix-en-Provence[1].


 

Liberté d’expression, blasphème et incitation à la haine

Par JEAN DUHAIME

En présentant le thème du congrès de 2013, Olivier Rota nous invite à considérer « les relations réciproques des religions et de la société profane ». La question de la liberté d’expression et du blasphème se situe précisément à cette interface.

Une des formulations bien connue du concept de liberté d’expression est celle de la  Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 (art. 19) : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit. » Un autre document des Nations Unies, Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966, art. 19) précise cependant que l’exercice de ce droit peut « être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires: a) Au respect des droits ou de la réputation d'autrui; b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. »

La notion de blasphème provient de la sphère religieuse. Même si la définition du blasphème varie selon les religions, on l’associe généralement « la moquerie diffamatoire, l’insulte, la calomnie ou la malédiction proférée contre une divinité par des paroles, des écrits ou des actions »[2]. La notion peut s’étendre plus largement et l’histoire des religions démontre que pratiquement toute forme d’offense envers la religion peut être considérée comme un blasphème à un moment ou l’autre et être punie, par les autorités religieuses ou civiles, de peines plus ou moins sévères, pouvant aller jusqu’à la mort.

La tension entre la liberté d’expression et le blasphème s’est avivée la fin des années 1980 dans plusieurs pays pour diverses raisons, notamment à cause de la pluralité plus évidente et de l’affirmation plus forte des religions et des convictions. La publication de la nouvelle de Salman Rushdie, Les versets sataniques (1988), celle de caricatures du prophète de l’Islam dans des médias européens et d’autres incidents du même genre, les accusations de blasphème portées contre des personnes appartenant à des minorités religieuses dans certains pays à majorité musulmane, ont ravivé cette tension et provoqué un débat, toujours en cours, sur les limites de la liberté d’expression et sur l’opportunité de réprimer par des mesures légales ce qui est considéré comme blasphématoire ou diffamatoire par un ou des  groupes religieux.

Dans ce contexte, j’aimerais attirer l’attention sur quelques documents récents. En 2010, la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) a publié un important rapport dans un ouvrage intitulé Blasphemy, insult and hatred : finding answers in a democratic society[3].  Au terme de son examen attentif et d’une réflexion sur la législation européenne sur la blasphème, la diffamation religieuse et l’incitation à la haine religieuse, la Commission recommande à la fois des sanctions criminelles, rigoureusement encadrées, contre l’incitation à la haine, incluant la haine religieuse, et l’abolition des lois sur le blasphème encore en vigueur dans quelques États européens, bien que généralement peu ou pas appliquées (par. 89).

Les conclusions de cette commission européenne rejoignent les propositions présentées par un groupe d’experts suite à plusieurs ateliers de travail organisés par le Haut- Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies. Le Plan d’action de Rabat, adopté en octobre 2012, réaffirme la nécessité de promouvoir à la fois la liberté de religion et la liberté d’expression (par. 10), tout en combattant l’incitation à la haine (par. 14). Il suggère fortement aux États qui ont des lois sur le blasphème de les abolir et d’adopter plutôt « des lois exhaustives contre la discrimination qui incluent des mesures préventives et punitives pour combattre efficacement l’incitation à la haine » (par. 19).

Dans son Rapport du 24 décembre 2012 au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Heiner Bielefeldt, Rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction, recommande aux États de « mettre en œuvre le Plan d’action de Rabat sur l’interdiction de l’appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence. […] Les États devraient promulguer des lois qui protègent les membres des minorités religieuses ou de conviction, en ayant une compréhension claire du statut normatif universel de la liberté de pensée, de conscience, de religion et de conviction, droit fondamental qui touche à la fois les personnes, les communautés et les infrastructures, ainsi que les dimensions privées et publiques de la religion et de la conviction (par. 63-64).

Mais le Rapporteur souligne également que, par respect pour la liberté de religion ou de conviction, « les États devraient abroger toutes les dispositions du droit pénal qui sanctionnent l’apostasie, le blasphème et le prosélytisme car elles peuvent empêcher des personnes appartenant à des minorités religieuses ou de conviction d’exercer pleinement leur liberté de religion ou de conviction (par. 66).

Ces nouveaux développements nous invitent à approfondir la réflexion sur le rapport entre la liberté d’expression, chère aux sociétés démocratiques contemporaines, et la notion de blasphème héritée des traditions religieuses, mais aussi à l’élargir à la notion d’incitation à la haine, introduite dans la discussion. Nous sommes également conviés à chercher comment, dans nos sociétés pluralistes actuelles, nous pourrions contribuer à promouvoir concrètement non seulement la liberté de religion et d’expression, mais aussi la communication, le dialogue le respect et l’estime entre les personnes et groupes de religions ou de convictions différentes.


Liberté et blasphème. Chassé-croisé centré sur le Monde européen et le Monde arabe (1980-2010)[4]

Par DOMINIQUE AVON, Université du Maine

Dans un milieu européen où, depuis le XVIIIe siècle, l’accusation de « blasphème » a eu tendance à être effacée sans jamais complètement disparaître, la fatwa de l’ayatollah Khomeiny appelant au meurtre de l’écrivain Salman Rushdie pour son roman Les Versets sataniques, a provoqué un électrochoc en 1989. Sous protection pendant des années, l’auteur du roman a échappé à la mort mais, pour cette « affaire » ou pour d’autres, des écrivains, essayistes et personnalités des milieux de l’édition payèrent de leur vie certains propos. Durant la même période, la législation pénalisant les atteintes à la « religion » et aux « bonnes mœurs » fut renforcée au sein des Etats affiliés à l’Organisation de coopération islamique (OCI) et, plus rarement, au-dehors.

Les attitudes ou discours mis sur le compte de différences culturelles essentialisées ou de rapports de domination invariants doivent être analysés. Les mouvements spontanés sont rares dans le champ concerné. Le choix des interdits posés sur des termes, des figures ou des espaces sacralisés résulte d’une activité consciente et convergente de responsables religieux.

A titre d’exemple, pour ce qui concerne la langue arabe, le texte coranique, les récits relatifs au prophète de l’islam et à son entourage, la recherche historique et philologique n’est pas libre, aujourd’hui, dans la quasi-totalité des Etats arabes majoritairement musulmans. Les ‘ulûm al-dîn [« sciences religieuses »] sont enseignées dans des facultés spécifiques, sans lien significatif avec les sciences humaines et sociales : un savoir considéré comme exempt d’éléments exogènes est ainsi transmis dans l’enseignement à destination des enfants et des adolescents. Il est aussi porté par les médias étatiques et nombre de relais privés, sur internet notamment.

La crise internationale liée à la publication de « caricatures » de Muhammad, en 2005-2006, provoquant plusieurs centaines de victimes et l’intervention directe de chefs d’Etat, comme la manière dont les médias écrits ou audiovisuels ont rendu compte des événements, ont pu donner le sentiment qu’un affrontement entre « Orient » et « Occident » se jouait. Cette représentation binaire est portée par des universitaires, chercheurs, journalistes ou hommes de religion défendant une dimension culturelle de la liberté et dénonçant les diverses formes d’agression marquées du sceau d’un néo-colonialisme portant atteinte à l’identité « arabo-musulmane » ou d’un athéisme portant atteinte aux valeurs religieuses. Mais elle est contestée, y compris dans les Etats à référent religieux, par les partisans d’une dimension universelle de la liberté appliquée à chaque citoyen et non d’abord à une communauté. Dans le champ des pratiques et des discours, donc, le tableau doit mettre en évidence des situations apparemment paradoxales : ici, un citoyen britannique réclamant la pénalisation du « blasphème » et, là, un citoyen jordanien appelant à la suppression des contraintes en matière d’expression.

Au plan juridique international, en revanche, la scène est plus tranchée après une phase de flottement. Face aux responsables de l’OCI très engagés dans la promotion de « droits de Dieu » ou de « droits des religions », leurs homologues de l’Union européenne ont, au tournant des années 2010, élaboré des lignes directrices qui rappellent les articles 18 et 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : ils dénoncent les « appels à la haine », mais ils ignorent toute référence au « blasphème » et au « dénigrement des religions » ; ils entendent défendre la liberté d’expression et le respect des croyants, mais non le respect des croyances en tant que tel.


Blasphème et laïcité – perspective juive

Par LILIANE VANA[5]

La position du judaïsme à l'égard du blasphème trouve ses fondements dans les textes bibliques et talmudiques. Elle a connu une évolution au fil des siècles. La question s'étend à de nombreux domaines du système religieux juif. On examinera un aspect précis, celui de la « Profanation du Nom divin », qui pourrait, dans le judaïsme, être l’équivalent du blasphème.

Où et comment peut-on tracer la frontière entre blasphème et critique, entre blasphème et liberté d’expression? Comment peut-on ou doit-on ménager les susceptibilités religieuses? Quel est le rôle du droit dans ce genre de conflit? Un autre aspect de la question est le suivant: si la laïcité protège les citoyens dans leur liberté d’expression, les protège-t-elle aussi dans leur liberté d’expression religieuse?

Pour les juifs, « La loi du pays, c’est la loi » (Dina de malkhuta dina). La loi du pays doit être appliquée, sauf quelques rares exceptions. Selon l’interprétation juive de la Bible, il existe aussi une sorte de Torah de base pour l’humanité entière, incluant Israël: ce sont les lois données à Noé ou « lois noachides ». Le Talmud en compte sept dont une porte sur le blasphème. L’interdiction du blasphème concerne toute l’humanité en vertu de la première alliance que Dieu a scellée avec elle en Noé (Gn 9).

En hébreu, pour parler du blasphème, on emploie habituellement un euphémisme, la « bénédiction du Nom [de Dieu] » (birkhat ha-Chem), et plus rarement la « malédiction du Nom » (hilloul ha-Chem). Mais le vocabulaire biblique, puis rabbinique, a aussi d'autres termes pour dire « maudire, injurier, diffamer, profaner » etc. le nom divin.

La Torah réprime l’injure faite à Dieu, mais aussi à ses parents, aux dirigeants politiques, au tribunal, etc. On trouve par exemple en Ex 22,27 : « Ne maudis point Élohim et ne maudit point le chef de ton peuple ». La loi rabbinique a tiré de ce verset plusieurs prohibitions dont celle de maudire Dieu, mais aussi un magistrat, un chef politique – ce qui est considéré comme une atteinte à la dignité du représentant de « l’État ». Il est aussi interdit de profaner le nom divin par un comportement immoral.

La loi rabbinique exprime ainsi l'importance qu'elle attache au respect de l’autorité judiciaire et politique, une condition nécessaire au bon fonctionnement de la société. Ses pouvoirs sont les garants du lien social, de l’ordre social et de la concorde sociale. C’est aussi pourquoi les juifs prient pour les pays où ils résident et pour leurs dirigeants.

Le blasphème n'est donc pas seulement une question religieuse, mais aussi civile. Dans nos démocraties, le droit n’est pas insensible à cette notion, puisque la diffamation ou l’outrage peuvent être considérés comme des délits passibles de répression. Ainsi, un décret promulgué en 2010 par le Garde des Sceaux punit l’outrage au drapeau tricolore, un blasphème envers un symbole de la République.

La question du blasphème est souvent mise en rapport avec la liberté de conscience et la liberté de critiquer. Aujourd’hui, en Europe, dans nos sociétés sécularisées où il n’y a plus de religion dominante, il n’existe presque plus de lois condamnant le blasphème. Mais il y en a encore dans le monde. Récemment encore l’observateur du Saint-Siège auprès de l’ONU à Genève, critiquait vivement la loi pakistanaise sur le blasphème, qu’il considère comme inacceptable du point de vue du droit international[6].

Le véritable problème n’est pas tant le blasphème, que la manière de le situer. Aujourd’hui, c’est l’individu, le citoyen ou le croyant, qu’on essaie de protéger, et non plus la croyance. Les croyances sont perdues dans la « forêt » des droits de l’individu. L’individualisation de la société porte préjudice aux intérêts des groupes sociaux. Il devient nécessaire de réfléchir sur le rapport entre les droits de l’individu et les droits des groupes sociaux, les droits et les valeurs, religieuses ou non, de la société.

Par ailleurs, le blasphème ne scandalise plus que les croyants et encore, pas tous au sein d’une même religion. Il paraît impératif d’élaborer des normes communes qui protègent non seulement les croyants, mais aussi la croyance. Récemment, un évêque belge suggérait que la prière est le seul moyen que les chrétiens devraient employer pour réagir au blasphème. Mais cela ne revient-il pas aller dans le sens des dérives d’une société où tout est toléré au nom de la liberté d’expression?


Le blasphème et sa punition selon l’islam

par MUSTAFA BAIG[7]

Le blasphème est l’objet d’opinions diverses et d’un grand débat dans le monde musulman aujourd’hui. Le Coran, en fait, ne mentionne pas le blasphème au sens exact où nous l’entendons aujourd’hui. Il y a toutefois des versets coraniques qui parlent d’insultes faites à Dieu ou à ses Messagers, par exemple: « Oui, ceux qui offensent (ou parlent méchamment) d’Allah et de son messager, Allah les a maudits en ce monde et dans l’au-delà et il leur a préparé une punition dégradante» (Sourate 33, verset 57).

Cela peut indiquer que le péché qui consiste à faire des déclarations offensantes à propos de Dieu et de son Messager tombent dans la catégorie des «droits de Dieu» – la loi islamique distingue entre des transgressions contre le droit de Dieu et d’autres contre les droits de l’homme ; la loi punit ces dernières, tandis que les premières sont laissées à la punition ou à la grâce de Dieu (mais il peut aussi y avoir une combinaison des deux).

Se moquer du prophète n’est pas seulement interdit : pour l’islam, quiconque maudit ou se moque de n’importe quel prophète devient un incroyant. Le Coran interdit aussi de se moquer des idoles et des faux dieux des païens. Ainsi, ceux qui insultent les autres religions manquent de respect aux enseignements de leur propre religion.

Des juristes sunnites disent que l’injure ou le fait de jurer par le nom des deux premiers califes de l’Islam, Abu Baker et Omar, rendent quelqu’un apostat (cela vise un chiisme extrême) mais les théologiens disent que cela n’exclut pas quelqu’un du sein de l’islam.

Aucune punition n’a été prescrite pour l’insulte à Dieu et à ses Messagers dans le Coran. Cela a amené certains musulmans des temps modernes à dire que l’application des lois sur le blasphème dans les pays musulmans était le produit d’une influence occidentale corruptrice puisque le blasphème était puni en Occident. Ironiquement, c’est aujourd’hui l’Occident qui est le plus critique vis-à-vis des lois anti-blasphème des pays musulmans où, par contre, l’influence occidentale a entraîné non pas la libéralisation des attitudes, mais au contraire une application rigoureuse de la loi et la limitation de la « liberté d’expression » (l’expression étant utilisée ici de manière sarcastique). Ceci n’est cependant pas exact car la loi islamique, au cours de son histoire, a prescrit des punitions pour l’insulte envers la religion.

On peut aussi trouver un mot qui ressemble à blasphème, tajdif, la deuxième forme de la racine ja-da- fa. Il n’est pas utilisé dans le Coran et certains auteurs modernes (qu’on peut dire libéraux) disent que c’est une invention de l’arable moderne pour utiliser un mot qui signifie blasphème. Cependant, ce mot a été employé dans la littérature islamique ancienne et le hadith (tradition prophétique) pour signifier le déni ou le refus de reconnaître, le fait d’être ingrat en général ou vis-à-vis des bontés et des bénédictions de Dieu. Le Prophète Mohamed dit, selon une tradition, que le tajdif est le pire des péchés. Selon l’arabisant du XVIIème siècle Jacob Golius (professeur de Descartes), c’est bien de blasphème qu’il s’agit ici, cela correspondant à la racine hébraïque ga-da-fa, également dans la deuxième forme ; mais c’est peut-être passé dans l’hébreu depuis l’arabe, ce qui ne nous avance guère.

Puisque le Coran ne prévoit pas de punition, les érudits musulmans sont partagés sur la punition appropriée. Selon l’école hanafite, la plus grande des quatre écoles juridiques de l’Islam, celle qui a donné la loi appliquée dans presque chaque empire islamique au cours de l’histoire, le blasphème équivaut à l’apostasie. Si un musulman insulte Dieu ou son Prophète, il devient non-musulman, et l’apostasie peut être punie de mort (s’il s’agit d’un mâle et sous certaines réserves).

Mais, selon les hanafites, l’apostasie ne fait pas partie des fautes de type hadd. Les fautes de type hadd (pl. hudud) sont ces actes ou “droits de Dieu” pour lesquels Dieu a indiqué les limites du comportement acceptable ; des sanctions fixes sont prévues contre quiconque les transgresse (quoique dans le cas de la consommation d’alcool, il y a quelques variantes).

Étant donné que le blasphémateur est exclu de l’appartenance à l’Islam en raison de son acte blasphématoire, un non-musulman ne peut pas recevoir la même sanction : puisqu’il est déjà en dehors de l’Islam, sa faute ne change pas son statut de croyant en non-croyant. Les juristes affirment qu’un blasphème commis par un non-musulman ne violera pas son statut de personne protégée (dhimma), statut en vertu duquel un gouvernement musulman a la responsabilité de protéger la vie et la propriété des sujets non-musulmans. Le fautif ne peut donc pas être mis à mort, du moins selon l’école hanafite. Un non-musulman qui contrevient à la loi islamique est frappé d’une sanction laissée à la discrétion de l’autorité musulmane (ta’zir). De nombreux juristes soutiennent toutefois que le repentir n’est pas suffisant parce que le blasphème étant à la fois un péché et un crime, le crime doit être puni.

Il est à noter que d’autres écoles considèrent l’apostasie comme une faute passible des sanctions de type hadd, mais ils font une distinction entre l’apostasie et le blasphème, du moins dans leur façon de concevoir le péché.

Le premier principe qu’il faut donc retenir de mes propos est que la punition pour un blasphème ne peut pas s’appliquer aux non-musulmans (selon l’école dominante, dont la position peut être partagée par les autres). Ce principe peut être appliqué, par exemple, dans les cas où, en Europe ou dans le monde musulman, des musulmans ont été terriblement choqués par des non-musulmans qui insultaient le Prophète.

En outre, il est nécessaire que soit en place une autorité détenant le pouvoir exécutoire (nifaaz). Cela n’existe pas dans les territoires non-musulmans. Il n’est donc pas question que les lois islamiques concernant le blasphème soient appliquées ici en Occident. Voilà un deuxième point.

Ceci m’amène à un troisième point. Il y a un consensus parmi les quatre écoles de jurisprudence islamique à l’effet que les musulmans ne sont pas autorisés à violer les lois des pays où ils vivent. En entrant dans un pays non-musulman pacifique (musta’min), ils sont liés par un contrat moral (‘ahd) en vertu duquel ils obéissent aux lois du pays où ils vivent. Il n’est donc pas question non plus, dans des pays non-musulmans, d’appliquer les lois islamiques concernant le blasphème à quiconque et encore moins aux non-musulmans.

Ce sont ces principes qui aident les musulmans à gérer leurs croyances religieuses et les prescriptions de leur loi dans une société séculière non-musulmane.

 

[1] L’enregistrement vidéo de cette table-ronde est disponible sur le site du Conseil international des Chrétiens et des juifs : http://www.iccj.org/Conference-2013.4291.0.html

[2] Herman L. Beck, "Blasphemy," dans Religion past & present : encyclopedia of theology and religion (Hans Dieter Betz, dir.; Leiden ; Boston: Brill, 2007), p. 119.

[3] Commission européenne pour la démocratie par le droit, Blasphemy, insult and hatred : finding answers in a democratic society. Strasbourg: Council of Europe Pub., 2010.

[4] Le texte intégral de l’exposé de Dominique Avon est disponible sur le site du Conseil international des Chrétiens et des Juifs : /fileadmin/files/pdf/201307191221540.Wednesday-Plenary1-Dominique-Avon-2-frz.pdf

[5] Résumé par Jean Duhaime.

[6] Propos rapportés par l’agence Apic le 9 sept. 2012 (http://www.cath.ch/detail/mgr-tomasi-condamne-la-loi-pakistanaise-sur-le-blasphème).

[7] Résumé traduit par Danièle Martin et Danielle Vergniol et revu par Jean Duhaime.

 

Remarques de l’éditeur

Dominique Avon. Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université du Maine (Le Mans) et enseignant à Sciences Po (Paris), Dominique Avon coordonne la communauté HEMED (Histoire euro-méditerranéenne). Il est membre du laboratoire CERHIO (Centre de Recherches Historiques de l’Ouest - UMR 6258). Derniers ouvrages parus : Hezbollah : A History of the ’Party of God’ (avec A.-T. Khatchadourian, Harvard University Press, 2012) ; De l’Atlas à l’Orient musulman (dir. avec Alain Messaoudi, Paris, Karthala, 2011); Gamâl al-Bannâ. L'islam, la liberté, la laïcité (avec Amin Elias), Paris, L'Harmattan, 2013.

Liliane Vana. Docteur en science des religions, Spécialiste en droit hébraïque, Talmudiste et Philologue. Elle enseigne à Institut d’études du judaïsme (Institut Martin Buber) de l’Université Libre de Bruxelles et au Département des Sciences de l'Antiquité de l’Université de Liège. Elle est l'auteur de plusieurs articles et est très engagée dans la défense des femmes juives selon le droit talmudique.

Mustafa Baig. Chercheur invité à l’Institut d’Études Arabes et Islamiques de l’Université d’Exeter. Le Dr Baig a été chargé d’enseignement à l’Université de Manchester où il a aussi complété sa thèse doctorale. Ses principaux intérêts de recherche portent sur la jurisprudence islamique dans des contextes non-islamiques, les discours modernes ou modernistes sur les musulmans en situation minoritaire. Il est également membre du comité de direction du Forum Abrahamique international.