Juifs et Protestants

Les relations entre Juifs et Protestants en France représentent un véritable défi, selon le pasteur Florence Taubmann, Présidente de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France. Elle retrace l’histoire récente de ces relations et en discute les principaux enjeux dans cet exposé paru dans la revue Sens[1]

L’Amitié Judéo-Chrétienne de France regroupe des Juifs et des Chrétiens de toutes confessions. Mais l’importance numérique des Catholiques, et plus encore le travail considérable accompli par l’Église catholique depuis Vatican II dans son approche du Judaïsme, font parfois oublier la présence active des Protestants et des Orthodoxes dans le dialogue. Cependant il faut constater une certaine réserve du côté protestant. Celle-ci a plusieurs causes, dont l’organisation plurielle, non hiérarchisée, du Protestantisme, qui favorise les engagements personnels plus qu’institutionnels, lesquels existent mais semblent parfois timides. Ainsi le Document européen de Leuenberg «Église et Israël», qui pourrait être aux Églises issues de la Réforme ce que Nostra Aetate est aux Catholiques, n’a pas connu une grande diffusion dans les Églises depuis sa parution en 2001. Et si certains Protestants se plongent avec passion dans l’étude de l’hébreu et du Judaïsme, il ne semble pas que la théologie protestante se soit véritablement laissé interroger par la rencontre du Judaïsme. C’est là certainement l’enjeu des années à venir.

Un retournement historique

Quand on évoque les relations entre Juifs et Protestants en France, vient naturellement à l’esprit l’expression d’«affinités électives» que l’historien Patrick Cabanel a retenue dans le titre de son livre: Juifs et Protestants en France, les affinités électives – XVIème-XXIème siècle[2] . Celles-ci se sont nourries d’une conscience partagée de minoritaires dans un pays catholique, conscience d’autant plus vive que, pour les deux minorités, cet état s’est accompagné de persécutions. En même temps, le retour accompli par les Réformateurs au texte biblique, à l’hébreu, la place reconnue à l’histoire d’Israël racontée dans l’Ancien Testament ont également favorisé un rapprochement culturel.

Historiquement, cette proximité s’est exprimée par une forte solidarité au moment de l’affaire Dreyfus, puis pendant la Seconde Guerre mondiale. Déjà avant la guerre, des Protestants ont compris le danger de l’anti-sémitisme nazi et, en 1941, des pasteurs et théologiens réagissaient aux lois antijuives de l’État français à travers les thèses de Pomeyrol. De nombreux Juifs ont été cachés dans des régions protestantes, le Chambon sur Lignon étant le village emblématique du sauvetage des enfants juifs. Après guerre, des Protestants ont participé à la Conférence de Seelisberg et à la création de l’Amitié Judéo-Chrétienne. Ils ont souvent applaudi à la création de l’État d’Israël, mais davantage pour des raisons historiques et humanitaires que pour des raisons théologiques, malgré la présence depuis le XIXème siècle, dans le Protestantisme réformé, d’un courant favorable au sionisme. Ainsi l’on note le ton réservé de la déclaration de l’assemblée du Conseil œcuménique des Églises à Amsterdam en 1948: «Nous constatons que l’établissement de l’État d’Israël complique d’une question politique le problème de l’attitude chrétienne à l’égard des Juifs et menace de doubler l’antisémitisme d’un complexe de crainte et d’hostilité politiques. Sur les aspects politiques du problème palestinien et sur le conflit des droits respectifs des parties, nous n’entreprendrons pas d’émettre un jugement.»

Mais la rupture des affinités électives date vraiment de la guerre des Six Jours. De pays refuge pour persécutés, Israël est apparu, aux yeux de nombre de nos concitoyens, comme une puissance d’occupation, et un désaccord profond s’est creusé entre Juifs et Protestants dans l’approche du conflit israélo-palestinien. Dans son livre Les Églises protestantes et les Juifs, le Pasteur Michel Leplay fait un état de la question en prônant «un devoir de réserve plus qu’un droit d’ingérence à l’égard du peuple d’Israël, et plus encore de l’État qu’il s’est donné en le recevant à nouveau en Palestine»[3] ; mais également un droit fraternel à la critique au nom d’une éthique biblique qui oblige à la vigilance et à la défense de l’opprimé, en l’occurrence le peuple palestinien. Il cite d’ailleurs, pour appuyer son propos, la position de personnalités juives dénonçant elles aussi une politique d’Israël qui sacrifie la justice à la sécurité. Toutefois, l’analyse de ces critiques montre qu’il faut distinguer celles qui visent la politique d’Israël et celles qui mettent en cause l’existence d’Israël comme État juif, ou même État des Juifs.

Une dissension théologique profonde

D’autres distinctions s’imposent quand on considère les relations entre Juifs et Protestants, Judaïsme et Protestantisme: la théologie protestante traditionnelle, issue de la Réforme, est plutôt réfractaire à l’idée de Lieux saints et de Terre sainte, faisant sienne cette affirmation de Jésus à la Samaritaine dans l’Évangile de Jean: «L’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père… Mais l’heure vient où les vrais adorateurs adoreront le Père en Esprit et en vérité» (Jn 4, 21-22). À l’opposé, les milieux Protestants évangéliques, qui pratiquent une lecture littéraliste de toute la Bible, ont développé un sionisme religieux en interprétant la création de l’État d’Israël comme la réalisation des promesses bibliques et l’annonce des temps messianiques. Or le militantisme évangélique a tellement exacerbé, chez les Réformés, le rejet de tout lien entre le théologique et le politique qu’il a fini par s’étendre à toutes les formes du sionisme, y compris laïques. Et il arrive que la seule mention du nom Israël suscite des réactions négatives, et que les textes bibliques ayant trait à l’histoire d’Israël soient tout simplement écartés, tant il est devenu difficile d’articuler entre elles les différentes réalités recouvertes par le nom Israël: biblique, géographique, théologique, spirituelle, symbolique, politique.

Il y a peut-être une problématique propre au Protestantisme historique, notamment réformé, liée à une relation bouleversée avec les textes et l’histoire bibliques. Depuis une cinquantaine d’années, la critique historique a obtenu une place importante dans la formation des pasteurs et des théologiens. Des connaissances nouvelles, des hypothèses sur l’histoire des textes et de leur rédaction jouent un rôle indéniable dans l’interprétation des Écritures, avec de notables effets positifs, par exemple la prise en compte du contexte historique. D’un autre côté, ce recul critique aboutit parfois à brouiller la lecture de l’histoire sainte, en particulier quand il s’agit des récits d’installation du peuple hébreu en Canaan. Quel est le degré d’historicité de ce qui est raconté? Les rédacteurs n’avaient-ils pas un parti-pris idéologique? Et que faire de cette violence arbitraire attribuée à Dieu, si contradictoire avec le cœur du message biblique qui est l’amour de Dieu pour toutes ses créatures? Tous ces questionnements du lecteur moderne fragilisent le sentiment d’évidence auparavant ressenti du lien du peuple juif à la terre d’Israël. Et cela touche particulièrement le monde réformé, qui accordait traditionnellement à l’Ancien Testament un rôle qu’il n’avait pas de la même manière chez les Catholiques ou même chez les Luthériens.

Ce malaise souvent exprimé se nourrit, du côté libéral, d’un parti-pris rationaliste et, du côté plus orthodoxe, d’une théologie radicalement christocentrique. Dans les deux cas, l’histoire de l’Israël biblique n’a plus, dans la piété et la spiritualité, le poids qu’elle a pu avoir autrefois, et l’enracinement complexe des sionismes dans cette histoire est de moins en moins bien compris. L’universalisme spirituel et éthique du monde réformé, qui se trouvait tout à fait en phase avec le monde juif issu de la haskala, se trouve déstabilisé face à une identité et une vocation juives aujourd’hui revendiquées d’une manière nouvelle. L’attachement des Juifs à Israël est-il seul en cause? Suffit-il à expliquer ce sentiment d’étrangeté qui semble remplacer de plus en plus celui des affinités électives?

En réalité, la notion d’élection, au fondement de la théologie de l’Alliance, fait elle aussi problème, car elle suscite de plus en plus de réticences, même implicites. Celles-ci ne visent pas seulement l’élection quand elle concerne le peuple juif, mais également quand elle s’applique à la foi chrétienne car, mal expliquée, l’élection semble contredire l’universalisme chrétien. Par le passé, les Protestants réformés ont pu s’identifier au peuple hébreu libéré d’Égypte, pour des raisons historiques (les persécutions) et pour des raisons théologiques (en particulier l’expérience libératrice de la grâce entraînant la conviction personnelle d’être sauvé). Et ceci a pu être un des points des affinités électives avec les Juifs. Mais cette conscience, nourrie d’une certaine lecture de la Bible, s’est érodée dans le cadre de la laïcisation de la foi, si bien que la théologie de l’Alliance, fondée sur l’histoire de Dieu avec son peuple, puis sur l’incarnation en Jésus Messie juif, semble parfois battue en brèche par une sorte de théologie de l’Égalité, susceptible d’accepter toutes les différences, mais supportant difficilement une altérité qui lui échappe. Un verset important du Nouveau Testament peut donner une clef de compréhension de ce processus: «Il n’y a plus ni Juifs ni Grecs, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ. Et si vous appartenez au Christ, alors vous êtes la descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse» (Galates 3, 28-29). Cette déclaration, qui vise l’intégration de tous dans le projet salvateur de Dieu, est liée à un contexte où l’on croit être à la fin des temps. Mais son adoption comme idéal pour toute l’humanité tend sans cesse à gommer le rôle singulier et toujours actuel du peuple juif et du Judaïsme dans l’histoire de la rédemption. Malgré de réelles avancées théologiques, cette singularité reste difficile à comprendre pour de nombreux Chrétiens qui l’interprètent souvent comme un orgueil spirituel et un refus de l’universalisme, et non comme un service qui lui est rendu.

Reste à rappeler que le débat entre la foi et la loi est au cœur de la Réforme, qui a eu tendance à radicaliser l’opposition faite par l’apôtre Paul entre la loi et la grâce, la foi et les œuvres. Il n’est pas rare que la prédication, quand les textes proposés lui en donnent l’occasion, renchérisse sur la disqualification classique des Pharisiens et la critique théologique de la loi pour valoriser l’enseignement chrétien. Et comme le Protestantisme réformé, traditionnellement réfractaire au religieux, aux rites, aux obligations cérémonielles, a vu la foi s’intérioriser de plus en plus depuis une trentaine d’années, ceci a accru son sentiment d’étrangeté vis-à-vis de la pratique religieuse juive.

De nouvelles ouvertures

Entre affinités électives et malentendus, les relations entre Juifs et Protestants, pour s’approfondir, ont certainement besoin de se replonger dans la source première qui est la Bible, mais d’une manière renouvelée. En effet, ce retour à la Bible avait fait espérer à Martin Luther, en son temps, une conversion des Juifs au Christianisme; mais de sa déception était née une réaction terriblement antisémite. Calvin n’avait pas versé dans le même travers, et il reconnaissait l’Alliance de Dieu avec le peuple juif. Cependant le Christianisme représentait pour lui la vérité exclusive et indépassable. Aujourd’hui le Protestantisme évangélique, fervent défenseur d’Israël, garde néanmoins la conviction profonde d’un devoir d’évangélisation du peuple juif, comme l’exprime la déclaration de l’Alliance Évangélique mondiale de l’été 2008.

Avec le document “Église et Israël” de la Communion de Leuenberg, les Églises de la Réforme ne sont plus dans cette perspective de conversion, mais sur un chemin de reconnaissance théologique du Judaïsme, en proximité avec celui de l’Église catholique. Et ceci induit forcément un nouveau type de relations avec les Juifs en général.

Concernant les Réformés français, et nonobstant les diverses sensibilités des uns et des autres, cette reconnaissance du Judaïsme représente un véritable défi, car elle signifie plus qu’une simple attitude de tolérance et autre chose que le sentiment de solidarité avec des Juifs, même si celui-ci a donné de beaux fruits dans le passé. Il est peut-être nécessaire, en premier lieu, de retrouver un lien de familiarité affective avec l’histoire biblique, sans nier l’apport des sciences exégétiques, mais en s’ouvrant davantage à la dimension symbolique. Pour cela, les commentaires de la tradition juive représentent un soutien précieux, déjà utilisés par certains pasteurs et membres de l’Église Réformée. Ce renouvellement de la lecture et de l’interprétation des textes est un des outils nécessaires pour mieux comprendre la façon dont les Juifs, dans leur diversité, se comprennent eux-mêmes dans l’histoire, et appréhendent leur lien avec la terre d’Israël. La compréhension du Judaïsme pourrait aussi permettre au monde réformé de réfléchir, à nouveaux frais, sur la relation entre foi et religion. Les questions qui font difficulté sont également des chances à saisir, car elles donnent à penser. De la même manière que le développement des relations œcuméniques a obligé, depuis plus d’un demi-siècle, les différentes Églises chrétiennes à s’interroger sur leurs expressions, leurs pratiques et leurs témoignages de foi dans le monde, un dialogue avec le Judaïsme peut véritablement aider le Protestantisme réformé à renouveler sa relation à la Bible, à relire ses principes fondateurs et à repenser son anthropologie religieuse. Et, plus largement, la poursuite de rencontres entre Protestants et Juifs, religieux et non religieux, dans une grande diversité de pratiques et d’opinions, peut aider à mieux porter ensemble le souci d’Israël, mais aussi de la Palestine et des Chrétiens d’Orient, si éprouvés actuellement. 

[1]Intervention au colloque «Chrétiens et Juifs en Israël, une communauté retrouvée», tenu à Jérusalem et Tibériade en mars 2010. Ce texte a été publié dans la revue Sens (no 366, février 2012, p. 157-162); il est reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteure et des éditeurs.

[2] Patrick Cabanel, Juifs et Protestants en France, les affinités électives – XVIème-XXIème siècle, Fayard, Bibliothèque de culture religieuse, 2004 (cf. Sens, 2004 no 12, pp. 658-663) (NDLR).

[3] Michel Leplay, Les Églises protestantes et les Juifs face à l’antisémitisme au vingtième siècle, Éditions Olivetan, 2006 (cf. Sens, 2007 no 1, p. 62) [NDLR].

Remarques de l’éditeur

* Présidente de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France