« Jusqu’aux extrémités de la terre ». La « Terre » dans le dialogue judéo-chrétien

Cinquième conférence Jean-Paul II sur les relations judéo-chrétiennes, Center for Christian-Jewish Learning, Boston College (30 octobre 2016)*

Le paragraphe 4 de Nostra Aetate, le plus long du document, témoigne d’une des plus grandes révolutions du vingtième siècle, la transformation des relations entre juifs et chrétiens, de la suspicion et du mépris au respect et à la collaboration. Selon Nostra Aetate, les chrétiens doivent se rappeler constamment « le lien qui relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée Abraham ». De plus, l’Église « ne peut oublier qu'elle a reçu la révélation de l'Ancien Testament par ce peuple avec lequel Dieu, dans sa miséricorde indicible, a daigné conclure l'antique Alliance, et qu'elle se nourrit de la racine de l'olivier franc sur lequel ont été greffés les rameaux de l'olivier sauvage que sont les Gentils »[1].

Un des déclencheurs de cette révolution a été la sensibilisation des chrétiens aux fruits d’un « enseignement du mépris » à propos des juifs et du judaïsme[2]. Par ailleurs, le développement du respect et de la compréhension envers les juifs et le judaïsme ne doivent cependant pas faire abstraction des divergences entre juifs et catholiques. Une de ces divergences concerne la vision chrétienne du rôle de Jésus dans le salut de l’humanité. Je me concentrerai ici sur une autre question difficile dans le dialogue entre chrétiens et juifs : les attitudes vis-à-vis la revendication juive concernant la Terre d’Israël.

Le document de décembre 2015, « Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables »[3], publié pour commémorer le cinquantième anniversaire du paragraphe 4 de Nostra Aetate, constitue une importante synthèse des cinquante ans de progrès dans le dialogue entre l’Église et les juifs. Tandis que la question du salut, une question tout à fait chrétienne, est omniprésente dans le document, le Rabbin David Rosen s’est plaint de l’absence de la question de la Terre lors de son intervention au moment de la présentation du nouveau document du Vatican, le 10 décembre 2015 : « (...) pour respecter vraiment l’auto-compréhension juive, il est aussi nécessaire de tenir compte de la place centrale que la Terre d’Israël occupe dans la vie religieuse historique et contemporaine du peuple juif; mais cette dimension semble absente (du document) ».

En 2000, plusieurs personnalités religieuses, civiles et intellectuelles juives ont publié un court document « Dabru Emet » (« Dites la vérité »)[4], qui définissait leur position par rapport à l’ouverture de plus en plus grande des chrétiens envers les juifs et le judaïsme. Le troisième des huit paragraphes de ce texte explicite leur position concernant la Terre :

« Les Chrétiens peuvent respecter le droit des juifs à la terre d’Israël. L’événement le plus important pour les Juifs depuis l’Holocauste a été le rétablissement d’un État juif dans la Terre promise. En tant que membres d’une religion basée sur la Bible, les chrétiens apprécient que (la terre d’)Israël ait été promise - et donnée - aux juifs comme le centre physique de l’alliance entre eux et Dieu. Beaucoup de chrétiens soutiennent l’État d’Israël pour des raisons beaucoup plus profondes que purement politiques. En tant que Juifs, nous applaudissons à ce soutien. Nous reconnaissons aussi que la tradition juive exige la justice pour tous les non-Juifs qui résident dans un État juif. »

Deux ans plus tard, un groupe d’universitaires américains publiait un document intitulé « Une obligation sacrée », invitant les chrétiens à réexaminer leurs présupposés traditionnels à propos des juifs et du judaïsme[5].  Le neuvième des dix courts paragraphes de ce texte se lit comme suit :

« Nous affirmons l’importance du pays d’Israël pour la vie du peuple juif. Le pays d’Israël a toujours été d’une signification capitale pour le peuple juif. Néanmoins, la théologie chrétienne a prétendu rendre le peuple juif responsable de son errance à cause du fait qu’il a rejeté le Messie de Dieu. Une telle forme de la théologie du rejet a exclu toute possibilité de compréhension chrétienne de l’attachement des Juifs à leur terre ancestrale. Les théologiens chrétiens ne peuvent plus esquiver cette question cruciale, particulièrement à la lumière du conflit complexe et persistant qui affecte le pays d’Israël. Reconnaissant le droit tant des Israéliens que des Palestiniens à vivre en paix et dans la sécurité dans un foyer national qui leur appartient en propre, nous en appelons à tous les efforts possibles qui puissent contribuer à l’établissement d’une paix juste entre les peuples de la région. »

Ruth LANGER a analysé la différence majeure entre les deux textes[6]. Selon Dabru Emet, les chrétiens peuvent, en se basant sur un héritage biblique commun, reconnaître la prétention juive que la Terre d’Israël a été donnée par Dieu aux juifs comme le centre physique de leur relation à Dieu, cette reconnaissance incluant un support à l’endroit de l’État d’Israël. « Une obligation sacrée » affirme l’importance de la Terre d’Israël dans la vie des juifs, mais évite soigneusement toute justification religieuse pour la légitimer et ne mentionne pas l’État d’Israël. Selon « Une obligation sacrée », « les chrétiens théologiens ne peuvent plus éviter cette question cruciale, particulièrement à la lumière du conflit complexe et persistant à propos de la terre ».

L’interprétation des sources bibliques, la tradition et l’histoire de l’Église ainsi que l’engagement de l’Église envers la paix et la justice dans le monde sont étroitement associées dans l’élaboration de la position de l’Église sur cette question complexe.

1. Les sources bibliques[7]

Après la Shoah, la nouvelle relation avec le peuple juif a été stimulée par un renouveau d’intérêt des chrétiens pour l’Ancien Testament et l’histoire d’Israël. L’Église catholique a rappelé à ses fidèles au concile Vatican II :

« L’économie du salut, annoncée d’avance, racontée et expliquée par les auteurs sacrés, apparaît donc dans les livres de l’Ancien Testament comme la vraie Parole de Dieu ; c’est pourquoi ces livres divinement inspirés conservent une valeur impérissable[8]. »

En se remettant à méditer sur les longs chapitres de l’histoire du salut que comporte l’Ancien Testament, on redirigeait l’attention sur Israël, le peuple et la terre. L’élection d’Israël par Dieu et le don de la terre à Israël sont des thèmes centraux de l’Ancien Testament, compris par les chrétiens comme une préparation pour la venue de Jésus, fils d’Israël. Traditionnellement les chrétiens prenaient pour acquis que les juifs étaient aveugles dans leur lecture de l’Ancien Testament parce qu’ils n’y avaient pas perçu la figure du Christ, préfiguré et promis dans ces anciennes Écritures[9]. Ceci fut un important pilier de l’ « enseignement du mépris ». 

Mais, depuis le concile, les chrétiens sont encouragés à respecter la lecture juive de ces Écritures qui sont également les leurs. Les chrétiens admettent maintenant qu’ils voient le Christ dans l’Ancien Testament non pas parce qu’il y est objectivement présent, mais parce qu’il devient perceptible au lecteur chrétien d’un texte de l’Ancien Testament lorsqu’il le lit à la lumière du Nouveau. C’est ce qu’explique le document de 2001 de la Commission Pontificale Biblique : « Lorsque le lecteur chrétien perçoit que le dynamisme interne de l'Ancien Testament trouve son aboutissement en Jésus, il s'agit d'une perception rétrospective, dont le point de départ ne se situe pas dans les textes comme tels, mais dans les événements du Nouveau Testament proclamés par la prédication apostolique. On ne doit donc pas dire que le Juif ne voit pas ce qui était annoncé dans les textes, mais que le chrétien, à la lumière du Christ et dans l'Esprit, découvre dans les textes un surplus de sens qui y était caché[10]. »

La lecture juive des Écritures, selon cet enseignement à caractère révolutionnaire, n’est pas une expression d’aveuglement, mais une interprétation authentique de ces Écritures : « (…) les chrétiens peuvent et doivent admettre que la lecture juive de la Bible est une lecture possible, qui se trouve en continuité avec les Saintes Écritures juives de l'époque du second Temple, une lecture analogue à la lecture chrétienne, laquelle s'est développée parallèlement. Chacune de ces deux lectures est solidaire de la vision de foi respective dont elle est un produit et une expression. Elles sont, par conséquent, irréductibles l'une à l'autre[11]. »

Une partie intégrante de la révolution dans les relations judéo-chrétiennes est la réalisation que les juifs et les chrétiens partagent un langage et un héritage spirituel qui est basé sur les Écritures qu’ils ont en commun, appelées l’Ancien Testament par les chrétiens et le TaNaKh par les juifs. Dabru Emet suppose que les juifs et les chrétiens, parce qu’ils partagent un langage commun basé sur les Écritures Israël, peuvent aussi partager une compréhension commune de la Terre d’Israël comme promesse et don au peuple d’Israël.

Mais est-ce que cette compréhension du pays de la Bible fait effectivement partie du vocabulaire commun des juifs et des chrétiens? La foi en Jésus différencie la lecture chrétienne de la Bible de celle du judaïsme. Une des conséquences de cette foi a trait à la question de la terre et des frontières. La Terre d’Israël est sans doute centrale dans l’Ancien Testament[12]. Le pays est promis à Abraham et à ses descendants et il sera conquis, éventuellement, pour devenir l’endroit où Israël est appelé à vivre sa relation d’alliance avec Dieu en observant la Torah. Au centre du pays se trouve Jérusalem, la Sainte Sion, et au centre de Jérusalem, le Temple, le lieu sacré de la présence constante de Dieu. Le pays est perdu durant l’Exil, à cause des fautes d’Israël; il est retrouvé lors du retour à Sion par la grâce de Dieu et à cause de sa fidélité à sa promesse.

Dans la lecture que les juifs font de leurs Écritures, la Terre d’Israël demeure le centre de l’attention d’un bout à l’autre. De fait les Écritures juives se terminent avec les paroles de l’édit de Cyrus, roi des Perses, aux exilés de Babylone : « Lequel d'entre vous provient de tout son peuple? Que le SEIGNEUR son Dieu soit avec lui et qu’il monte (à Sion)» (2 Chroniques 36,32). Mais la lecture chrétienne diffère de la juive parce que l’Ancien Testament est lu à la lumière du Nouveau Testament, pointant vers le Christ[13]. Les chrétiens comprennent l’Ancien Testament comme la préparation du Nouveau et l’unité entre l’Ancien et le Nouveau projette une lumière différente sur le contenu de l’Ancien. Cela change la signification de la terre quand Jésus est reconnu comme Christ.

De prime abord, la terre semble avoir presque disparue dans les écrits du Nouveau Testament[14]. L’impression globale est que la vraie patrie est au ciel : « (… ils s’étaient) reconnus pour étrangers et voyageurs sur la terre. Car ceux qui parlent ainsi montrent clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie; et s’ils avaient eu dans l’esprit celle dont ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner; en fait, c'est à une patrie meilleure qu'ils aspirent, à une patrie céleste. C'est pourquoi Dieu n'a pas honte d'être appelé leur Dieu; il leur a, en effet, préparé une ville » (Hébreux 11,13-16).

Toutefois, l’impression que la terre est absente du Nouveau Testament est trompeuse. Ce n’est pas la terre qui a disparu du Nouveau Testament, mais plutôt les frontières qui séparent un pays de l’autre, un peuple de l’autre. En 1993, la Commission Pontificale Biblique a insisté sur le fait que les « relectures » du texte biblique développent de nouvelles possibilités de sens : « C’est ainsi que l’héritage d’une terre, promis par Dieu à Abraham pour sa descendance (Genèse 15,7.18), devient l’entrée dans le sanctuaire de Dieu (Exode 15,17), une participation au repos de Dieu (Psaume 132,7-8) réservée aux vrais croyants (Psaume 95,8-11 ; Hébreux 3,7-4,11) et, finalement, l’entrée dans le sanctuaire céleste (Hébreux 6,12.18-20), « héritage éternel » (Hébreux 9,15)[15].

Le document de 2001 précise : « Une béatitude effectue le même type de passage du sens géographique historique  à un sens plus ouvert: « (...)  les doux posséderont la terre » (Matthieu 5,5); « la terre » équivaut là au « Royaume des cieux » (5,3.10), dans un horizon d'eschatologie à la fois présente et future. Les auteurs du Nouveau Testament ne font que pousser plus avant un processus d'approfondissement symbolique déjà enclenché dans l'Ancien Testament et le judaïsme intertestamentaire » [16].

Le pape Benoît XVI, poussant plus loin la compréhension chrétienne de la terre, a commenté la même béatitude : « (…) les conquérants viennent et repartent. Restent les hommes simples, les humbles, ceux qui cultivent la terre et qui continuent de semer et de récolter dans la douleur comme dans la joie. D'un point de vue purement historique, les humbles, les simples, sont davantage installés dans la durée que les hommes violents. Mais il s'agit de bien autre chose. L'universalisation progressive du concept de terre à partir des fondements théologiques de l'espérance correspond aussi à l'horizon universel (…). La paix a pour finalité de faire tomber les frontières et d'instituer une terre du renouveau par la paix qui vient de Dieu »[17].

Dans le Nouveau Testament, il y a une expansion progressive du concept de terre tandis que l’évangile se répand d’un lieu à l’autre, jusqu’aux extrémités de la terre, comme le montrent particulièrement les Actes des Apôtres. La terre n’est plus seulement la Terre d’Israël; par cercles toujours plus larges, elle en vient à désigner tout endroit où l’évangile est prêché et vécu. L’auteur de l’Épître aux Éphésiens souligne la nouveauté de la mission de Jésus Christ qui abat les frontières et étend le concept de terre : « C'est lui, en effet, qui est notre paix: de ce qui était divisé, il a fait une unité. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation: la haine. Il a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. Il a voulu ainsi, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix, et les réconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix: là, il a tué la haine. Il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches. Et c'est grâce à lui que les uns et les autres, dans un seul Esprit, nous avons l'accès auprès du Père. Ainsi, vous n'êtes plus des étrangers, ni des émigrés; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu (Éphésiens 2,14-19).

La « terre » de l’Église devient la surface de la terre, à mesure que les apôtres répandent le message de l’évangile de Jérusalem jusqu’aux extrémités de la terre. Cette vision néotestamentaire de la terre comme un espace universel unissant tous les peuples en tant qu’enfants de Dieu n’a pas toujours été promu par les chrétiens, de sorte que la tradition de l’Église a parfois été en porte-à-faux par rapport à ce sens biblique.

2. Réflexion sur la tradition et l’histoire

Pour les chrétiens, la terre que nous appelons Sainte par tradition est pleine de souvenirs historiques : Jésus y est né, y a vécu et enseigné; il y a souffert, il est mort et a été enseveli dans cette terre. Avant lui, dans le même pays, les patriarches, les prêtres, les rois, les sages et les prophètes de l’Ancien Testament, qui ont préparé sa venue, ont guidé Israël dans sa vocation d’être une lumière pour les nations. L’Église a pris naissance dans ce pays et c’est de là qu’est partie la mission jusqu’aux extrémités de la terre. La géographie et la topographie de cette terre résonnent dans les lectures bibliques de l’Église, ses homélies et sa catéchèse. Aussitôt que le christianisme est devenu une religion tolérée, l’Église a commencé à construire des sanctuaires partout dans le pays, commémorant ainsi les événements de l’histoire du salut. Le flot des pèlerins venant ressourcer leur foi en ces lieux saints ne s’est jamais tari. Ici, les pèlerins se sont régénérés en méditant sur le cinquième évangile, le pays où Dieu s’est engagé le premier envers Israël, le Christ, et l’Église.

Dans ses premiers temps, le christianisme n’a pas essayé de gouverner ce pays, ni aucun autre d’ailleurs. Il concevait plutôt son monde comme un monde sans frontières dont les chrétiens étaient le levain, la seule frontière étant celle qui séparait le ciel de la terre. L’élan missionnaire a poussé les chrétiens à voyager vers de nouvelles terres, y prêchant l’Évangile et élargissant par là les frontières de l’Église dans le monde. Dans une épître du deuxième siècle, un auteur chrétien écrit : « Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie leur est une terre étrangère. (…) Ils passent leur vie sur la terre, mais ils sont citoyens du ciel »[18].

L’adoption graduelle du christianisme comme religion officielle de l’empire a transformé la compréhension de la terre et des frontières. La montée en puissance du christianisme, qui a d’abord été toléré, puis est devenu dominant dans l’empire romain, a attiré l’attention sur des frontières qui devaient être défendues et des territoires qui attendaient d’être conquis. Les empereurs chrétiens avaient des armées chrétiennes à leur service. Au Moyen Âge, les chrétiens ont fait la guerre pour libérer Jérusalem des musulmans. Pour plusieurs, durant les croisades, il s’agissait d’une double guerre : une contre l’ennemi de l’intérieur (les juifs), l’autre contre celui de l’extérieur (les musulmans). Les croisés étaient inspirés par les récits bibliques et se voyaient comme des conquérants inspirés par Dieu. Saint Bernard de Clairvaux, dans une homélie visant à promouvoir la seconde croisade, proclamait : « Prenez les armes; qu’une rage sainte vous anime au combat, et que le monde chrétien résonne de ces paroles du prophète : ‘Maudit soit celui qui refuse le sang à son épée!’ (Jérémie 48,10) »[19].

L’écho des croisades a résonné durant toute la longue histoire du colonialisme européen et dans le traitement des peuples indigènes. Les conquêtes européennes se sont souvent faites en même temps que la diffusion de la religion chrétienne, les explorateurs et les conquérants pavant la voie aux missionnaires et aux prédicateurs. Conquérir des territoires, les réclamer au nom du christianisme et y établir des empires était un digne du triomphe du christianisme, soi-disant attribuable à la faveur divine[20].

Les juifs qui vivaient en territoire chrétien faisaient face à une marginalisation croissante. Perçu comme ceux qui avaient tué le Christ et qui continuaient de le rejeter, les juifs avaient perdus la terre de leurs ancêtres et étaient condamnés à être pour toujours un peuple errant sans pays. Dans le Nouveau Testament, la destruction du Temple en 70 de notre ère par les Romains était déjà associée à une punition pour la faute de n’avoir pas reconnu le Christ. Luc écrit à propos de Jésus contemplant Jérusalem : « Quand il approcha de la ville et qu'il l'aperçut, il pleura sur elle. Il disait: ‘Si toi aussi tu avais su, en ce jour, comment trouver la paix...! Mais hélas, cela a été caché à tes yeux! Oui, pour toi des jours vont venir où tes ennemis établiront contre toi des ouvrages de siège; ils t'encercleront et te serreront de toutes parts; ils t'écraseront, toi et tes enfants au milieu de toi; et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n'as pas reconnu le temps où tu as été visitée’ » (Luc 19,41-44).

Tertullien, un père de l’Église écrivant au début du troisième siècle, décrivait les juifs en termes très durs, les comparant à Caïn, le meurtrier de son frère innocent, Abel : « Dispersés vagabonds bannis de leur patrie ils se promènent sur la surface de la terre sans avoir ni dieu ni homme pour guide sans qu’il leur soit permis de mettre le pied dans leur pays même comme étrangers »[21].

Saint Augustin a poursuivi dans la même ligne de pensée au cinquième siècle. Il écrit : « Cette Jérusalem (terrestre), à la vérité, n’est plus habitée par les Juifs. Après la mort du Sauveur sur la croix, ce crime fut vengé par de grands fléaux ; arrachés de ce lieu, où leur fureur insolente, leur délire impie avait éclaté contre leur médecin, ils furent dispersés parmi les nations (…) »[22]

Saint Augustin a développé davantage cette idée de la dispersion des juifs en comprenant que cet exil sert la mission de l’Église : « (Les juifs) ont été dispersés dans toute la terre – car en effet, il n’y pas une partie du monde où on ne les retrouve. Et ainsi, par leurs propres Écritures, ils nous rendent ce témoignage, que nous n’avons pas inventé les prophéties qui parlent de Jésus-Christ »[23] .

Augustin compare les juifs aux esclaves des élèves de l’aristocratie romaine qui portaient les livres de leurs jeunes maîtres à l’école, les capsarii : « ‘Béni soit le Seigneur, Dieu d’Israël’ Car il est le Dieu d’Israël, le Dieu de Jacob, le Dieu du second fils, le Dieu du second peuple. (…) Aujourd’hui s’accomplit cette parole: ‘L’aîné servira le plus jeune’ (Genèse 25,23). Aujourd’hui, mes frères, les Juifs sont nos serviteurs; aujourd’hui ils sont nos capsarii, ils portent les livres que nous étudions. (…) Quand nous avons affaire aux païens et que nous leur montrons aujourd’hui, dans l’Église du Christ, l’accomplissement de ce qui a été prédit longtemps d’avance concernant le nom du Christ, le Christ dans son chef et dans ses membres, nous prenons les livres des Juifs, afin que ces païens ne puissent croire que nous avons fabriqué ces prophéties et que nous avons ajusté sur l’événement ces annonces de l’avenir. Car les Juifs sont nos ennemis, et ces livres de nos ennemis nous servent à convaincre les païens »[24].

Les chrétiens ont continué de voir l’ « exil » des juifs de la Terre d’Israël comme un châtiment divin, mais, parallèlement à cette vision, au dix-septième siècle, certains théologiens ont émis l’idée que l’exil des juifs se terminerait et qu’un retour des juifs dans leur terre annoncerait la fin des temps. Certains affirmèrent même que c’était une condition nécessaire au retour du Christ[25]. Le retour des juifs dans leur terre les pousserait à accepter le baptême et à entrer dans l’Église. Cette sorte de sionisme chrétien a eu cours longtemps avant l’élaboration du sionisme juif durant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Le sionisme chrétien soutient que les promesses faites à l’Église pour la fin des temps, concernant la reconnaissance universelle de Jésus Christ comme Seigneur et Sauveur, seront précédées par l’accomplissement des promesses de l’Ancien Testament concernant Israël. Ces promesses incluent le retour des juifs dans leur terre et l’établissement d’une confédération juive. Ceci finirait par provoquer la guerre de la fin des temps qui doit précéder la Seconde venue du Christ. Au cours du dix-neuvième siècle, un prêtre anglican, John Nelson Darby, qui soutenait que les chrétiens seraient miraculeusement retirés du monde à pour échapper aux catastrophes prévues pour la fin des temps[26], a répandu l’idée du « prémillénarisme »[27]. Dieu se servirait alors d’Israël comme d’un instrument pour punir les incroyants. Dans ce type de pensée, les juifs demeurent un outil au service du salut chrétien.  

En novembre 1917, une alliance entre des chrétiens et des juifs sionistes a donné lieu à la déclaration de Balfour, émise par le gouvernement britannique. Cette première formulation d’une reconnaissance de la revendication juive à l’égard de la terre prévoyait « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». Lord Arthur Balfour, ministre des Affaires étrangères britanniques dans un cabinet présidé par le chrétien sioniste et premier ministre David Lloyd George, expliquait : « En Palestine, nous ne proposons même pas de procéder à une consultation pour connaître les vœux des habitants actuels du pays (…) les quatre Grandes puissances sont favorables au sionisme. Et le sionisme, qu’il soit correct ou non, bon ou mauvais, est enraciné dans des traditions anciennes, des besoins actuels, des espoirs futurs, d’une portée beaucoup plus profondes que les désirs ou les préjugés des 700 000 arabes qui habitent actuellement cette terre ancestrale »[28].

Une semaine après la publication de la Déclaration Balfour, la Grande-Bretagne occupait la Palestine et, au cours des décennies suivantes, l’immigration juive en Palestine fut facilitée[29]. Depuis la fin de la seconde Guerre mondiale, avec l’horrible révélation du sort des juifs dans l’Europe occupée par les nazis, certains chrétiens ont proposé avec enthousiasme de nouvelles compréhensions de la relation avec les juifs et le judaïsme, adhéré à diverses formes de revendications juives concernant la terre d’Israël et accueilli favorablement la création de l’État d’Israël. Tandis que les « habitants du pays » (les Palestiniens) étaient ignorés au cours de ces processus politiques, certains, dans les cercles de dialogue judéo-chrétien, ont soutenu que l’appui des chrétiens à l’État d’Israël est la manière concrète dont les chrétiens peuvent manifester leur repentance pour des siècles d’attitudes antijuives et antisémites. De plus, une attitude théologique positive vis-à-vis de la possession juive de la terre et de la création d’un État concrétise l’idée théologique d’une alliance irrévocable entre Dieu et le peuple choisi par Dieu, les juifs, et constitue un revirement par rapport au supersessionisme traditionnel[30].

La révolution post-Vatican II dans les relations judéo-chrétiennes reconnaît que les juifs ont souffert historiquement de la montée en puissance du christianisme et des théologies qui la justifiaient. Ces mécanismes d’accroissement de pouvoir et de marginalisation concernant les juifs ont été mis au jour et transformés. Cependant, l’appui théologique chrétien à la revendication juive sur la terre est de plus en plus troublant lorsque l’on considère qu’il sert parfois à légitimer la dépossession et la marginalisation des Palestiniens, qui sont souvent ignorés.

3. Travailler pour la justice et la paix

Le deuxième concile du Vatican a mis de l’avant une vision de l’engagement de l’Église dans la société, qui n’évite pas les affaires de ce monde, mais qui prend plutôt parti pour les dépossédés et les sans-pouvoirs; c’est ce qu’on appelle l’option préférentielle pour les pauvres. L’Église a réalisé que si elle demeurait silencieuse vis-à-vis des affaires de ce monde, elle renforçait les pouvoirs qui briment ceux qui sont sans voix. L’Église, en exerçant son ministère prophétique, doit s’efforcer sans relâche de promouvoir la justice et la paix : « L’Église (…) ne peut ni ne doit (…) rester à l’écart dans la lutte pour la justice. Elle doit s’insérer en elle par la voie de l’argumentation rationnelle et elle doit réveiller les forces spirituelles, sans lesquelles la justice, qui requiert aussi des renoncements, ne peut s’affirmer ni se développer. La société juste ne peut être l’œuvre de l’Église, mais elle doit être réalisée par le politique. Toutefois, l’engagement pour la justice, travaillant à l’ouverture de l’intelligence et de la volonté aux exigences du bien, intéresse profondément l’Église »[31].

La préoccupation pour la justice et la paix n’est pas seulement une question politique ou diplomatique; elle fait partie intégrante de la manière dont l’Église se conçoit. C’est en cohérence avec cela que l’Église formule sa position sur le conflit actuel en Israël/Palestine. Son discours ne se limite pas aux textes bibliques ou à la tradition : il tient compte également d’une analyse du contexte politique, socioéconomique et culturel actuel. 

Le Saint-Siège n’a pas reconnu l’État d’Israël immédiatement après sa création en 1948. Il était profondément préoccupé à la fois par le statut des lieux saints et par le sort des chrétiens palestiniens, dont plusieurs ont perdu leurs maisons en même temps que leur compatriotes musulmans au cours du premier conflit entre Arabes et Israéliens en 1948. Quand le pape Paul VI a visité la Terre Sainte en 1964, il a rencontré les autorités politiques israéliennes et jordaniennes, mais n’a jamais mentionné explicitement l’État d’Israël. Nostra Aetate ne mentionne pas la Terre non plus. Durant le concile Vatican II, une bonne partie de l’opposition des pères au paragraphe 4 de ce document, a été le fait de ceux qui craignaient les implications politiques de ce paragraphe dans le contexte du Proche-Orient et de l’état de guerre entre les pays arabes et l’État d’Israël. Une attitude positive envers les juifs, craignait-on, pourrait être utilisée dans le conflit pour obtenir des appuis à Israël. C’est sans doute pour cette raison que le document insiste sur son caractère apolitique : « (…) l’Église, qui réprouve toutes les persécutions contre tous les hommes, quels qu’ils soient, ne pouvant oublier le patrimoine qu’elle a en commun avec les Juifs, et poussée, non pas par des motifs politiques, mais par la charité religieuse de l’Évangile, déplore les haines, les persécutions et les manifestations d’antisémitisme, qui, quels que soient leur époque et leurs auteurs, ont été dirigées contre les Juifs »[32].

Quand la Commission pontificale pour les relations religieuses avec les juifs a été établie, elle n’a pas non plus mentionné la terre dans son premier document « Orientations et suggestions pour l’application de la déclaration conciliaire Nostra Aetate (no 4) ». Cependant le document précise : « (…) il importe donc, en particulier, que les chrétiens cherchent à mieux connaître les composantes fondamentales de la tradition religieuse du judaïsme et qu’ils apprennent par quels traits essentiels les juifs se définissent eux-mêmes dans leur réalité religieuse vécue »[33].

Bien des juifs avec lesquels des catholiques étaient en dialogue insistaient sur le fait que les juifs se définissent, à l’époque moderne, comme intimement liés à la Terre d’Israël; ils demandaient aux catholiques de prendre cela en considération. Le Secrétaire général du Congrès juif mondial, Gerhart Riegner, l’a exprimé ainsi au pape Paul VI à la rencontre de 1974 du Comité international de liaison entre catholiques et juifs : « Nous sommes heureux de l’invitation lancée aux chrétiens de chercher à apprendre ‘par quels traits essentiels les juifs se définissent eux-mêmes dans leur réalité religieuse vécue’. Nous espérons que cet effort conduira à une appréciation plus large de la place essentielle que peuple et terre d’Israël tiennent dans la foi juive »[34]

C’est dans son document de 1985 que la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec les juifs a parlé de la terre et de l’État d’Israël pour la première fois. Dans la section intitulée « Judaïsme et christianisme dans l’histoire », le document dit : « L’histoire d’Israël ne finit pas en 70 (cf. Orientations, II). Elle se poursuivra (…) en conservant le souvenir de la terre des ancêtres au cœur de ses espérances (Seder pascal). Les chrétiens sont invités à comprendre cet attachement religieux, qui plonge ses racines dans la tradition biblique, sans pour autant faire leur une interprétation religieuse particulière de cette relation (cf. Déclaration de la Conférence des évêques catholiques des États-Unis, 20 novembre 1975). Pour ce qui regarde l’existence de l’État d’Israël et ses options politiques, celles-ci doivent être envisagées dans une optique qui n’est pas en elle-même religieuse, mais se réfère aux principes communs de droit international »[35].

Ce document donne une directive claire pour penser la question de la terre, insistant sur le fait que, même si les chrétiens peuvent comprendre « l’attachement religieux » juifs à la terre, les « principes communs de droit international » ne peuvent pas être ignorés. La question de la terre n’est pas seulement un problème d’exégèse; c’est aussi une question d’histoire contemporaine, de justice et de construction de la paix. Le document met en garde contre l’adoption d’une « interprétation religieuse » chrétienne quelconque de « l’attachement religieux » juif à la terre ancestrale.

Quand l’Accord fondamental a été signé entre le Saint-Siège et l’État d’Israël en 1993, le document a souligné la nouvelle relation entre l’Église et le peuple juif; mais il a aussi clairement indiqué que l’Église n’endossait aucune interprétation religieuse de revendications territoriales : « Le Saint-Siège, tout en maintenant dans chaque cas son droit à exercer sa fonction d’enseignement moral et spirituel, estime opportun de rappeler que, compte tenu de son caractère propre, il est solennellement engagé à demeurer à l’écart de tous les conflits purement temporels, ce principe s’appliquant particulièrement dans le cas des territoires contestés et des frontières non définies[36].

De fait, l’engagement de l’Église à dialoguer avec le peuple juif pour faire progresser la réconciliation s’est développé en même temps que sa prise de conscience que les Palestiniens réclamaient justice. Le pape Paul VI a été le premier pape à affirmer explicitement que le Palestiniens constituaient un peuple et non pas un simple groupe de réfugiés. Dans son message de Noël 1975, il disait : « Et bien que nous soyons conscient des tragédies encore toutes proches qui ont conduit le peuple juif à rechercher une protection sûre dans un État à lui, souverain et indépendant, et même précisément parce que nous en sommes conscient, nous voudrions inviter les fils de ce peuple à reconnaître les droits et les légitimes aspirations d’un autre peuple qui a, lui aussi, longtemps souffert, le peuple palestinien »[37].

En 1987, le pape Jean-Paul II a nommé pour la première fois un arabe palestinien comme  patriarche latin de Jérusalem, lequel est la plus haute autorité catholique en Terre Sainte. Le patriarche Michel Sabbah est devenu un porte-parole de premier plan à l’intérieur de l’Église, dénonçant les injustices dont son peuple a souffert en conséquence de la création de l’État d’Israël et de son occupation incessante de terres palestiniennes. Dans sa lettre pastorale de 1993, le patriarche Sabbah écrivait : « Serions-nous victimes de notre propre histoire du salut, qui semble privilégier le peuple juif et nous condamner? Est-ce là vraiment la volonté de Dieu, à laquelle nous devons inexorablement nous plier, sans appel et sans discussion et qui nous demanderait de nous dépouiller en faveur d’un autre peuple? »[38]

C’est le début du processus de paix entre Israéliens et Palestiniens au début des années 1990 qui a poussé le Saint-Siège à établir des relations diplomatiques à la fois avec l’État d’Israël (1993) et avec l’Organisation de libération de la Palestine, en vue d’un futur État palestinien (en 2000). D’autres développements sur l’enseignement concernant la Terre sont survenus quand trois papes ont visité la Terre Sainte, Israël et la Palestine, en 2000, 2009 et 2014. En examinant attentivement les gestes et les discours des pontifes romains durant leurs visites en Terre Sainte, quatre éléments sont étroitement liés dans l’enseignement qui s’en dégage : la référence à l’Écriture, la préoccupation des lieux saints et des chrétiens autochtones, le dialogue avec les juifs et les musulmans, la promotion de la justice et de la paix.

La visite du pape Jean-Paul II en Terre Sainte en 2000 fut un événement exceptionnel car il a mis en place les gestes qui furent répétés par les pontifes qui ont marché sur ses traces. Plutôt que de se soucier de marcher sur la corde raide, Jean-Paul II s’est préoccupé d’exprimer l’ampleur de ce qui a été réalisé dans le dialogue avec les juifs, suite à Nostra Aetate, sans oublier l’attention aux chrétiens de Terre Sainte, majoritairement palestiniens, et l’engagement à promouvoir la justice et la paix. Non seulement le pape a-t-il visité des dirigeants israéliens et palestiniens, des sanctuaires juifs et musulmans, mais il s’est aussi rendu à Yad VaShem, le monument qui commémore les victimes de la Shoah, et le camp de réfugiés de Deheisheh, où des Palestiniens se languissent depuis 1948. Sa visite a eu lieu durant une période d’optimisme au cours de laquelle Israéliens et Palestiniens était aussi engagés dans un dialogue.

Le pape Benoît XVI, durant sa visite de 2009, a développé et clarifié conceptuellement l’enseignement de l’Église sur la terre. Sans faire de concession, il a évoqué de manière répétée la vocation de l’Église à construire des ponts plutôt que des murs. Il a parlé en termes non équivoques de la triste réalité de la Terre Sainte où les murs sont plus évidents que les ponts lorsqu’il s’est adressé aux dirigeants politiques israéliens à l’aéroport Ben Gourion : « L’une des visions les plus tristes de ma visite dans ces terres a été celle du mur. Tandis que je le longeais, je priais pour un avenir où les peuples de la Terre Sainte pourront vivre ensemble dans la paix et l’harmonie sans éprouver le besoin de tels instruments de sécurité et de séparation, mais plutôt en se respectant et en ayant confiance les uns envers les autres, en renonçant à toutes formes de violence et d’agression »[39].

Il a aussi formulé une vision nette d’une solution politique au conflit : « Puisse être reconnu universellement que l’État d’Israël a le droit d’exister, de jouir de la paix et de la sécurité à l’intérieur de frontières reconnues internationalement ! De même puisse être reconnu le droit du peuple palestinien à une patrie souveraine et indépendante pour y vivre dans la dignité et se déplacer librement ! Puisse la solution des deux États devenir une réalité, et ne pas demeurer seulement un rêve ! »[40]

Suivant les traces de ses prédécesseurs, le pape François est venu en Terre Sainte en 2014. Il a fait les manchettes quand, à Bethléem, il a appelé le pays hôte « l’État de Palestine » plutôt que de parler seulement du peuple palestinien. Lorsqu’il s’est arrêté pour prier au Mur de séparation, construit par Israël pour assurer sa sécurité, il a donné un témoignage tangible de solidarité avec les Palestiniens. Le lendemain, à Yad VaShem, il a fait entendre la douleur d’un Dieu dont les enfants ont été immolés sans merci durant la Shoah. Toutefois, ce qui a unifié les divers éléments de cette visite éclair est le fait que peu importe où il est allé, le pape François s’adressait à tous ceux qu’il a rencontré comme « des frères », israéliens, palestiniens, juifs et musulmans. Peu de temps après son retour à Rome, le pape François a accueilli le président israélien Shimon Peres et le président palestinien Mahmoud Abbas et, lors d’une « invocation pour la paix » dans les jardins du Vatican, il a expliqué cette insistance sur le fait d’être frères : « (…) nous savons et nous croyons que nous avons besoin de l’aide de Dieu. Nous ne renonçons pas à nos responsabilités, mais nous invoquons Dieu comme un acte de suprême responsabilité, face à nos consciences et face à nos peuples. Nous avons entendu un appel, et nous devons répondre : l’appel à rompre la spirale de la haine et de la violence, à la rompre avec une seule parole : « frère ». Mais pour prononcer cette parole, nous devons tous lever le regard vers le Ciel, et nous reconnaître enfants d’un seul Père »[41].

Ultimement, l’Église est appelée à prêcher le pardon et la réconciliation plutôt que d’endosser la théologie d’une terre bordée de frontières.

Conclusion: La Terre dans le dialogue avec les juifs

Dabru Emet estime que « les chrétiens peuvent respecter le droit des juifs à la terre d’Israël ». Ce respect, selon l’argumentaire du document, est basé sur le partage d’un même héritage biblique et sur le langage commun que cela génère. Les chrétiens sont effectivement « membres d’une religion basée sur la Bible » et, à ce titre, ils partagent un vaste héritage avec les juifs. Même si bien des chrétiens peuvent effectivement « soutenir l’État d’Israël pour des raisons beaucoup plus profondes que purement politiques », comme le prétend Dabru Emet, il est peut-être encore plus important que les chrétiens rappellent à leurs frères juifs que l’exploitation de textes bibliques comme fondement de revendications politiques a été un élément désastreux dans l’histoire du christianisme. Le devoir des chrétiens dans le dialogue judéo-chrétien pourrait bien être de mettre les juifs en garde de ne pas tomber dans un piège que les chrétiens connaissent trop bien par leur propre histoire – le piège d’un accroissement de pouvoir justifié par la religion qui ignore le cri de ceux qu’ils ont marginalisés. Ceci doit être amené dans le dialogue avec le peuple juif, avec humilité, tout en continuant à cheminer sur la voie de la repentance, de telle sorte que les juifs et les chrétiens puissent véritablement travailler ensemble à réparer un monde brisé (tikkun olam), un travail de réparation qui puisse aussi apporter le remède et la guérison aux blessures des Palestiniens.

[1] Deuxième concile du Vatican, Nostra Aetate (1965), no 4.

[2] L’expression « enseignement du mépris » a été forgée par l’historien français Jules ISAAC qui a rencontré le pape Jean XXIII en 1959 et lui a demandé de mettre fin à ce genre d’enseignement dans l’Église.

[3] Document disponible sur le site du Vatican: http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/chrstuni/relations-jews-docs/rc_pc_chrstuni_doc_20151210_ebraismo-nostra-aetate_fr.html.

[4] Texte disponible sur Relations judéo-chrétiennes : http://www.jcrelations.net/Dabru_Emet__D__claration_juive_sur_les_chr__tiens_et_le_christianisme.2782.0.html?L=6.

[5] Texte disponible sur Relations judéo-chrétiennes : http://www.jcrelations.net/Une+obligation+sacr%E9e+-+Repenser+la+foi+chr%E9tienne+en+relation+au+juda%EFsme+et+au+peuple+juif.3279.0.html?L=6.

[6] Ruth LANGER, “Theologies of the Land and State of Israel The Role of the Secular in Christian and Jewish Understandings”, Studies in Jewish-Christian Relations, 3 (2008), p. 1-17.

[7] Pour une théologie chrétienne de la Terre, voir Walter BRUEGGEMANN, The Land: Place as gift, promise and challenge in Biblical faith (Minneapolis, Fortress, 2002); Alain MARCHADOUR et David NEUHAUS, La terre, la Bible et l'histoire : vers le pays que je te ferai voir (Montrouge [France], Bayard, 2010).

[8] Deuxième concile du Vatican, Dei Verbum (1965), no 14.

[9] L’accusation d’aveuglement remonte à la 2e lettre de Paul aux Corinthiens: « Mais leur intelligence s'est obscurcie! Jusqu'à ce jour, lorsqu'on lit l'Ancien Testament, ce même voile demeure. Il n'est pas levé, car c'est en Christ qu'il disparaît » (3,14).

[10] Commission Pontificale Biblique, Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne (2001), no 21.

[11]Ibidem, no. 22.

[12] Le document de 2001 de la Commission Pontificale biblique développe une lecture de la « Terre promise » dans l’Ancien et le Nouveau Testament (ibidem, no 56-57).

[13] L’interprétation différente du texte se manifeste aussi dans la séquence différente des livres de l’Ancien Testament, comparé à celle du TaNaKh. Au lieu de se terminer avec le 2e livre des Chroniques, l’Ancien Testament se termine avec la promesse, dans le livre de Malachie, du retour du prophète Élie.

[14] Une exception souvent citée est le verset de l’Évangile de Matthieu qui fait référence au retour d’Égypte de la Sainte Famille : « Alors Joseph se leva, prit avec lui l'enfant et sa mère, et il entra dans la terre d'Israël » (Matthieu 2,21).

[15] Commission Pontificale Biblique, L’interprétation de la Bible dans l’Église (1993), III, A. 1.

[16] Commission Pontificale Biblique, Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne (2001), no 57.

[17] Pape BENOÎT XVI, Jésus de Nazareth, I (Paris, Flammarion, 2007), p. 105.

[18] Voir Henri Irénée MARROU, À Diognète (SC 33bis, Paris, Cerf, 2e éd. revue et augmentée, 2005), no 5.

[19] Bernard de CLAIVAUX, « Pourquoi une autre croisade » (1145).

[20] Voir Michael PRIOR, Bible et colonialisme : critique d'une instrumentalisation du texte sacré (Paris : L'Harmattan, 2003).

[21] TERTULLIEN, Apologétique, ch. XXI.

[22] Saint AUGUSTIN, Discours sur le Psaume LXIV (LXV), 1.

[23] Saint AUGUSTIN, La cité de Dieu, livre XIII, ch. XLVI.

[24] Saint AGUSTIN, Discours sur le Psaume XL (XLI), 14.

[25] Steven SIZER, Christian Zionism: Roadmap to Armageddon? (Downer’s Grove, IVP Academic, 2004).

[26] C’est ce qu’on a appelé « l’enlèvement »; cette idée est basée sur une interprétation de 1 Thessaloniciens 4,16-18. Cette croyance est remise en question par certains chrétiens sionistes et semble être plus répandues chez les pentecôtistes.

[27] Le thème des « mille ans » est basé sur une interprétation de l’Apocalypse de Saint Jean, 20,1-3.

[28] Cité par Doreen INGRAMS, Palestine Papers 1917-1922, Seeds of Conflict (London, J. Murray, 1972), p. 73.

[29] Quand la Déclaration Balfour fut signée, il y avait environ 60 000 juifs en Palestine; vers la fin du Mandat britannique, leur nombre voisinait les 600 000.

[30] Voir par exemple John PAWLIKOWSKI, « Land as an Issue in Christian Jewish Dialogue, » CrossCurrents 2/59 (2009), p. 197-209.

[31] Pape BENOÎT XVI, Deus caritas est (2005), no 28.

[32]Nostra Aetate (1965), no 4.

[33] Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme, « Orientations et suggestions pour l’application de la déclaration conciliaire Nostra Aetate (no 4) » (1974), préambule.

[34] « Discours à Paul VI (10.1.1975) », Documentation catholique, no 1669 (1975), p. 111.

[35] Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme, « Notes pour une correcte présentation des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique » (1985), VI, 1.

[36] « Accord fondamental entre le Saint-Siège et l’État d’Israël » (1993), no 11.

[37] Voir Documentation catholique, no 1690 (1976), p. 55-56.

[38] Michel SABBAH, « Lire et vivre la Bible au pays de la Bible » (1993), no 7.

[39] Pape BENOÎT XVI, « Discours à l’aéroport Ben Gourion » (15 mai 2009).

[40]Ibidem.

[41] Pape FRANÇOIS, « Discours lors de l’invocation pour la paix » (8 juin 2014).

 

Remarques de l’éditeur

* David NEUHAUS est né à Johannesburg (Afrique du Sud) en 1962. Il a fait sa profession religieuse dans la Compagnie de Jésus (jésuites) en 1994 et a été ordonné prêtre en 2000. Il a été nommé Vicaire patriarcal pour les catholiques d’expression hébraïque par le Patriarche latin de Jérusalem, S.B. Fouad Twal, le 15 mars 2009. Source : Center for Christian-Jewish Learning, Boston College (http://www.bc.edu/content/dam/files/research_sites/cjl/jpg/NEUHAUS_Towards%20the%20ends%20of%20the%20earth.pdf).
Traduit de l’anglais par Jean DUHAIME.