La compréhension de la théologie de Paul et l’antijudaïsme chrétien

Auteur d’un ouvrage classique sur Paul et le judaïsme palestinien, le Dr. E. P. Sanders[1] explique comment, surtout depuis les Lumières, les chrétiens ont assimilé le judaïsme à une religion légaliste, en se basant sur une compréhension erronée de la théologie paulinienne. En fait Paul ne rejette nullement les commandements éthiques et les « bonnes actions » prescrites par la loi juive; il s’oppose essentiellement à l’exigence de la circoncision pour les gentils, qu’il enjoint néanmoins d’accomplir « la plénitude de la loi », résumée dans le commandement de l’amour du prochain.

Paul, opposé à sa religion d’origine?

En Romains 9,4-5, Paul écrit, à propos de ses compatriotes « selon la chair » : « Ils sont Israélites, et c’est à eux qu’appartiennent l'adoption, la gloire, les alliances, le don de la loi, le culte (c’est-à-dire les activités du temple) […]. Et c’est d’eux, selon la chair, qu’est issu le Messie ».

On ne s’attendrait pas à ce que l’homme qui écrit cela soit fortement opposé à la religion juive. Cependant bien des chrétiens croient que les lettres de Paul démontrent hors de tout doute qu’à l’époque de Paul, le judaïsme était une religion épouvantable et que ses adeptes étaient misérables. Naturellement ils estiment que Paul était opposé à sa religion d’origine. C’est cette interprétation des lettres de Paul qui constitue le sujet de mon exposé.

La critique du judaïsme dans les évangiles

En guise d’introduction, je fais remarquer qu’il est beaucoup plus facile de trouver une critique des juifs et du judaïsme dans les parties non pauliniennes du Nouveau Testament. Dans l’Évangile de Matthieu, Jésus traite les pharisiens d’« hypocrites » Matthieu 23,23-33) et les chrétiens, qui pensent habituellement que les pharisiens exerçaient une domination sur le judaïsme de l’époque de Jésus, en viennent facilement à penser que ceci s’applique à tous les pharisiens et que, par conséquent, tous les juifs étaient toujours des hypocrites.

Ailleurs dans le Nouveau Testament, dans l’Évangile de Jean, Jésus dit aux « juifs » : « Vous êtes du diable, votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le commencement… », etc. (Jean 8,44).

On connaît aussi le fameux passage de l’Évangile de Matthieu qui rapporte le procès de Jésus devant Pilate, au cours duquel les chefs des prêtres juifs incitent la foule à demander que Jésus soit crucifié (Matthieu 27,4-21). Quand Pilate s’y objecte, puisqu’il estime que Jésus est innocent, la foule crie : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! » (Matthieu 27,25) 

Donc si les chrétiens veulent trouver des passages qui décrivent « les juifs » comme hostiles à Jésus et à son mouvement, ce qui les rend mauvais, ils toutes les munitions nécessaires dans les évangiles et n’ont pas vraiment besoin de Paul. Mais les chrétiens en général, et les protestants en particulier, ont souhaité trouver des passages dans les écrits de Paul qui montrent que le judaïsme était une religion mauvaise et qu’il s’y opposait.

Pourquoi les chrétiens voulaient-ils prouver que le judaïsme est une religion mauvaise? L’explication la plus simple et la meilleure est celle de la proximité. Les chrétiens ressentent très rarement le besoin d’attaquer le bouddhisme ou l’hindouisme. Ils sont trop loin d’eux. Plus la relation est étroite, plus le conflit est amer et profond. Ici, la relation n’était pas seulement étroite, elle était génétique. Parce que les chrétiens savaient que leur propre religion dérivait du judaïsme, ils devaient, pour justifier sa séparation de la religion mère, trouver quelque chose d’erroné dans cette religion. Les passages de Matthieu et de Jean que je viens de citer témoigne de l’intensité des émotions suscitées chez la fille qui se sépare douloureusement de sa mère.

C’est pour cela, et éventuellement pour d’autres raisons que les chrétiens voulaient que le christianisme soit supérieur au judaïsme. Mais ils voulaient davantage. Ils souhaitaient démontrer que le judaïsme n’était pas seulement une religion inférieure, mais aussi pernicieuse : c’était une religion réellement nocive.

Nous avons vu que les chrétiens trouvaient dans les évangiles des passages qui « prouvaient cela ». Comment en sont-ils venus à attribuer le même degré d’opposition et d’animosité à Paul?

Les querelles dogmatiques

Pour répondre adéquatement à cette question, il faut procéder de manière indirecte et considérer quelques aspects du christianisme et de l’histoire de l’Europe.

Pour commencer, j’attire l’attention sur le fait que très tôt dans son existence, le christianisme est devenu une religion de dogmes, c’est-à-dire de propositions qu’il faut croire. On a écrit des crédos, exécuté des gens, fait des guerres pour déterminer qui détenait la vérité. Puisque certains d’entre vous n’ont peut-être jamais parcouru un crédo chrétien, je cite une partie de celui de Chalcédoine (451 de notre ère), auquel, en théorie, tous les chrétiens devaient adhérer :

« À la suite des saints Pères, nous enseignons tous unanimement à confesser un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en divinité et parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme composé d'une âme raisonnable et d'un corps, consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous selon l'humanité, ‘en tout semblable à nous sauf le péché’ [Hébreux 4,15]. Avant les siècles engendré du Père selon la divinité, et, né en ces derniers jours, né pour nous et pour notre salut, de Marie, la Vierge, Mère de Dieu selon l'humanité. Un seul même Christ Seigneur, Fils unique, que nous devons reconnaître en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation. La différence des deux natures n'est nullement supprimée par leur union, mais plutôt les propriétés de chacune sont sauvegardés et réunies en une seule personne […]. Il n’est ni partagé ni divisé en deux personnes, mais il est seul et même Fils unique, Dieu Verbe, Seigneur Jésus-Christ […][2]. »

Selon cette confession de foi, les chrétiens devaient croire qu’il y a deux natures en Jésus, l’une humaine, l’autre divine, les deux étant inséparables. C’était une hérésie, par exemple, de dire que la nature humaine de Jésus a souffert sur la croix, tandis que sa nature divine lui permettait de marcher sur les eaux.

Le christianisme s’est défini par des dogmes comme celui-ci, en gros, des années 350 à 1900 de notre ère. Les dogmes sont encore importants dans quelques courants du christianisme. Les gens qui ne croyaient pas certains de ces dogmes, ce qui était évidemment le cas des juifs, étaient voués à la destruction éternelle.

Je laisse de côté les efforts des autorités ecclésiales pour imposer ce qu’elles estimaient être les croyances correctes, ce qui a conduit à des inquisitions, des condamnations au bûcher, etc. D’un point de vue moderne, les inquisitions ont été une mauvaise affaire qui a généré des souffrances inutiles.

Mais on a versé encore bien plus de sang dans des guerres de religion portant entre autres sur des querelles dogmatiques, particulièrement au cours du seizième siècle, à la suite de la Réformation protestante. Ce fut le cas, par exemple, de la guerre des Quatre-Vingts Ans aux Pays-Bas (1568-1648), des guerres de Religion en France (1562-1598, soit 36 ans) et de la guerre des Trente Ans (1618-1648), pour n’en nommer que quelques-unes. L’Europe allait alors très mal. Il y avait beaucoup de mort et de destruction, sans que les guerres n’arrangent quoi que ce soit.

Le christianisme des Lumières

Heureusement une nouvelle force commençait à poindre à la même époque, une force qui sauverait l’Europe des guerres de religion et porterait sa culture à un nouveau sommet. On avait découvert la science. De plus, les travaux d’Isaac Newton (1643-1727), assisté notamment par Edmund Halley, ont démontré que la science, plutôt que les dogmes religieux, pouvaient expliquer des choses telles que le mouvement des planètes et des comètes. Il s’avéra que la raison humaine pouvait percer les secrets de la nature. S’il en était ainsi, la raison humaine pouvait certainement diriger l’humanité. Il y avait des lois naturelles, des droits naturels, et la confiance en la raison pourrait produire de meilleurs gouvernements et de meilleures sociétés. En s’en remettant aux dogmes religieux, on en était venu à des exécutions de masse. Le cerveau humain pouvait certainement faire mieux. 

Ce mouvement, qu’on a appelé les Lumières, s’est répandu en Europe et dans les colonies anglaises d’Amérique du Nord. Même les rois et reines de régimes dictatoriaux tels que Frédéric le Grand et Catherine la Grande s’y sont joint. Les Puritains du Massachusetts cessèrent de persécuter les Quakers. Dans le nouveau monde, les églises pouvaient coexister en paix, alors qu’émergeait une nouvelle nation basée sur les principes des Lumières plutôt que sur ceux de la religion.

Au Christ’s College de Cambridge, au lieu des dogmes métaphysiques concernant les trois personnes de la Trinité et les deux natures du Christ, William Paley enseignait  l’Essai sur l'entendement humain de John Locke et quelques idées de Newton[3]. Un étudiant se préparant à devenir ministre anglican notait qu’on n’y apprenait « aucune de ces idées farfelues au sujet de la Trinité, ou ce genre de truc » : « Personne ne mentionnait les Trente-Neuf Articles [de foi de l’Église anglicane]; le crédo de Calvin […] n’y était jamais enseigné ». Paley prenait plutôt modèle sur « Le christianisme raisonnable de Locke et ses commentaires sur les Épîtres. » À la même époque, en Allemagne, Emmanuel Kant rédigeait son livre La religion dans les limites de la simple raison

En plus de s’en remettre à la raison, le christianisme ne devait se baser que sur l’évangile de Jésus. Paley écrivait que « nous ne devons considérer personne d’autre que Jésus comme notre maître dans le domaine religieux »[4]. Thomas Jefferson lui aussi basait sa religion uniquement sur l’enseignement de Jésus… tel qu’il le reconstruisait.

Dans le protestantisme allemand, il y avait un fort mouvement qui s’opposait aux crédos chrétiens traditionnels et favorisait un retour à l’enseignement de Jésus dans sa simplicité. Ce fut le début de la quête du « Jésus historique ». L’un des plus grands historiens de la chrétienté, Adolph von Harnack, voulait qu’on se défasse du crédo récité chaque dimanche dans toutes églises protestantes. Il suggérait d’y substituer un court paragraphe représentant mieux « l’essence » ou le « noyau dur » du christianisme : « La religion chrétienne est chose sublime, simple et tout entière concentrée en un seul point : la vie Éternelle au milieu du Temps, par la force de Dieu et sous le regard de Dieu[5] ». Il ajouterait évidemment les enseignements de Jésus à ce court paragraphe pour définir le christianisme.

Von Harnack et plusieurs autres voulaient un court énoncé théologique qui exprimerait adéquatement le christianisme et qui pourrait être utilisé pour amener les paroissiens à ce qu’ils estimaient être le christianisme authentique, un christianisme simple, sensible, rationnel, humain, dégagé des anciens dogmes métaphysiques.

Une religion à caractère humain. L’humanisme était intrinsèque aux Lumières. La science, la religion, le gouvernement et tout le reste devrait être dirigé par le cerveau humain et l’éthique devrait se concentrer sur ce qui est bon pour les humains.

Dans ce nouveau monde lumineux de l’humanisme, qui était accueilli avec enthousiasme dans une grande partie de l’Europe et dans les colonies de la côte est américaine, les chrétiens commenceraient certainement à considérer le judaïsme de manière plus favorable. Mais hélas, il y avait à son égard une animosité trop profonde pour que les Lumières puissent en venir à bout.

Le judaïsme, une religion légaliste?

Les protestants, en particulier, continuèrent de penser que le judaïsme était une religion mauvaise. Mais maintenant, à l’ère de l’humanisme, ils estimèrent avoir à démontrer que le judaïsme était une religion mauvaise pour des motifs humanistes. La religion juive devait avoir fait des juifs de mauvaises personnes. Pour prouver cela, les chercheurs protestants ont ressorti une vieille charge luthérienne qui avait été utilisée autrefois contre les catholiques romains : les juifs étaient légalistes.

Avant de développer ce point, laissez-moi dire quelques mots sur les chercheurs allemands du 19e siècle. Je ne crois pas qu’ils étaient plus racistes que leurs collègues de France ou d’Angleterre. Les chercheurs allemands, cependant, étaient des gens qui avaient les connaissances et la persévérance pour passer à travers la totalité de la littérature juive dans leur recherche de preuves démontrant que les juifs étaient tous des légalistes. Ils ont publié livre après livre pour appuyer leur point de vue. Bien qu’on puisse admirer leur passion, leur diligence et l’ampleur de leur effort, on doit aussi admettre que leurs conclusions, sans exception, s’appuyaient sur une interprétation systématiquement erronée. Tel que je l’ai montré il y a quarante ans[6], ils lisaient les débats légaux entre les rabbins en croyant qu’ils lisaient de la théologie et que chaque ligne du texte portait sur le salut individuel, c’est-à-dire comme si chaque ligne concernait le salut tel que les luthériens le comprenaient, ce dont il n’y a aucune trace dans la littérature rabbinique. 

Je crois que bien des lecteurs juifs ne comprennent pas à quel point l’accusation de légalisme était horrible. Chacun sait qu’il existe une loi juive, et on pourrait penser spontanément que l’observance d’une loi divine n’a rien à voir avec une offense odieuse qui pourrait produire une religion mauvaise. Voici ce que les protestants voulaient dire par « légalisme ». La seule relation entre les légalistes et Dieu est la compilation des bonnes actions. Les légalistes ne croient pas à la grâce de Dieu, mais seulement en son verdict lors du jugement, et celui-ci est fondé uniquement sur le calcul des bonnes et des mauvaises actions. Le légaliste tente donc de se sauver lui-même. Ces chercheurs protestants croyaient que les juifs avaient consciemment rejeté la grâce de Dieu.

Dans une religion qui consiste seulement à compter les bonnes et mauvaises actions, il n’y a que deux attitudes mentales possibles. L’individu est soit arrogant (parce qu’il ou elle est convaincu d’avoir accompli des tonnes de bonnes actions) soit anxieux (parce qu’il ou elle n’est pas certain d’en avoir fait assez).

Pendant que j’étais en congé sabbatique à Cambridge en 1982, j’ai entendu un sermon par Hugh Montefiore, qui était alors l’évêque anglican de Birmingham. Il venait d’une famille juive célèbre et très distinguée, mais s’était converti au christianisme et il a accompli de grandes choses en tant que prêtre anglican.

Son sermon portait sur la conversion de Paul au christianisme. Il décrivait la détresse de Paul et d’autres juifs comme un effort sans fin pour grimper un mur dont ils ne voyaient jamais le haut. Selon lui, Paul avait échappé à ce destin grâce à sa conversion.

Je mentionne ce sermon parce qu’il m’a fait prendre conscience de l’efficacité que peut avoir l’accusation de légalisme. La rhétorique et la gestuelle de l’ascension employées par l’évêque étaient puissantes, et pendant quelques instants je me suis senti vraiment désolé pour tous ces juifs qui aspiraient à quelque chose d’inatteignable, le salut par les bonnes œuvres sans la foi en Jésus comme le Christ.

« Œuvres de la loi » et « bonnes actions » chez Paul

Venons-en enfin à Paul lui-même. Les chercheurs protestants ont trouvé une « preuve » que les juifs étaient des légalistes qui aspiraient à se sauver par eux-mêmes dans quelques lignes de ses lettres, spécialement les lettres aux Galates et aux Romains. Je ne discuterai pas en détail chacun de ces passages, mais je vais plutôt m’attarder au point le plus important.

En Galates (la plus anciennes des deux lettres), nous trouvons les expressions « justice (ou justification) par la foi » et « les œuvres de la loi », les deux étant opposées l’une à l’autre. On y lit en effet : « Vous avez rompu avec le Christ, vous qui cherchez la justification dans la Loi ; vous êtes déchus de la grâce » (Galates 5,4). Et encore : « […] personne ne sera justifié par les œuvres de la loi » (Galates 2,16).

« Ah! Ah! », se sont dit les exégètes luthériens. Les œuvres de la loi sont les bonnes actions, et ceci prouve que les convertis de Paul, qui sont en train de s’égarer sous l’influence de ses opposants judaïsants, tentaient de se sauver eux-mêmes en empilant les bonnes actions. L’expression « justification par la foi et non par les œuvres de la loi » devint le point central du message de Paul et, en fait, les chercheurs affirmèrent que cette phrase constituait la base de toutes les lettres de Paul.

Il est vrai que Paul parle des « œuvres de la loi » comme de quelque chose de mauvais. Paul ne voulait pas que ses convertis se livrent aux « œuvres de la loi ». Mais dans son vocabulaire les « œuvres de la loi » ne sont pas des « bonnes actions ». Paul était tout à fait en faveur des bonnes actions. Il n’a jamais rien dit contre elles et, dans la plupart de ses lettres, il incite ses convertis à faire de bonnes actions et même à en faire « de plus en plus » (1 Thessaloniciens 4,10). La vie chrétienne devrait être façonnée par le commandement de l’amour de Lévitique 19,18. 

Dix versets après la première mention des « œuvres de la loi » comme quelque chose de mauvais en Galates 5,4 (ceux qui cherchent leur justification dans la Loi sont coupés du Christ), Paul exhorte ses chrétiens à accomplir ce qu’il appelle la totalité de la loi, résumée dans « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Galates 5,14).

Paul s’oppose donc à une pratique qu’il appelle « les œuvres de la loi », tout en insistant pour que ses convertis accomplissent « la totalité de la loi », expression par laquelle il réfère au commandement d’aimer son prochain. 

Il est donc parfaitement clair que les « œuvres de la loi », qui séparent les chrétiens du Christ en Galates 5,4 et auxquelles Paul s’oppose, ne sont pas la même chose que la totalité de la loi, qui consiste en bonnes actions en Galates 5,14. Les « œuvres de la loi » et les « bonnes actions » sont deux catégories différentes dans les lettres de Paul. Paul recommande sans cesse les bonnes actions, tout en s’opposant aux « œuvres de la loi ».

Paul, qu’on peut imaginer en profonde réflexion pour résoudre le problème de la loi juive qui avait surgi en Galatie, a établi une distinction qui peut facilement confondre le lecteur : une différence totale entre les « œuvres de la loi » et « l’accomplissement de la totalité de la loi ». S’il s’oppose aux premières, il soutient le second. Cette apparente contradiction a intrigué, ou en fait déconcerté, les interprètes de Paul pendant des siècles. S’il vous faut un peu de temps pour accepter cette solution (le fait qu’il s’agit de deux catégories différentes), vous êtes en bonne compagnie!

Pour confirmer cette interprétation du chapitre 5 de Galates, je me tourne vers le chapitre 13 de l’Épître aux Romains, écrite quelques années plus tard. En Romains 13,8-10, Paul revient sur le commandement de l’amour et répète de qu’il avait écrit aux Galates : « N'ayez aucune dette envers qui que ce soit, sinon celle de vous aimer les uns les autres; car celui qui aime son prochain a pleinement accompli la loi » (Romains 13,8).

Cette fois, Paul détaille quelques-uns des commandements : « Tu ne commettras pas d'adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas, ainsi que tous les autres, se résument dans cette parole: Tu aimeras ton prochain comme toi-même (13,9). Et il conclut par un autre résumé : « L'amour ne fait aucun tort au prochain; l'amour est donc le plein accomplissement de la loi » (13,19).

Pourtant, il s’oppose encore à ce qu’il appelle des « œuvres de la loi » : « […] personne ne sera justifié […] par les œuvres de la loi » (3,20; voir 3.28 et 4,6).

On voit donc clairement, dans Galates aussi bien que dans Romains, que les « œuvres de la loi » auxquelles Paul s’oppose n’ont rien à voir avec le commandement de l’amour ou avec les autres commandements éthiques de l’Écriture. Ceux-ci appartiennent à une catégorie différente de celle des « œuvres de la loi ».

Il faut donc se demander : « En quoi consistent ces mauvaises ‘œuvres de la loi’ »? Une brève recherche démontrera que l’expression « œuvres de la loi » a un sens très limité. Paul était en fait préoccupé par une seule « œuvre de la loi », soit la circoncision, que très peu de gens considéreraient comme une « bonne action ».

Qu’y avait-il de mauvais dans la circoncision? En soi, la circoncision n’était pas un problème. Parfois Paul la considère comme quelque chose d’indifférent (Galates 6,12-15; 1 Corinthiens 7,18). MAIS, dans le cas particulier de son débat avec les Galates, il s’opposait vivement à la circoncision de ses convertis issus de la gentilité.

La mission de Paul était de convertir les gentils à la foi au Christ. Il croyait que les gentils devaient devenir membres du peuple de Dieu en tant que gentils. Il s’irrita contre ses opposants à l’intérieur du mouvement chrétien qui voulaient ruiner le travail de toute sa vie en exigeant que ses convertis issus de la gentilité soient circoncis et deviennent ainsi à la fois des juifs et des croyants en Christ.

Les mauvaises œuvres de la loi sont celles qui transformeraient en juifs les gentils convertis par Paul. Si ses convertis avaient besoin d’être circoncis, cela signifiait que la foi en Christ n’était pas suffisante et que toute la carrière de Paul était un échec. Du point de vue de l’apôtre, si la circoncision était nécessaire, et si les gentils devaient devenir juifs en plus d’avoir la foi en Christ, celui-ci était mort en vain.

J’insiste sur le fait que dans les passages de Paul où l’expression « œuvres de la loi » apparaît, il ne discute que de la circoncision des gentils, et ne dit rien de la justification par les œuvres, de gens se sauvant en cumulant les bonnes actions, de salut par soi-même, ni d’aucune de toutes ces choses que les polémiques protestantes attribuent aux juifs et qui, supposément, en feraient de mauvaises personnes.

Paul ne trouve qu’un défaut, un seul, chez son peuple : la plupart de ses coreligionnaires n’ont pas reconnu dans la foi, Jésus comme Seigneur et Fils de Dieu. Il le dit en résumé en Romains 10,9 : « Si, de ta bouche, tu confesses que Jésus est Seigneur et si, dans ton cœur, tu crois que Dieu l'a ressuscité des morts, tu seras sauvé ». La très grande majorité des juifs n’ont pas fait cela. Selon Paul, l’erreur des juifs n’était pas de tenter de se sauver soi-même par de bonnes œuvres, mais plutôt de ne pas mettre leur foi en Christ.

D’une secte juive à une religion de gentils

Ainsi, les accusations doctrinales séculaires contre les juifs et le judaïsme étaient exactes. Les juifs n’ont pas accepté le dogme chrétien. Mais les efforts des chrétiens humanistes pour démontrer que les juifs étaient légalistes, et n’étaient donc pas de bonnes personnes, ne trouvent aucun appui dans les lettres de Paul.

Il est exact, toutefois, que la mission de Paul a probablement provoqué la séparation du judaïsme ordinaire et du mouvement chrétien. Ce sont des événements survenus sur le terrain qui ont fait du christianisme, originellement une secte juive, une religion de gentils. Bien que de nombreux juifs n’aient pas accepté de croire en Jésus comme Fils de Dieu, un grand nombre de gentils l’ont fait au fil du temps. Les petites églises que Paul avait fondées, insistant pour que ses membres refusent la circoncision et d’autres parties de la loi qui séparaient le gentil du juif, étaient des signes avant-coureurs des choses à venir. Paul peut avoir perdu le combat en Galatie, mais, à long terme, sa position sur la circoncision a triomphé. Cette œuvre de la loi qui séparait le juif du gentil, a fini par disparaître du mouvement chrétien[7].

 

[1] Le Dr. Ed Parish Sanders est professeur émérite de religion de l’Université Duke (Durham, N.C., États-Unis) et professeur émérite d’études religieuses de l’Université McMaster (Hamilton, Ontario, Canada). Son ouvrage majeur, Paul and Palestinian Judaism : A Comparison of Patterns of Religion (Philadelphia, Fortress Press, 1977), a révolutionné les études pauliniennes en situant l’« Apôtre des gentils » dans le contexte d’une meilleure description des croyances et des pratiques du judaïsme de la période de la fin du Deuxième Temple. Il a publié récemment The Apostle’s Life, Letters, and Thought (Minneapolis, Fortress Press, 2015). Communication présentée le 13 juillet 2016, lors de la Conférence de l’Amitié internationale judéo-chrétienne (ICCJ) à Philadelphie. Traduit de l’anglais par Jean Duhaime.

[2] Traduction de G. Dumeige, Textes doctrinaux du magistère de l’Église sur La foi catholique (Paris, Éd. de l’Orante, 1975), p. 190.

[3] Voir M. L. Clarke, Paley. Evidence for the Man (Toronto, Toronto University Press, 1974), p. 14.

[4]Ibidem, p. 16.

[5] A. von Harnack, L’Essence du christianisme (Paris, Fischbacher, 1907), p. 14-15.

[6] Dans mon livre Paul and Palestinian Judaism : A Comparison of Patterns of Religion.

[7] Pour une étude plus complète de l’usage par Paul des expressions « œuvres », incluant « les œuvres de la loi » voir l’index des sujets dans mon livre Paul. The Apostle’s Life, Letters, and Thought, p. 862.