Job et la providence de Dieu
Résumé d’une conférence à deux voix présentée lors d’une rencontre de dialogue entre juifs et chrétiens au Temple Emanu-El-Beth Sholom le 22 mars 2006
par
Leigh Lerner, rabbin sénior au Temple Emanu-El-Beth Sholom, Montréal, QC
Jean Duhaime, professeur à la Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal
Introduction
Le livre de Job raconte l’histoire d’un homme intègre qui « craint Dieu » (1,1) et qui est mis à l’épreuve pour vérifier si son attitude est vraiment désintéressée (1,1 – 2,10). Apprenant les malheurs de Job, trois amis, Éliphaz, Bildad, et Çofar, viennent le consoler ; un dialogue à caractère poétique s’engage, au cours duquel chacun offre son explication des souffrances de Job (2,11 – 31,40). Vient ensuite un quatrième personnage, Elihu, qui propose sa propre interprétation (32,1 – 37,24). Enfin, Dieu lui-même se manifeste et amène Job à situer son malheur sur l’horizon plus large de l’action divine dans la nature (38,1 - 42,6). L’histoire se termine par un bref récit qui décrit la réhabilitation de Job (42,7-17).
Job et la providence de Dieu chez Maïmonide
Rabbin Leigh Lerner
La providence (hachgahah) est le concept selon lequel Dieu a la connaissance et la maîtrise de toute existence dont il est le Créateur. Ainsi non seulement connaît-il et contrôle-t-il toute chose, mais de plus il aime toutes ses créatures, se préoccupe de leur sort, étendant sa hachgahah, sa "surveillance" au-dessus d’elles.
Les penseurs juifs accordèrent une place importante à la doctrine de la rétribution et du châtiment dans une vie éternelle où le bien sera récompensé et le mal puni. Ainsi, alors que la doctrine de la divine Providence subsiste dans la théologie juive, les doctrines touchant la liberté humaine, la récompense et la punition conservent une place très importante, une place que le livre de Job discute, tout en gardant le silence sur la question de la vie éternelle 1.
Maïmonide et le livre de Job
Maïmonide, discute de la providence dans son Guide des égarés, écrit au 12e siècle, en Égypte. Au chapitre III:17-18, il résume cinq théories sur la providence proposées avant lui, puis donne son opinion.
- Épicure. Il n"y a aucune providence parce qu"il n"y a aucun Dieu.
- Aristote. Dieu exerce la providence, mais seulement en ce qui concerne les choses stables et permanentes. Il y a une providence générale qui s"applique aux diverses espèces, mais pas à leurs membres individuels, qui ne sont pas à l"abri des événements nocifs ou des effets du hasard.
- École Ash"arite de la théologie islamique. La providence consiste en l"exercice de la volonté de Dieu, qui ne peut pas être comprise ni remise en question. Par conséquent, Dieu peut faire souffrir le juste et faire prospérer le méchant sans que nous ne puissions discerner les raisons pour lesquelles il agit ainsi.
- École Mu"tazilite. Toutes les actions de Dieu dans le monde sont dictées par la sagesse. Si le juste souffre, c"est parce que Dieu l"éprouve afin de lui donner l"occasion d"obtenir une plus grande récompense dans le monde à venir.
- Notre loi. Le principe qui sous-tend le rapport de Dieu avec le monde est celui de la justice. La providence, donc est "le résultat des mérites de l"individu, selon ses actions." Ceci implique que la bonne fortune de certaines personnes est toujours une récompense pour leurs bonnes actions. Leur souffrance est toujours punition pour le péché.
Le point de vue personnel de Maïmonide combine l"opinion d"Aristote avec celle de la loi juive. Aristote à raison en ce qui concerne l"ensemble des créatures à l"exception de l"être humain, qui est régi par la providence de la manière dont la loi le précise. En dehors des êtres humains, la providence protège seulement les espèces en général. Dans le cas de l"espèce humaine, les individus également sont sous la providence divine. La Torah nous indique que la bonne fortune est la récompense des bonnes actions, tandis que la mauvaise fortune est la punition pour le péché. Cependant, la règle exacte qui détermine la façon dont la récompense et la punition nous sont données surpasse notre compréhension.
Plus tard (Guide, III:51) Maïmonide donne un aperçu de la manière dont il comprend la providence à l"égard des êtres humains. Selon lui, quand une personne a réalisé la perfection intellectuelle et contemple constamment Dieu, elle est entièrement protégé contre le mal physique. Malheureusement, l"exposé de Maïmonide sur la providence laisse beaucoup de questions sans réponse. Est-il naturaliste ? Où est-ce que Dieu intervient?
Maïmonide fait un commentaire sur le livre de Job dans son Guide des égarés. Il dit que c"est une fiction concernant la providence; à son avis, c"est une parabole qui comporte des significations cachées. Pour Maïmonide Job tel qu"il est décrit au début du livre aurait la perfection morale, mais pas la perfection intellectuelle. Job était "un homme intègre et droit, craignant Dieu, et se détournant du mal": il s"agit seulement de vertus morales et non de vertus intellectuelles. Le Job du début du livre représente les masses philosophiquement incultes. Job ne comprend pas sa souffrance parce qu"il est intellectuellement déficient, c"est-à-dire non instruit philosophiquement.
Que dire de Satan ? La figure de Satan est allégorique. Selon Maïmonide, il représente une force négative et nocive dans le monde naturel. Mais Maïmonide n"explique pas exactement ce qu"est cette force: il pourrait s"agir de la privation, du manque de quelque chose. Maïmonide identifie le mal avec la privation. La pauvreté est une privation de la richesse. Le mal est une privation de bonté. Quand Satan répond à Dieu qu"il vient "de parcourir la terre et de m"y promener," il veut dire qu"il est lié à la terre seulement, où la privation existe, pas aux mondes supérieurs, où elle n"existe pas. Maïmonide aime également l"idée de Resh Lakish que Satan, l"inclination mauvaise, et l"ange de la mort sont une seule et même chose. L"inclination mauvaise est une privation, aussi, parce qu"elle représente l"absence de la sagesse.
Quels maux arrivent à Job? La première catégorie du mal, chez Maïmonide c"est le désastre naturel. Le feu du ciel élimine beaucoup de la richesse de Job. La deuxième catégorie du mal inclut des actes dus à la violence humaine. Job est la victime de la violence aux mains des Sabeans et des voleurs chaldéens. La troisième catégorie est le mal que les êtres humains s"infligent à eux-mêmes. Maïmonide inclut ici les maladies du corps et l"âme, qui, à son point de vue, sont presque toujours provoquées par une consommation immédérée de nourriture, de boisson, ou... de sexe! Job est affligé par la maladie. Voilà!
Maïmonide s"explique un peu plus lorsqu"il commente le dialogue de Job avec ses amis. Job représente le point de vue d"Aristote, qui dit que la provicence concerne les espèces en général, mais pas les individus. Eliphaz représente l"opinion de "notre loi," qui indiquerait que Job est puni pour ses péchés. Bildad représente la perspective des Mu"tazilites qui interprètent la souffrance dont Job est affligé comme une épreuve qui lui donne l"occasion de gagner une plus grande récompense dans le monde à venir. Zophar prend la position de l"Ash"arites, pour lesquels la douleur du Job est due à la volonté arbitraire de Dieu, ce qui rend futile toute tentative d"en saisir la signification.
Elihu donne un avis correct sur la providence, tout comme Dieu lui-même. Maïmonide parle ici de l"intervention d"un ange, un événement qui peut arriver seulement deux ou trois fois dans la vie d"une personne; mais il est possible que cet ange ne soit qu"une force naturelle. Dieu enseigne à Job les limites de la connaissance humaine au sujet de la providence divine: "Où étais-tu quand je fondais la terre? Dis-le, si tu as de l"intelligence. Qui en a fixé les dimensions, le sais-tu? Ou qui a étendu sur elle le cordeau?" (38,4-5).
Job admet alors qu"il ne savait rien de Dieu, mais qu"il en a maintenant une nouvelle compréhension intellectuelle : "Mon oreille avait entendu parler de toi; mais maintenant mon oeil t"a vu. C"est pourquoi je me rétracte et je me repens sur la poussière et sur la cendre" (42,5-6).
Au début du livre, Job commence donc par s"exprimer avec un point de vue traditionnel sur la providence; mais il découvre ensuite que "le bonheur vrai" réside dans "la connaissance de la divinité" et qu"on ne peut "être troublé de nulle façon par aucun de tous les malheurs" qu"il a éprouvé. Ainsi Job se repend de s"être attaché aux choses matérielles et d"avoir pleuré leur perte. Maintenant il sait mieux.
Maïmonide ne traite pas de la fin heureuse du livre, où Job est comblé de biens et de bonheur. C"est peut-être parce qu"il estime la bonne fortune de Job n"est mentionnée que pour satisfaire le besoin du lecteur inculte et traditionnel.
Comparaison avec les penseurs modernes
La plupart des penseurs modernes rejettent la notion que le livre de Job propose une théodicée quelconque. Quand Dieu s"adresse à Job du milieu de la tempête, les penseurs modernes observent que les paroles de Dieu ne fournissent aucune explication raisonnable de la souffrance de Job. Le livre de Job ne nous apprend rien sur la façon dont nous devrions comprendre la douleur imméritée, mais nous dit comment nous devrions réagir face à elle. Robert Gordis (1978), par exemple, croit que Job apprend de la voix dans la tempête que l"ordre naturel et l"ordre moral de l"univers sont semblables parce que dans les deux domaines il y a des choses que nous comprenons et des choses que nous ne pouvons pas comprendre. Gordis insiste sur le fait qu"il y a un certain contenu positif à la connaissance que Dieu fournit dans son discours final à Job, même si aucune théodicée n"émerge. Job devrait donc exprimer sa joie de comprendre un peu mieux l"ordre de l"univers. Il serait ainsi amené à croire qu"il y a également une signification dans ses souffrances même s"il ne les comprend pas.
La ressemblance entre Maïmonide et les penseurs modernes est remarquable quand il affirme que le livre de Job place la question cruciale de la justice divine au-delà des limites de la raison humaine.
Le rabbin Solomon Freehof (1958) suggère que l"auteur de Job n"a aucune solution à offrir au problème amer de souffance des justes. Il veut simplement nous guérir de notre assurance qu"il existe une solution automatique à ce problème, quelle qu"elle soit. Nous devrions garder un esprit ouvert sur ce problème. Freehof note que les amis répondent au problème dans le domaine de l"éthique, ce qui est au moins une tentative de traiter le problème du mal. Dieu répond dans le domaine de la biologie et de la météorologie; cela peut sembler non pertinent, mais l"est-ce vraiment?
Les amis de Job disent, "toute douleur est due au péché." Ce n"est pas vrai non plus. Une vaste proportion de la douleur humaine est due à notre ignorance de la nature et à notre incapacité continuelle de la traiter. Ceux qui souffrent des maladies infectieuses ne souffrent pas à cause d"un péché, si ce n"est celui que Dieu reproche à Job dans la tempête, l"ignorance humaine de la biologie. Et combien de péchés sont dus à notre faiblesse? Ainsi, le discours de Dieu dans la tempête, qui apparaît comme une réponse facile, une réponse qui évite le problème, pourrait constituer en fait une réponse valable, du moins jusqu"à un certain point.
Job et la providence de Dieu chez Thomas d’Aquin
Professeur Jean Duhaime
Parmi les auteurs chrétiens qui ont traité le livre de Job sous l’angle de la providence, Thomas d’Aquin (c.1225-1274) occupe une place particulière (voir Chenu 2006; Wéber 1994). Ce penseur exceptionnel a rédigé un commentaire du livre de Job (Expositio super Job ad litteram)2, vraisemblablement entre 1261 et 1264 (Thomas d"Aquin 1982), alors qu’il enseignait en Italie, au couvent dominicain d’Orvieto 3. Il s’agit d’un commentaire continu qui cherche le sens « littéral » du texte. Je parcours ce commentaire en relevant les principaux passages où Thomas d’Aquin aborde la question de la providence 4. Ce repérage nous permettra de dégager la cohérence de son argumentation. En guise de conclusion, je signale ensuite la réponse critique d’un auteur contemporain, Timothy P. Jackson (1998).
Le problème de la providence dans le prologue de Thomas
Comme il l’indique dans le prologue, Thomas estime que le livre de Job a été écrit « sous l’inspiration divine » essentiellement pour « montrer par des raisons probantes que la divine providence gouverne les choses humaines » (prologue, p. 25). Selon Thomas, le problème « des justes qui souffrent sans motif » (prologue, p. 25) constitue la principale objection à l’idée que la providence de Dieu s’applique aussi à l’humanité. Job en est le paradigme par excellence et c’est donc en vue de ce problème que « nous est proposée sous forme de thèse la multiple et grande épreuve d’un homme parfait en vertu du nom de Job » (prologue, p. 25).
Le récit initial (1,1 – 2,10)
Thomas interprète la première scène du conseil divin comme une manière imagée de nous faire voir que Dieu gouverne les choses humaines (1,6-12, p. 25). Le fait que Satan soit interrogé par Dieu et lui rende des comptes (1,7) montre bien que ce qu’il fait « est soumis à la divine providence » (1,6-12, p. 38). La réaction de Job à ses premières épreuves (1,20) est également comprise comme une reconnaissance de la part de Job que c’est bien Dieu qui agit dans sa vie : « En effet en disant: le Seigneur a donné (Job) confesse que la prospérité en ce monde vient non par hasard ni par le destin des astres, ni de la seule application de l’homme, mais par une disposition et dispensation divines; en disant: le Seigneur a repris, il confesse que les épreuves aussi viennent d’un jugement de la divine providence » (1,20-22, p. 48-49).
Job en dialogue avec ses trois amis (2,11 – 31,40)
La thématique de la providence apparaît à nouveau lorsque Thomas commente l’arrivée des trois amis de Job (2,11). Ils partagent la conviction de Job concernant la providence divine, mais ont une manière différente de comprendre la rétribution : « Ils conviennent en effet avec Job que non seulement les choses naturelles, mais aussi humaines sont soumises à la divine providence; mais ils divergent avec lui parce qu’ils pensent que Dieu rémunère l’homme pour le bien qu’il fait en prospérité temporelle et qu’il le punit en adversité temporelle pour le mal qu’il fait, comme si les biens temporels étaient la récompense des vertus et les maux temporels les propres peines du péché » (2,7-13, p. 58). Pour Thomas, tout l’enjeu du débat entre Job et ses amis se trouve ici. Cela est illustré particulièrement dans les dialogues avec Éliphaz.
Éliphaz de Témân établit d’abord que « tout ce qui arrive sur terre provient de causes propres et déterminées [...] en vue d’une fin déterminée » (4,1-7, p. 102). Selon Thomas, « c’est l’argument le plus fort pour prouver que le monde est régi par la divine providence et que rien n’est fait fortuitement » (5,8-16; p. 103). Éliphaz voit également la providence à l’oeuvre dans les choses humaines. La conséquence qu’il en tire est que les malheurs de Job proviennent du Seigneur et qu’il faut y voir une correction pour ses fautes : « Il (Éliphaz) accepte comme notoire que toutes les adversités arrivent par un jugement divin, mais pour certains, comme ultime sanction parce qu’incorrigibles, pour d’autres en vue de leur amendement » (5,17-27, p. 107-108). Si Job est attentif à cet avertissement et s’il se corrige, il pourrait retrouver le bonheur en ce monde.
Selon l’interprétation que Thomas donne de la réponse de Job à ce discours (7,1-4), celui-ci manifesterait sa conviction que les adversités du présent ne sont pas une punition pour ses offenses, mais sont semblables au combat qu’un militaire doit livrer jusqu’à la victoire, ou au travail qu’un mercenaire doit accomplir pour mériter son salaire : « Par ces deux exemples on nous donne à entendre que la vie présente est soumise à la providence divine. Car les soldats militent sous un chef et le mercenaire attend son salaire d’un patron. Dans ces deux exemples apparaît bien la fausseté de la position que défendait Eliphaz. En effet il est manifeste que le chef d’armée n’épargne pas à ses soldats les périls et les travaux qu’exige la profession militaire; parfois il les occupe à de gros travaux et les expose à de grands dangers, mais après la victoire il honore les plus courageux; ainsi encore le père de famille confie de gros travaux aux meilleurs ouvriers et quand vient la remise des salaires il les gratifie davantage. Donc la divine providence n’a pas non plus exempter les bons des adversités et des labeurs de la vie présente mais à les rémunérer davantage à la fin » (7,1-4, p. 127-128).
L’exposé de la conviction de Job culmine en 19,25-26, où il répond par une profession de foi à un discours de Bildad : Je sais en effet que mon rédempteur est vivant; et au dernier jour je ressusciterai de la terre. Et de nouveau je revêtirai ma peau, et dans ma chair je verrai Dieu. Pour Thomas, Job montre ici « que ce qu’il a dit ce n’était pas en désespérant de Dieu mais qu’il mettait en Lui une espérance plus haute, ne se rapportant pas certes à des biens actuels mais futurs. [...] Or cet espoir est celui de la résurrection à venir dans la gloire dont il donne d’abord la cause en disant: mon rédempteur est vivant » (19,23-26, p. 298).
Le commentateur rappelle alors comment, pour la théologie chrétienne, la mort, qui est la conséquence du péché du premier homme (Gn 3) a été vaincue par la résurrection du Christ qui fonde chez les croyants l’espérance d’une résurrection future : « Ici il faut considérer que Dieu ayant créé l’homme immortel celui-ci encourut la mort par le péché, selon l’Épître aux Romains " Par un homme le péché est entré dans le monde et par le péché, la mort" (5, 12); de ce péché le Christ devait racheter le genre humain et cela Job le voyait d’avance par esprit de foi. Le Christ nous a rachetés par sa mort en mourant à notre place; [...] bien que mort selon son humanité, il n’a pu mourir selon sa divinité. Or c’est de cette vie divine aussi que son humanité fut restaurée en sa résurrection à la vie, selon la deuxième lettre aux Corinthiens: "Car s’il a été crucifié à cause de notre faiblesse il vit par la puissance de Dieu " (13, 4); cette vie du Christ ressuscité sera diffusée en tous les hommes à la résurrection générale. [...] la cause primordiale de la résurrection humaine est la vie du Fils de Dieu » (19,23-26, p. 299).
Selon Thomas, Job prophétiserait ici « la résurrection future, précisant aussi le temps lorsqu’il dit au v. 25 : Et au tout dernier jour je ressusciterai de la terre. » (19,23-26, p. 299). Enfin, au v. 29, lorsque Job invite ses amis à cesser de le harceler en disant Et sachez qu’il y a un jugement, Thomas fait ajouter à Job « non seulement en cette vie mais après à la résurrection des bons et des méchants » (19,23-26, p. 301). Loin de nier la divine providence, comme ses amis le lui reprochent, Job affirmerait donc sa conviction qu’elle s’exerce « même après cette vie » par le jugement et la rétribution finale (19,23-26, p. 301).
Le dialogue avec Élihu (32,1 – 37,24)
Le dialogue avec Élihu (32,1 – 37,24) porte principalement sur l’action de la justice divine. Après un commentaire détaillé des diverses sections de cet échange, Thomas conclut en montrant les ressemblances et différences de la position d’Élihu (= Éliud) par rapport à celle de Job et à celle des trois interlocuteurs précédents : « Considérons maintenant, des paroles dites par Eliud, qu’il était d’accord en partie avec Job, en partie avec ses amis. Avec Job, parce qu’il croyait à la récompense des bons et à la punition des méchants après cette vie; avec ses amis, parce qu’il croyait que toutes ces adversités de la vie présente provenaient du péché; que si l’on s’en repentait on reviendrait à la prospérité. Il était aussi d’accord avec les amis de Job quant à la personne de Job lui-même, parce qu’il pensait qu’il était puni pour ses péchés et que la justice qui paraissait être en lui primitivement était simulée. Il interprétait aussi ses paroles dans le mauvais sens, comme les autres amis » (37,14-24, p. 499-500).
L’intervention de Dieu (38,1 - 42,6)
Du point de vue de Thomas, le livre de Job veut démontrer que l’esprit humain n’est pas capable de saisir toute la vérité sur la providence divine. Job est celui qui s’en approche le plus, mais son argumentation ne convainc aucun de ses interlocuteurs. Il est donc nécessaire que Dieu lui-même intervienne pour trancher le débat. Le premier discours de Dieu, qui parle à Job « 1 » (38,1 – 39,35 Vulg. 5) consiste principalement à faire réfléchir Job sur la sagesse, la grandeur et la providence de Dieu, manifestées dans son oeuvre créatrice (les fondements de la terre, les limites de la mer, le mouvement céleste, etc.), puis dans la manière dont il a organisé le monde animal.
Au moment où il explique la réponse de Job aux propos de son créateur (39,31-35), Thomas résume ainsi le sens de ce premier échange entre Dieu et Job: « Tout ce qui précède nous montre la grandeur de la sagesse et du pouvoir divin qui produit de si admirables effets; on nous fait comprendre par là que Job après avoir entendu tant de merveilles au sujet de ces effets divins s’est tu plein d’admiration [...] » (39,31-35, p. 533).
Thomas ajoute alors une très intéressante observation sur le fait que Job parle ici « selon l’inspiration divine », c’est-à-dire après avoir entendu la parole de Dieu, tandis qu’auparavant il s’était d’abord exprimé à partir de sa sensibilité, puis à partir de la raison : « Job en ce livre a eu trois attitudes: d’abord sa sensibilité dans sa première plainte lorsqu’il a dit: "Périsse le jour où je suis né, la nuit où l’on a dit: un garçon vient de naître" ensuite la délibération de l’humaine raison, tandis qu’il disputait contre ses amis; enfin selon l’inspiration divine lorsqu’il s’exprime au nom de la personne du Seigneur; et parce que la raison humaine doit se laisser guider selon l’inspiration divine, après les paroles du Seigneur, il réprouve les paroles qu’il avait exprimées selon l’humaine raison » (39,31-35, p. 533).
Le deuxième discours (40,1 – 41,25 Vulg.) de Dieu (chap. 40 – 41) évoque son action contre les forces du mal. Selon cette interprétation, Behémot (l’éléphant) et Léviathan (la baleine) personnifient Satan, que l’être humain est incapable de maîtriser, mais qui est pourtant sous le contrôle divin. En 40,27 où Dieu dit à Job à propos de Léviathan Pose ta main sur lui! Souviens-toi de la guerre, et ne dis plus un mot! Voici comment Thomas explique ce verset : « Ayant donc montré que l’homme ne peut aucunement triompher du diable, comme conclusion de tout ce qui a été dit auparavant il introduit pose ta main sur lui, sous-entendu “si tu le peux” comme s’il disait tu ne peux en aucune façon te le soumettre. Mais bien qu’il ne puisse être dominé par l’homme, il l’est cependant par la vertu divine, d’où il dit: souviens-toi de la guerre, c’est-à-dire par laquelle je lutte contre lui, et ne dis plus un mot, à savoir contre moi; c’est-à-dire tandis que tu vois que j’ai triomphé, par ma vertu, de celui que tu n’as pu surmonter » (40,20-28, p. 555).
Le deuxième échange entre Dieu et Job s’achève encore une fois par un acte d’humilité de Job qui reconnaît d’abord la puissance et l’omniscience de Dieu : Je sais que tu peux tout et que rien ne t’es caché (42,2), confessant ainsi, selon Thomas, « qu’un certain orgueil l"avait intérieurement agité » (42,1-6, p. 575). Job reconnaît avoir manqué de respect envers Dieu en mettant en doute ses jugements et en parlant de choses qui le dépassent. Il se limitera dorénavant à interroger Dieu et à se mettre à l’écoute de son instruction.
L’épilogue (42,7-16 6).
Thomas d’Aquin ne consacre que quelques pages à l’épilogue qui décrit le rétablissement de Job, pour qui la véritable rétribution se situe dans l’autre monde. Thomas interprète la restauration de « la prospérité temporelle » de Job comme une application du principe évoqué dans l’évangile de Matthieu 6,33 Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné par surcroît. Il y voit aussi une manière, convenable pour l’époque, de témoigner de la conversion de Job aux yeux de ceux qui ont entendu ses propos. Le dernier verset du livre parle de la vieillesse heureuse et de la mort de Job : Il vécut après ces épreuves cent quarante années et il vit ses fils et les fils de ses fils jusqu’à la quatrième génération et il mourut vieux et plein de jours (42,16). Thomas donne un sens fort à l’expression plein de jours et conclut son commentaire en évoquant la « gloire future » réservée à Job : « [...] la plénitude des jours signifie l’abondance et quant aux biens de la fortune et quant aux biens de la grâce, ceux-ci l’ayant conduit à la gloire future qui dure pour les siècles des siècles. Amen » (42,7-16, p. 576).
Job doit-il vivre éternellement?
Dans une étude parue en 1998, Timothy P. Jackson discute l’interprétation de Thomas d’Aquin, surtout d’un point de vue philosophique et éthique 7. Selon Jackson, Job « n’a pas besoin d’une résurrection corporelle, suivie d’une vie sans fin, mais plutôt d’un soulagement de sa souffrance et d’une juste reconnaissance de sa situation avant de mourir. Par-dessus tout, Job veut et a besoin d’aimer Dieu et d’être aimé par Dieu. Si Job obtient quelque soulagement de sa souffrance, cela lui est procuré par la présence de Dieu dans le temps, par le fait qu’ils se voient et s’entendent, et non parce qu’on lui donne des explications plausibles » (VI,18). Jackson suggère de comprendre la manifestation de Dieu dans la tempête comme une théophanie relationnelle plutôt qu’une argumentation intellectuelle sur Dieu et le mal, une « théodicée rationnelle » (VII,1). Il remarque avec raison que Dieu ne promet pas la vie éternelle à Job, mais que c’est « la présence personnelle d’un Dieu qui se préoccupe suffisamment de lui pour lui répondre qui pousse Job à cesser de poser des questions » (VII,1).
Dans cette perspective, l’amour de Job pour Dieu est désintéressé et le demeure jusqu’au bout. Jackson met les chrétiens en garde contre un recours trop rapide à la résurrection et à l’immortalité pour résoudre le problème du mal. Cela risque, à son avis, de détourner notre attention de la souffrance des Jobs de ce monde (VII,15). Celui ou celle qui, comme Job, a le privilège d’avoir été touché-e par la présence d’un Dieu aimant, peut trouver la vie supportable même au milieu des pires épreuves. Mais il ou elle a la responsabilité d’être à son tour signe de cette présence aimante de Dieu auprès de ceux et de celles qui souffrent sans raison, et qui cherchent dans le noir : « La personne qui adopte le point de vue de l’agapè au sens fort croit qu’à travers sa compassion pour le monde, Dieu est à l’oeuvre avec elle » (Conclusion, par.1).
Références
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Notes
- Cet exposé s’inspire largement de l’ouvrage de Robert Eisen (2004).
- Le texte est cité d’après la traduction de J. Kreit (Thomas d’Aquin 1982), disponible en version électronique (Thomas d’Aquin 2004 – cette version comporte cependant plusieurs erreurs). Pour faciliter l’utilisation de ces deux versions, les références renvoient à la section du livre de Job (chapitre et versets) et aux pages de l’édition imprimée d’où provient le commentaire de Thomas. Les citations bibliques de la Vulgate (utilisée par Thomas) sont en italique. Sur ce commentaire, voir en particulier Burrell 1984; Chardonnens 1997; David 2005; Yaffe 1992.
- Sur cette date, voir Chardonnens 1997, p. 10-11.
- Sur le problème théologique de la providence, voir Labarrière 1986; Van Baaren 2006.
- Dans la numérotation de la Vulgate, les v. 31-35 du chap. 39 correspondent aux v. 1-5 du chap. 40 de hébreu; le décalage se poursuit jusqu’à la fin du chap. 41.
- La Vulgate compte pour un seul les versets 16 et 17 du texte hébreu.
- Je cite d’après la version électronique disponible sur le site www.thomist.org/(consulté le 20 février 2006), à laquelle je renvoie par sections (I à VI) et paragraphes. Voir aussi Jackson 1999.