La communauté juive dans l'Ukraine en transformation

Les troubles endurés par l’Ukraine pendant ces quatre mois ont eu pour effet d’améliorer les relations entre les ethnies juive et ukrainienne, plutôt que de les aggraver.

Montréal, 1er avril 2014 – La manifestation en faveur de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, organisée par les étudiants de Kiev à la fin du mois de novembre dernier, s’est rapidement transformée en une occupation quasi permanente de la Place de l’Indépendance (Maidan Nizalezhnosti). Les répressions sanglantes du Maidan ont provoqué un tsunami social et politique qui finit par balayer l’autocratie kleptocratique du président ukrainien, mais aussi attiser l’impérialisme revanchiste de son homologue russe.

Un effet collatéral heureux de ces bouleversements orageux fut le rapprochement des citoyens ukrainiens de diverses ethnies contre le despotisme outrancier du président spoliateur et de la menace étrangère. Parmi les activistes du Maidan se trouvaient de nombreux Juifs, dont la communauté en Ukraine est la troisième plus grande d’Europe et une composante importante de la société ukrainienne. Les troubles endurés par l’Ukraine pendant ces quatre mois ont eu pour effet d’améliorer les relations entre les ethnies juive et ukrainienne, plutôt que de les aggraver, comme quelques-uns le redoutaient au début des événements dans la communauté juive et le clament encore certains experts, incrédules de l’évidence.   

Quels sont donc les signes de la confiance croissante que la communauté juive accorde à la société ukrainienne, et quelle assurance trouve-t-on dans l’histoire récente pour confirmer cet état de choses?

Le 25 mars dernier, Vadim Rabinovich, l’un des plus importants hommes d’affaires ukrainiens et membre actif de la communauté juive, a annoncé sa candidature aux élections présidentielles du 25 mai courant. La principale motivation, déclarée par le candidat, était de « détruire le mythe d’une Ukraine antisémite répandu aujourd’hui dans le monde entier ». Rabinovitch est aussi président du Congrès juif ukrainien et co-président du Parlement juif européen et ce geste de confiance envers la société ukrainienne ne manquera pas d’avoir des échos dans sa communauté. D’autant plus que pendant les vingt dernières années, cet oligarque s’est impliqué d’une façon généreuse dans les affaires de la communauté juive et lui a fait don de millions de dollars.

Le 23 mars, Rabinovich et les leaders de vingt-cinq organisations juives des régions d’Ukraine ont envoyé une lettre à la Knesset pour démentir l’accusation d’antisémitisme en Ukraine, présentée au Parlement israélien quelques jours auparavant. Le document affirme qu’on n’observe « aucune agression contre les Juifs en Ukraine, aucun éclat d’antisémitisme », mais qu’on voit plutôt « des relations normales avec le gouvernement, une situation stable dans les régions ». Insistant sur le fait que la communauté juive a de bonnes relations avec les nouvelles autorités ukrainiennes, les leaders juifs demandaient au gouvernement israélien de ne pas s’immiscer dans le conflit ukraino-russe. Quant à ceux qui brandissaient la carte antisémite, ces citoyens ukrainiens les blâment d’être des « provocateurs », enclins à gêner « l’existence calme et paisible dans l'État de l'Ukraine, en conformité avec ses lois ».

Le lendemain, une missive plus élaborée et argumentée était adressée à la Knesset par une centaine de Juifs ukrainiens et d’Israéliens rapatriés des républiques ex-soviétiques. La lettre accusait les auteurs de la plainte contre l’antisémitisme ukrainien de provocation contre l’Ukraine et la communauté juive ukrainienne elle-même: « Nous soulignons qu’il n’existe pas ici le moindre antisémitisme d’État ou de gouvernement. "Protéger" les Juifs ukrainiens dans cette situation signifie simplement soutenir, dans le conflit, le côté opposé, qui ne demande que cela. L’appel à la "protection" des Juifs ukrainiens, dans cette situation, n’est pas autre chose qu’une propagande pour justifier l’intervention militaire étrangère et l'occupation. » Les signataires assurent la Knesset que les autorités ukrainiennes font le nécessaire pour protéger les Juifs et les synagogues, et pour empêcher toute forme d’antisémitisme de la part des fonctionnaires de tous les niveaux administratifs.

Les Juifs ukrainiens sont très conscients du danger que court leur communauté d’être prise en étau entre l’agression russe et la riposte ukrainienne. Dans cette situation, les signataires des textes cités ci-dessus conseillent à la Knesset de poursuivre une politique de neutralité dans ce conflit. Cependant, puisque la communauté juive d’Ukraine n’est pas monolithique et que pour, des raisons historiques, elle est en majorité russophone, et donc plus axée sur la langue et la culture russe, elle était aussi plus réceptive à la propagande russocentrique et anti-ukrainienne. Ainsi certains Juifs d’Ukraine acceptent encore la propagande de Vladimir Poutine et adoptent une attitude pro-russe. Néanmoins le nombre augmente de ceux qui ont accueilli le renversement du président kleptomane et pro-russe, et rejettent les visées impérialistes du Kremlin sur la Crimée et l’Ukraine.

Vladimir Poutine a consacré toute sa conférence de presse du 4 mars aux affaires ukrainiennes. Le maître du Kremlin a fustigé « la frénésie néonazie, nationaliste et antisémite, qui s’est emparée de certaines régions de l’Ukraine, y compris Kiev, » et qui a balayé le président « légitime ». En fait, le monitoring serré de l’antisémitisme en Ukraine a enregistré pour la période en question quelques attaques avec blessures contre des Juifs, ainsi que quelques dommages à des synagogues et des graffitis inacceptables. Cependant ces actes avaient lieu loin du Maidan; les malfaiteurs n’étaient pas appréhendés et il y avait des soupçons raisonnables qu’il s’agissait de provocations pour discréditer les partisans du Maidan. En fait, le Maidan donnait la preuve du contraire, car les Juifs y étaient bien intégrés avec les membres des autres ethnies ukrainiennes.

Depuis son origine, le Maidan attire la jeunesse idéaliste, estudiantine et professionnelle de toutes les origines ethniques. Au début, la participation active de ses membres divisait la communauté juive, les aînés restant plutôt soupçonneux et sceptiques à propos de l’orientation et des activités du Maidan. Mais avec le temps, les Juifs se sont montrés présents dans tous les secteurs de la république miniature et ils participent à tous les domaines de sa vie. Les sessions de prières en commun rassemblent sur la grande place différentes confessions : chrétiennes, judaïques, musulmanes. Des nombreux témoignages entendus sur la vie quotidienne du Maidan, aucun ne comporte de plainte d’abus xénophobes ou de paroles antisémites. Les tentatives du régime autoritaire de Yanukovitch de liquider le Maidan par la violence terroriste oblige les manifestants à organiser un système d’autodéfense dans lequel on offre aux leaders juifs de mettre sur pied des mesures pour assurer la surveillance et la protection des synagogues. En outre une brigade juive a été formée et participe activement dans la défense du Maidan.

Conscients de ces faits et soucieux de l’avenir de la nouvelle société ukrainienne, à la reconstruction de laquelle ils désirent participer activement, les intellectuels juifs ont vivement réagi dans une lettre qu’ils ont adressée à Vladimir Poutine le 5 mars. Cette lettre montre bien leur prise de position pour leur patrie ukrainienne. Elle mérite d’être citée in extenso:

« Les citoyens russophones de l’Ukraine ne sont pas soumis à l’humiliation et au harcèlement, et leurs droits civils n’ont pas été limités. [...] Votre confiance concernant la croissance de l’antisémitisme en Ukraine ne correspond pas à la réalité des faits. Apparemment, vous avez mélangé l’Ukraine et la Russie, où les organisations juives ont enregistré une augmentation d’actes antisémites pour l’année dernière. »

« [...] Vous continuez à faire peur en disant que le pouvoir en Ukraine est déchiré par des « bandéristes[1]  » et des « fascistes » et que bientôt viendront les pogroms contre les Juifs. [… ] Nous savons que nos quelques nationalistes sont sous le contrôle strict de la société civile et du nouveau gouvernement de l'Ukraine, ce qui ne peut pas être dit à propos de néo-nazis russes, cautionnés par vos agences de renseignement. »

« […] Malheureusement, il faut admettre que la stabilité ces derniers temps dans notre pays est en danger. Et la menace vient des autorités russes, c'est à dire – de vous. C’est votre politique d'incitation au séparatisme et à la pression brutale sur l'Ukraine qui devient une menace pour nous - Juifs, comme tous les gens de l'Ukraine, y compris la population de Crimée et le sud-est de l'Ukraine, et ils s’en apercevront bientôt. »

La lettre, rédigée par Josef Zisels, ancien dissident ukrainien et actuellement président de l’Association des organisations et communautés juives (Vaad) de l’Ukraine et vice-président exécutif des communautés nationales de l’Ukraine, est signée par une quarantaine de scientifiques, professeurs, journalistes éminents, un véritable « who’s who » de l’intelligentsia juive d’Ukraine. Les lettres juives à Poutine et à la Knesset, les déclarations semblables des grands rabbins Yaakov Dov Bleich et Moshe Reuven Asman, et la participation active des Juifs dans le Maidan, tout cela fut comme scellé par le sang versé sur le Maidan pour la démocratie et l’indépendance de l’Ukraine par trois membres de la communauté juive : Joseph Chilinga (61 ans) de Lviv, Alexandre Chtcherbaniuk (46 ans) de Tchernivtsi, Eugène Kotliar (33 ans) de Kharkiv. Au-delà de cent hommes et femmes ont sacrifié leurs vies; quelques centaines d’autres ont été blessés lors des tentatives pour mater l’insurrection du Maidan. Dans un geste humanitaire bien apprécié des Ukrainiens, Israël a accueilli un certain nombre de blessés pour assurer leur réhabilitation.

Les gestes humanitaires et politiques vont de pair. Un jeune commandant d’un groupe d’autodéfense à Maidan, un Juif pratiquant qui était heureux de n’avoir « jamais fait l’expérience de l’antisémitisme sur la place de l’Indépendance », a exprimé ce lien de la façon suivante : « Je ne considère pas seulement la présence des Juifs à Maïdan comme un devoir moral. C’est aussi un acte politique. Et c’est ce qui nous permettra de continuer à vivre et à travailler dans ce pays. Avec l’aide de Dieu, lorsque je pourrai enfin enlever mon masque et dire qui je suis, personne ne pourra reprocher aux Juifs ukrainiens d’avoir fait l’autruche », conclut-t-il.

Dans deux mois, l’Ukraine va élire son nouveau président. Remarquablement, les premiers sondages mettent en tête l’oligarque juif, Petro Porochenko, choisi par 25% des répondants, trois fois plus que son plus proche rival. Porochenko est connu comme propriétaire la confiserie Rochen, mais encore plus pour sa station de télévision TV5, un fidèle partisan de Maidan comme son maître. Une ère nouvelle s’ouvre pour les relations entre les Juifs et les Ukrainiens, mais les temps sont difficiles et orageux et ceux qui militent pour la réconciliation des deux communautés, en Ukraine comme dans les diasporas, méritent l’appui des gens de bonne volonté.  


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[1] Stephan Bandera (1909-1959) fut le chef d'un groupe de nationalistes ukrainiens pendant la Deuxième guerre mondiale. Le terme "banderistes" désigne les nationalistes de cette tendance.

Remarques de l’éditeur

* Né en Urkaine en 1939 et émigré à Montréal (Canada) en 1948, Roman Serbyn est professeur associé au Département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal où il a enseigné l’histoire de la Russie et de l’Europe de l’Est. Spécialiste de l’histoire de l’Ukraine, il est bien connu pour ses travaux sur l’Holodomor, la grande famine de 1932-1933. Il est membre du Dialogue judéo-chrétien de Montréal.