« La Laïcité, une chance ou un défi pour les religions? »

Le thème de la conférence d’Aix-en-Provence (« La Laïcité, une chance ou un défi pour les religions? ») m’intriguait. Au printemps de 2013, lors d’une conférence sur la religion et le discours public au Canada, tenue à l’Université McGill, à Montréal, on a demandé aux participants de réfléchir à la façon dont nous pouvons combler le « fossé de la laïcité ». Les deux thèmes semblent suggérer que le fossé est infranchissable entre ceux pour qui la religion doit être absente de l’espace public et d’autres qui encouragent les gens à exprimer leurs valeurs religieuses dans l’espace public.

Je me demande s’il faut vraiment accepter une telle dichotomie.  Le policier qui m’a guidée vers mon autocar le jour du Tour de France manifestait très probablement la bonté que lui avait inculquée sa mère catholique.  Le directeur d’école publique dont l’établissement interdit aux étudiants le port de symboles religieux fréquente l’église le dimanche.  Mais il est vrai que le fossé, s’il en est un, entre les purs et durs de la laïcité et les fondamentalistes religieux ne fait que se creuser de jour en jour. 

La conférence du Conseil International des Chrétiens et des Juifs (CICJ) a pourtant apporté des éclairages nouveaux sur l’ensemble de ces réflexions. La rencontre d’Aix-en-Provence, placée sous le signe de l’écoute, de l’accueil d’idées nouvelles, de l’affrontement de défis inédits et surtout de l’exploitation des occasions de nouer de nouveaux liens d’amitié, a été un véritable temps de grâce.

Différentes cultures y étaient représentées, offrant une intéressante et stimulante variété de perceptions chez les participants. Si j’avais revu mon histoire de France avant de partir, je n’aurais pas été surprise d’entendre Mgr Claude Dagens dire que les catholiques en France se sont toujours sentis menacés par l’État. À l’encontre des tenants de la laïcité, Mgr Dagens, qui est membre de la prestigieuse Académie française, estime que la société occidentale a été affaiblie par l’abandon de la foi en Dieu. Tout ce qui reste, c’est la nostalgie du sens de l’appartenance à une communauté, la nostalgie de la participation à la foi des générations passées et le désir de prendre part à l’histoire.  À son avis, le laïcisme et le relativisme tuent la religion.

Son répondant, le rabbin Haim Korsia, grand rabbin et aumônier des Forces armées de la France, s’est montré plus optimiste. Puisque la laïcité met toutes les religions dans une même case, elle crée l’occasion d’un échange de connaissances et d’un tissage de liens d’amitié entre les religions, un fait inédit dans l’histoire.  Pour lui, les croyants ne sont pas inadéquats face à la modernité, car « la foi nous oblige à suivre les commandements de Dieu,  qui nous demande de travailler à l’amélioration de la société ». Le rabbin a ajouté qu’il est important de bien définir la laïcité, puisqu’il faut prendre en compte les actions posées de concert par l’État séculier et les croyants.

Dans ce contexte de dénonciation des méfaits de la laïcité à l’égard de la religion, j’étais curieuse de ce qui m’attendait à un atelier intitulé « Israël est-il un État laïque? ». Dans une salle remplie à craquer, Raymond Cohen, diplômé de Harvard et professeur de relations internationales à l’Université hébraïque de Jérusalem, ouvre la séance en faisant quelques observations sur le statut du mariage civil en Israël.  En fait, même si l’État reconnaît les mariages civils célébrés dans d’autres pays, aucun mariage civil n’est célébré en Israël.  Cela tient au fait que selon la loi, seuls les rabbins orthodoxes sont autorisés à présider des cérémonies de mariage. Il n’y a donc pas non plus de mariages interconfessionnels.  Les gens dans la salle ont commencé à relever d’autres anomalies causées par l’opposition entre les valeurs d’un État démocratique laïque et celles de l’orthodoxie religieuse : les femmes n’ont pas le droit de s’asseoir sur les sièges avant dans les autobus, les hommes et les femmes doivent être séparés dans les activités publiques, telles le visionnement d’un film documentaire. Les gens à l’atelier s’accordaient à dire que le pays fonctionnait comme un État laïque d’après l’Âge des Lumières,  avec cette particularité qu’il honorait les règles du Sabbat.

L’atelier suivant pour moi était celui intitulé « Parcours nouveaux : recadrer le propos historique israélien en Amérique du Nord », avec Peter Pettit, professeur d’études religieuses au Muhlenberg Lutheran College de Pennsylvanie.  Celui-ci a commencé par demander : « Que racontez-vous aux gens quand vous revenez d’Israël? » Les réponses des participants montraient bien l’ignorance des chrétiens à propos de ses dossiers importants : la Shoah, la loi du retour, le conflit israélo-palestinien, la signification mystique du territoire. Il a recommandé que toute personne qui s’intéresse à Israël se serve des documents d’information internes du peuple juif ou suive des cours semblables à ceux offerts par son collège.

C’est en référence à ces sujets que le professeur Cohen a intitulé sa conférence plénière « La promesse, le territoire et l’espoir », où il a montré brillamment comment la Terre sainte est sainte non pas seulement pour les disciples de Jésus, mais pour l’ensemble des Juifs.  Citant le texte biblique dans lequel Dieu promet la terre d’Israël à Abraham, le professeur Cohen a expliqué que ce patrimoine éternel, transmis et sanctifié par chaque génération, est le référentiel de tous les efforts du peuple juif. Par la suite il s’est mis à exposer le développement de la pensée sioniste, à partir de l’écrivain révisionniste né à Odessa, Vladimir Jabotinski, qui après la Première Guerre mondiale a proposé aux Britaniques la formation d’une Légion juive qui aiderait à la création d’une future patrie du peuple juif. J’ai rarement pu entendre, à l’extérieur de la communauté juive, un exposé aussi clair de l’évolution de la pensée sioniste, particulièrement des idées du rabbin Tsevi Yehouda Kook, fils du rabbin Abraham Isaac Hacohen Kook.

Deux idéologies sionistes s’affrontent à notre époque : celle des révisionnistes du Likoud et celle des Travaillistes sionistes. Pour ces deux courants de pensée, la notion de territoire demeure centrale. C’est cette conviction qui force les Juifs à travailler la terre, à construire et à s’établir sur le territoire, et à développer leur culture sur ce territoire. Cette forte conviction de la sainteté de la Terre d’Israël, selon le professeur Cohen, complique la réalisation du projet de deux États séparés.

La question la plus intéressante abordée durant la conférence était peut-être : La modernité peut-elle survivre sans la religion?  Gilles Bourquin – docteur en théologie de l’Université de Lausanne et rédacteur responsable  de La Vie Protestante, publiée à Berne, en Suisse, - m’a convaincue que la modernité a probablement besoin de la religion, sinon, contre quoi réagirait-elle?  Selon lui, « nous devons admettre que ces deux sphères se recoupent inévitablement et qu’une influence religieuse s’exerce toujours dans la sphère séculière. » Il ajoute que cette sphère est habituellement multiculturelle, une perspective rassurante pour une personne vivant dans la société multiculturelle du Canada.  Il estime également que le processus de sécularisation peut modifier la pensée de nos communautés de croyants, « en leur injectant une mentalité libérale qui bouscule certains aspects des orthodoxies traditionnelles ».  Mais l’inverse ne serait-il pas vrai? Certains aspects de la mentalité croyante ne peuvent-ils pas bousculer les orthodoxies politiques également?

Il était fascinant de voir que la plupart des conférenciers semblaient se situer dans la perspective de l’élite culturelle de leur pays. Peu d’entre eux avaient des observations à formuler sur les immigrants, sur le processus d’intégration ou sur le besoin qu’ont les immigrants de s’attacher à leur identité originaire avant de s’assimiler dans la société d’accueil.  Pourtant, l’immigration en provenance de pays non européens est source de tensions en France, en Allemagne, au R.-U. au Danemark, de même que dans la province de Québec au Canada.  Je pense également que la peur qu’ont les immigrants de perdre leur identité dans les contextes étrangers où ils cherchent leurs repères doit être prise en compte lorsqu’il est question d’accommodement. Il y a aussi la crainte du bagage culturel que le nouvel immigrant apporte dans la société d’accueil.  On ne s’est pas penché suffisamment sur la question des droits des femmes ou sur les actions que peuvent poser les religions établies pour les personnes victimes d’abus.  Ces sujets possiblement litigieux, de même que le rôle de la religion dans le développement de la société postcommuniste, seraient des questions intéressantes à explorer à l’avenir.

CICJ, l’occasion de rencontres sociales

Les conférences et les ateliers ont sans doute constitué la partie la plus importante du programme, mais chaque participant(e) voulait aussi profiter de l’occasion pour socialiser. Chaque jour, pendant trois jours, nous avons pris le déjeuner ensemble dans notre hôtel et avons été conduits ensemble en autobus vers l’ancien séminaire catholique, La Baume, où nous avons assisté aux conférences, pris le diner et les pauses-café.  Il y avait là des gens de plusieurs pays : Hollande, Danemark, Suède, France, Pologne, Italie, Royaume-Uni, Allemagne, Autriche, États-Unis, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande – une vingtaine de pays en tout. Il était très plaisant de parler à tant de personnes intelligentes, créatives, intéressantes et de découvrir à quel point nous partagions les mêmes préoccupations. 

Mais au deuxième jour j’ai arrêté de passer d’une table à l’autre et j’ai été adoptée par un groupe d’hommes et de femmes très agréables et très perspicaces, venant pour la plupart du Royaume-Uni. Par leur tranquille assurance, on voyait que ces gens étaient trop occupés à vivre leur foi pour discourir à son sujet. Dans ce groupe, je participais à des conversations faciles, animées, agréables et significatives. Nous parlions de patrimoine, d’identité, d’assimilation, de la place de la religion dans l’éducation, de l’attitude des religions structurées face à la femme, du fondamentalisme, de la famille, de ce qui nous semblait manquer dans la société, de ce qui nous avait incités à participer à la conférence.

J’ai gardé un souvenir particulièrement heureux d’un déjeuner pris avec Avril, une belle jeune femme de Jérusalem.  Cela s’est passé le dernier jour de la conférence. La prise de conscience opérée durant la conférence favorisait un échange franc de points de vue sur les questions existentielles. Quand nous avons découvert que nos familles avaient connu des parcours de souffrances, de persécutions et de disparitions similaires, nous n’étions plus que deux femmes, une Juive et une Canadienne ukrainienne, en quête de compréhension et d’amitié l’une envers l’autre, dans une rencontre inoubliable.

Elle m’a demandé de répéter la fin de l’histoire que j’avais racontée la veille, durant le souper.  J’étais surprise, parce que l’histoire en question était celle du chef de l’Église catholique grecque d’Ukraine, le Cardinal Yosyf Slypyi, dont L’Église a été interdite par le régime communiste en 1946 et qui a été incarcéré dans le goulag soviétique pendant 18 ans sans jamais renier sa foi en Dieu.  Cet homme, libéré à temps pour le Concile Vatican II grâce à l’intervention du Président Kennedy et du pape Jean XXIII, mais à qui on a interdit de retourner dans sa patrie, ne s’est pas retiré dans la campagne italienne comme les Soviets l’escomptaient, mais s’est consacré à édifier son Église de l’extérieur de l’Ukraine.  Avril voulait entendre les mots que j’avais utilisés pour conclure cette histoire, la veille. J’ai donc répété : « Sa souffrance et sa persévérance sont un symbole d’espoir pour les croyants de partout ».  Les rabbins qui face à une mort terrible, ont continué de consoler leurs ouailles, les prêtres qui  priaient avec d’autres prisonniers dans la taïga sibérienne des goulags, les femmes qui malgré la persécution soviétique enseignaient à leurs enfants le sens de la prière – sont autant de personnes dont la foi constante a permis de passer au travers de situations horribles. Leur existence, naturellement, mesure notre potentiel de bonté.

Combler le fossé créé en Ukraine

Si je me trouvais encore à cette table à Aix aujourd’hui, il me faudrait ajouter que ce sont les hommes et les femmes du Maidan en Ukraine – devenu la place publique la plus publique de toutes – les chrétiens ukrainiens, les Juifs ukrainiens et les musulmans ukrainiens manifestant ensemble leur opposition à un régime corrompu, qui ont réellement produit un changement.  Pendant leur longue manifestation de résistance au gouvernement, aucune synagogue, aucune mosquée, aucune église (sauf quelques graffitis) n’a été profanée. Lorsque les dirigeants du gouvernement Yanukovych ont cherché à briser le mouvement de protestation en ordonnant aux forces de sécurité de tirer sur la foule, la première victime d’un tireur a été un jeune Arménien. Au cours de la salve qui a suivi, cent personnes ont été tuées, dont trois Juifs. La force morale de ce sacrifice ultime, la ténacité et le contrôle de tous les gens réunis sur la place de l’Indépendance est ce qui a valu le respect et le soutien de tous les partisans de la démocratie  dans le monde à la cause du peuple ukrainien.

Cette unité spontanée des citoyens de l’Ukraine envoie un message fort à l’encontre de la machine de la propagande de Vladimir Poutine et de ses racontars sur la montée manifeste de l’extrémisme nationaliste et de l’intolérance raciale en Ukraine. Vitaly Portnikov, un journaliste primé travaillant en Ukraine pour Radio Europe libre, écrivait le 26 mars 2014 dans Eurozine que cette propagande ne s’arrêtera pas parce que cela fait partie de la stratégie du Kremlin de discréditer la révolution ukrainienne, délégitimer le nouveau gouvernement et déstabiliser le pays. Ce qu’il y a de remarquable dans cette affaire, c’est qu’un nouveau mouvement ukrainien, interethnique, interconfessionnel et démocratique a réussi à bousculer les orthodoxies politiques d’un régime autocratique puissant et de son président, qui jouissait de l’appui du président Poutine. Comme l’écrit M. Portnikov : « Voilà quelque chose que l’élite politique russe, centrée sur un noyau soviétique, est incapable de comprendre. Elle perçoit le processus d’établissement d’une nouvelle nation politique en Ukraine comme le triomphe d’une « révolution ethnique » et ne remarque pas que la révolution du Maidan est de nature politique et a ouvert la voie de la modernité en Ukraine ».

Il importe de noter également que pour une fois dans l’histoire les manifestants du Maidan ont fait mentir le principe voulant que la quête d’autodétermination et l’édification d’un nouvel ordre démocratique soient des réalités purement séculières. Les pasteurs d‘Ukraine sont allés au Maidan, ont présidé les funérailles des victimes, ont consolé les proches endeuillés, ont aidé les blessés, ont conseillé les gens troublés. Lorsque la fumée s’est dissipée sur les barricades, ils ont continué à soutenir la population sans chercher une influence politique ou un statut particulier. La population leur est reconnaissante de leur soutien. Cette collaboration tranquille, respectueuse, entre des activistes et des représentants d’une religion structurée, montre qu’il est possible qu’une société laïque et la religion deviennent des forces complémentaires et oeuvrent ensemble, chacune dans sa sphère propre, pour le bien de toute la société.  Nous devrons maintenant attendre de voir comment le processus de création d’une démocratie nouvelle en Ukraine, la reconstruction d’une économie déficiente et la résistance à l’agression russe seront appuyés par les alliés occidentaux de l’Ukraine.

Qu’est-ce que tout cela a à voir avec la conférence du CICJ tenue à Aix-en -Provence?   À première vue, pas beaucoup. Mais à y regarder de plus près, il est facile de discerner un lien avec les objectifs du CICJ. Ces événements, le soutien apporté par la communauté juive ukrainienne et son appel à la Knesset pour qu’elle adopte une attitude impartiale envers l’Ukraine, l’aide humanitaire offerte par les communautés de foi ukrainienne et, surtout, l’engagement à l’objectivité chez tous ceux qui participent à un dialogue sur l’avenir de l’Ukraine, m’obligent à penser que la foi et l’impératif qui en découle de traiter les autres avec respect (traduit dans les lois qui protègent les droits de la personne) peuvent avoir une incidence positive sur ce qui se produit sur la place publique. Et cela suscite l’espoir que même les conflits durables et complexes peuvent être résolus avec le temps, que les choses ne sont peut-être pas aussi sombres qu’elles le paraissent.  Nous construisons des ponts.

Remarques de l’éditeur

Alexandra Hawryluk a été pendant longtemps chroniqueuse en matière de religion et de questions sociales à Radio-Canada International. Elle travaille actuellement à la rédaction d’un livre et est membre du dialogue judéo-chrétien de Montréal.

Traduction par Pierrot Lambert pour Relations judéo-chrétiennes.