Israël et l’avenir du judaïsme

«Aujourd’hui, les Juifs sont en mesure de développer davantage la notion d’alliance qui s’est élaborée au Sinaï, en élargissant la conscience de cette alliance afin qu’elle embrasse la responsabilité de notre destinée historique».

Israël et l’avenir du judaïsme

par David Hartman *

 

«Aujourd’hui, les Juifs sont en mesure de développer davantage la notion d’alliance qui s’est élaborée au Sinaï,

en élargissant la conscience de cette alliance afin qu’elle embrasse la responsabilité de notre destinée historique».

David Hartmann

Nombreux sont ceux qui, tant en Israël qu’à l’étranger, ont cru et continuent de croire que l’objectif principal de la création de l’État d’Israël était d’offrir aux Juifs une solution à leurs souffrances en leur fournissant un territoire national. Or, cette représentation d’Israël comme un simple refuge contre la persécution témoigne, je crois, d’une conception incomplète et inadéquate du sens et de l’importance de la renaissance d’Israël.

Certes, la persécution et les souffrances des Juifs ont joué un grand rôle dans leur quête nationale d’indépendance politique, mais la révolution sioniste a également été animée profondément par des motivations idéalistes aux plans social, politique et culturel. Bien des gens rêvaient d’un Juif nouveau, d’une transformation de la psyché juive. Le retour à la terre ancestrale était envisagé non seulement dans l’optique de la sécurité physique, mais aussi comme une démarche de guérison qui libérerait les Juifs de l’image négative d’eux-mêmes qu’ils avaient intériorisée pendant des siècles d’oppression et d’impuissance. Pour des penseurs religieux tel que le rabbin Abraham Isaac Kook, la révolution sioniste était destinée à dégager les énergies spirituelles qui avaient été réprimées par la condition contre-nature de la galout, de l’exil. Rabbi Kook voyait venir un nouveau type humain juif émergeant de l’entreprise séculière, et souvent athée, du sionisme.

Les espoirs et les rêves des Juifs ont toujours convergé vers Jérusalem. Israël suscite les passions idéologiques, puisque gît en elle la source de la mémoire et des aspirations historiques du peuple juif. Vous ne pouvez vivre en Israël, ou même être en relation affective avec ce pays, sans être touché par les visions d’Isaïe et d’Amos, par la passion de rabbi Aqiva, par le désir séculaire des Juifs du grand retour à Jérusalem, incarnation de la justice et de l’épanouissement des humains.

Il n’est donc guère surprenant que les questions pratiques de la sécurité et de l’économie n’occupent pas tout le champ des préoccupations des Israéliens. Les étrangers s’étonnent qu’un pays assiégé, sur un pied de guerre, comme Israël, nourrisse constamment des controverses internes tout à fait éloignées des problèmes de sécurité et de survie. Par exemple, des coalitions gouvernementales se font et se défont à propos de la façon d’appliquer la Halakhah à la société.

Il n’est pas fortuit que la Bible ait constitué la littérature nationale de ce pays, dès sa création. Cette société, dont certains membres désavouent vigoureusement les fondements théologiques de la Bible – s’est identifiée – et s’identifie encore, je pense – profondément à la représentation biblique des types humains et des valeurs, ainsi que des aspirations morales et sociales des prophètes. Je ne veux pas dire que le pays est imprégné d’un pathos religieux biblique … j’affirme simplement que la vie des Juifs en Israël est marquée par certaines des conditions et perspectives générales qui se manifestent dans l’horizon biblique. En Israël, contrairement à la Diaspora, la synagogue et la vie familiale juive ne peuvent engendrer un sentiment de vitalité suffisant pour faire du judaïsme une option viable pour les Juifs modernes.

Je cherche à montrer ici que notre retour sur cette terre a non seulement recréé certaines des conditions existentielles qui informaient les fondements bibliques du judaïsme, associés à l’alliance, mais aussi que l’Israël moderne offre aux Juifs une possibilité passionnante de se réapproprier certaines des caractéristiques principales de leurs fondements bibliques. L’acceptation de la responsabilité de l’existence nationale juive sera comprise comme un prolongement progressif de l’intelligence rabbinique de l’alliance entre Dieu et Israël.

Le sionisme séculier en révolte

Le sionisme est né il y a plus d’un siècle, comme un mouvement de révolte contre une conception faisant du peuple juif une communauté de prière et d’étude. La posture traditionnelle d’attente d’une libération de l’exil s’inspirait du récit biblique de la sortie d’Égypte.

Le récit de l’Exode a servi de paradigme principal de l’espoir historique des Juifs en faisant ressortir la puissance rédemptrice de Dieu, à laquelle la communauté juive pouvait s’en remettre, malgré sa totale impuissance. Le sionisme affirmait que les Juifs pouvaient transformer l’histoire s’ils assumaient la responsabilité de leur avenir. Il s’opposait ainsi à la croyance biblique selon laquelle les Juifs n’étaient pas maîtres de leur propre histoire.

L’exil était une conséquence du péché; la période exilique ne pourrait donc prendre fin, par la grâce de Dieu, que si l’on revenait à Lui (techouvah) et si l’on mettait les mitsvot en pratique. C’est dans leur conviction qu’Israël était le peuple choisi de Dieu et que Dieu n’abandonnerait pas Israël de manière permanente que les Juifs religieux traditionnels ont trouvé le courage de persévérer à travers toutes les conditions de l’histoire. Les premiers sionistes ont rejeté cette approche de l’histoire et de l’espérance juives.

Néanmoins, ces premiers sionistes n’ont pas rejeté entièrement l’héritage juif. Dans bien des cas, ils ont traité la Bible non seulement comme le plus grand trésor littéraire de la langue hébraïque revivifiée, mais également comme une source majeure de normes éthiques aptes à guider les Juifs dans la reconstruction de leur ancienne patrie.

Les premiers sionistes représentaient toutes les orientations théologiques imaginables. Nombre d’entre étaient des athées avoués, d’autres souhaitaient restaurer une foi biblique non filtrée par le prisme de la tradition rabbinique, d’autres encore étaient des adeptes du mysticisme de la terre et d’une religion du travail. Beaucoup de sionistes voulaient créer, par exemple, de nouvelles formules pour la célébration des fêtes juives traditionnelles. Aujourd’hui, en Israël, certains kibbutzim célèbrent encore la Pessah comme «fête du printemps», en ayant recours à un langage et à des formes de rituels inédits; mais les familles non religieuses organisent généralement un repas traditionnel de la Pessah en déployant toutes les coutumes habituelles, mais sans la dimension religieuse.

Cependant la plupart des sionistes ne voient pas cela comme un problème sérieux. Si vous enlevez l’enveloppe extérieure de la sentimentalité traditionnelle que manifeste l’attachement de nombreux sionistes aux coutumes juives, vous vous retrouverez devant une foi en la survie du peuple juif et un engagement envers l’État d’Israël qui sont en fait les nouveaux substituts du judaïsme traditionnel. Le courant dominant de la pensée sioniste rejetait la vision traditionnelle d’un rôle essentiel de l’alliance avec Dieu au Sinaï dans la compréhension de soi du peuple juif.

Chez bon nombre de sionistes, l’identification avec la destinée historique de la nation n’était pas seulement nécessaire pour être Juif, mais elle constituait un facteur suffisant. Durant l’exil, le judaïsme avait été un facteur déterminant pour empêcher la nation de se désintégrer; mais le nouvel esprit nationaliste constituait un moyen plus efficace pour assurer la continuité du peuple juif.

L’anti-sionisme religieux des premiers temps

Si la vaste majorité des Juifs sont préoccupés par la sécurité de l’État d’Israël, ils ne partagent pas tous la même façon de voir le rôle de l’État juif dans la vie et l’identité de leur peuple. À un extrême du spectre des points de vue, certains nient toute portée religieuse à la renaissance d’Israël. Ils tiennent même l’établissement de l’État juif pour un empiètement sur le rôle de Dieu et de la Torah dans l’histoire juive.

Les cercles religieux traditionnels ont réagi avec beaucoup d’hostilité aux premières manifestations du sionisme. Peu leur importait que diverses nations européennes recouvrent leur indépendance. Ils étaient convaincus que le rétablissement de la nation juive ne pourrait résulter d’une série d’actions politiques déployées dans le monde séculier, mais qu’il devait être le fruit d’une intervention rédemptrice de Dieu dans l’histoire.

Ils attendaient, non pas quelques groupes de pionniers qui entreprennent d’assécher des marais, mais une restauration juive inspirée des convictions et des orientations énoncées dans le Talmud de Jérusalem (Qiddouchin 2 1): «Vos pères ont été sauvés, mais ils sont retournés à leur état de servitude; vous, quand vous serez sauvés, vous ne retournerez jamais à votre état de servitude».

Les Haredim continuent de nourrir le même scepticisme à l’égard du sionisme aujourd’hui: ils rationalisent leur représentation au parlement israélien et leur participation aux coalitions en soulignant l’importance du soutien gouvernemental dans l’existence de leurs institutions d’enseignement. En Israël comme ailleurs, ils collaborent avec les autorités séculières en place, mais ils n’en attribuent pas pour autant une signification religieuse à la renaissance d’Israël. Dans leurs académies d’étude, on ne célèbre pas le Jour de l’indépendance d’Israël et on n’y récite pas les prières d’action de grâce, le Hallel, pour le rétablissement de l’autonomie nationale juive, même si l’on peut prier pour la sauvegarde des membres des forces de défense d’Israël.

Non seulement les Haredim refusent-ils d’attribuer une portée spirituelle quelconque à l’État d’Israël, mais ils considèrent également que l’État constitue, en soi, une menace pour l’avenir du judaïsme. À leurs yeux, un gouvernement autonome fondé sur les formes séculières du pouvoir politique et des institutions sociales est l’adversaire suprême de la spiritualité juive traditionnelle. Selon eux, Israël offre au peuple juif une nouvelle forme d’identité juive. Le nationalisme, l’histoire et le folklore sionistes, la langue hébraïque, la culture israélienne, la géographie et l’archéologie d’Israël sont autant d’éléments d’un mode de vie alternatif visant à supplanter Dieu, la Torah et les enseignements juifs classiques. En outre, ils croient que l’autonomie politique juive a engendré une transformation psychologique vers l’affirmation de soi et l’autonomie qui éloigne les Juifs de leur disposition traditionnelle d’humble obéissance à la foi juive. L’ethos sioniste contraste vivement avec l’attitude traditionnelle d’attente du Messie.

Le sionisme religieux messianique

À l’extrême opposé de l’approche religieuse anti-sioniste, d’autres groupes célèbrent Israël dans le contexte d’une orientation messianique, rédemptrice, de l’histoire juive. L’existence juive leur apparaît riche de vitalité et très dynamique. Pour eux, la naissance d’Israël représente la fin de l’exil et le début de la réalisation des visions prophétiques de l’histoire juive.

Lorsque le mouvement de retour en terre d’Israël s’est accéléré, des éléments religieux ont commencé à se joindre à la révolution séculière du sionisme. Pour justifier leur participation à la marche des Juifs vers l’indépendance politique, certains ont fait valoir le sionisme comme prélude à la venue du Messie. Pour les Juifs traditionnels, comme nous l’avons établi précédemment, la seule catégorie politique alternative à l’exil était l’établissement d’une société messianique.

Par conséquent, toute tentative d’abolir la situation d’exil devait être justifiée à l’enseigne de la promesse messianique. L’effort le mieux connu en ce sens a été déployé par le rabbin Kook, dont la philosophie présentait un raisonnement apparenté à «la ruse de la raison» thématisée par Hegel.

Les sionistes séculiers estimaient que leur entreprise aboutirait à un État juif socialiste où la religion juive apparaîtrait comme un anachronisme, mais Dieu allait détourner le cours des choses et faire du peuple juif «un royaume de prêtres, une nation sainte» (Exode 19,6). Qui peut juger la façon dont le Seigneur de l’histoire met à exécution son dessein suprême pour le monde? Avec un tel raisonnement, rabbi Kook justifiait la décision des Juifs pieux qui étaient résolus à se joindre à un mouvement politique séculier déterminé à supplanter la Halakhah et la conscience juive de l’alliance.

Ce genre de postulats théologiques a permis à des éléments religieux de tisser un partenariat avec des sionistes socialistes tant au cours du mandat britannique que pendant les premières décennies de l’État d’Israël. Les implications politiques de tels postulats se sont toutefois manifestées après la Guerre des Six Jours, qui a déchaîné la force potentielle des aspirations messianiques chez un nombre considérable de Juifs religieux.

L’expansion du contrôle israélien sur une grande partie de la Terre promise a été perçue comme une confirmation de la réalisation en cours du royaume messianique. Il devenait urgent d’implanter une multitude d’établissements rudimentaires un peu partout, en comptant sur un retour des exilés qui devait bientôt submerger Israël. Cette espérance, comme les attentes messianiques précédentes, s’est avérée bien idéaliste. Les revers de la Guerre du Yom Kippur, le tarissement de l’immigration juive et les désillusions accompagnant les derniers stades du retrait du Sinaï ont atténué cette ferveur messianique.

Malgré le refroidissement progressif du climat jubilatoire de la Guerre des Six Jours, la perspective idéologique dominante du sionisme religieux d’aujourd’hui tient toujours de la théologie messianique du rabbin Kook. Les mouvements religieux de jeunes se nourrissent encore des enseignements de la tradition du rabbin Kook. Comment cette communauté religieuse réagira-t-elle à un règlement de paix ou un désengagement unilatéral exigeant un compromis territorial? Un grand nombre d’observateurs hésitent à prédire quelle réponse l’histoire donnera à cette question politique. Tout compromis politique concernant la carte biblique d’Israël et, par voie de conséquence, la destinée rédemptrice messianique d’Israël sapera la légitimité du gouvernement existant. Il est donc urgent, politiquement et spirituellement, que nous trouvions de nouvelles voies d’une appréciation religieuse de la renaissance d’Israël qui n’associent pas la portée de notre retour au statut de nation politique à la promesse prophétique de la rédemption messianique.

Le sionisme, dans la perspective de l’alliance

Contrairement au rabbi Kook, je soutiens que le sionisme religieux n’a pas à considérer la résurgence d’Israël comme une ruse divine pour hâter l’avènement du royaume messianique. Il y a une perspective différente dans laquelle on peut insérer religieusement la révolution séculière sioniste: elle consiste à considérer qu’Israël élargit la portée potentielle de l’engagement de la Halakhah dans les affaires humaines au-delà des cadres limités du foyer et de la synagogue. Les Juifs en Israël se voient offrir l’occasion de situer les problèmes économiques, sociaux et politiques au cœur de leur conscience religieuse. La qualité morale de l’armée, les disparités et les privations sociales et économiques, l’exercice du pouvoir tempéré par des considérations morales, les attitudes à l’égard des minorités, des travailleurs étrangers, des étrangers en général, la tolérance et la liberté de conscience – sont autant de questions qui font appel à notre sens de la responsabilité dans le cadre de l’alliance.

L’existence de l’État d’Israël, dans cette perspective, empêche le judaïsme de se confiner exclusivement à une culture d’étude et de prière. Le domaine du temps sacré symbolique – le chabbat, les fêtes – ne forme plus le seul cadre définissant l’identité juive. En retournant sur le territoire ancestral, nous avons créé les conditions par lesquelles la vie quotidienne peut médiatiser les fondements bibliques de notre destinée de peuple d’alliance.

De prime abord, l’affirmation que la révolution sioniste a ramené les exigences de l’alliance dans la conscience spirituelle juive semble tout à fait étrangère à la réalité vécue de la société israélienne. La conscience religieuse en Israël se manifeste surtout dans deux camps: soit dans la spiritualité de style ghetto, qui a caractérisé le judaïsme des derniers siècles, soit dans la passion religieuse messianique exprimée par les adeptes de la théologie de l’histoire du rabbin Kook.

Les tendances halakhiques du premier camp accusent un rejet conscient de la modernité. Elles ne manifestent aucun accueil des nouvelles perspectives religieuses rendues possibles par la création de l’État: elles les ignorent tout simplement. Le propos halakhique déploie pour l’essentiel les questions mêmes qui hantaient les dirigeants religieux au cours de notre longue histoire exilique, notamment la cacherout, les lois diététiques juives et le mariage. Même les années chabbatiques et le jubilé, qui concernent la vision sociale et économique du judaïsme, ont été réduites à des questions touchant le type de nourriture qu’il est permis de consommer pendant l’année chabbatique.

Par ailleurs, l’établissement de l’État d’Israël n’a en rien affecté les pratiques de la communauté. Il ne serait pas exagéré de dire qu’Israël représente le dernier havre dans le monde où un Juif «laïque» peut vivre tranquillement sa conception séculière de la vie. Contrairement à la Diaspora, la répudiation du judaïsme traditionnel est bien plus nette dans la société israélienne que dans de nombreuses autres communautés juives. En fait, le sentiment anti-religieux s’est même accru en réponse à l’affirmation politique de certains groupes de Juifs pratiquants.

Quant au deuxième camp, ceux qui affirment qu’Israël s’inscrit dans une trame messianique essentielle n’ont pas à être perturbés par la prévalence du sécularisme en ce pays. Au contraire, la théologie de l’histoire du rabbin Kook leur permet de considérer la révolution séculière comme une simple phase temporaire dans le plan de Dieu concernant l’avènement d’une société juive messianique. Leur croyance en l’inéluctabilité du processus messianique rédempteur permet à de nombreux sionistes religieux de minimiser l’importance de l’absence généralisée d’observances et de sensibilités religieuses dans le pays. On peut danser avec Ariel Sharon lors de fêtes religieuses avec le même enthousiasme que celui manifesté par les étudiants d’une yechivah auprès des maîtres qui leur enseignent la Torah. Les généraux de l’armée qui nous mènent à la victoire servent le processus messianique. Ce qui rend un acte religieux, ce n’est pas nécessairement la motivation de l’agent, mais les conséquences de cet acte. Nombre de personnes athées ou indifférentes au plan religieux, tant dans l’armée que dans la vie politique, sont perçues comme des pions entre les mains du Seigneur de l’Histoire, qui juge bon d’utiliser la pouvoir militaire et politique d’un État sioniste séculier pour mettre en œuvre le plan messianique divin.

Comment puis-je donc présenter ma propre perspective comme une vision plausible, malgré l’évidence contraire écrasante? Ma réponse à cette question fera appel à une analyse conceptuelle de la façon dont, à mon sens, le sionisme séculier a enrichi la conscience juive de l’alliance et créé ainsi un cadre nouveau pour l’actualisation et le développement du judaïsme dans le monde moderne.

La création, l’auto-limitation divine et l’alliance

L’histoire de la création dans la Genèse fournit le cadre théologique et anthropologique pour la compréhension de la notion de l’alliance au Sinaï. Selon les premiers chapitres de la Genèse, Dieu a cru initialement que les humains seraient un reflet du divin en vertu du pouvoir magnifique de Dieu comme créateur. L’homme et la femme ont été créés à son image. Cet acte précis, cependant, contient le germe de l’aliénation et de la rébellion contre Dieu. L’être humain étant doté de liberté, reflet de la liberté de Dieu, il ne saurait agir comme un automate qui incarne nécessairement l’espoir divin à l’égard de l’histoire de l’humanité.

La volonté de Dieu ne rencontre aucun obstacle lorsqu’il s’agit de la création de la nature, mais il en va tout autrement dans la création des humains. C’est là le sens fondamental de l’histoire du Jardin d’Eden, de Caïn et Abel, et de leurs séquelles jusqu’à la grande destruction du Déluge. Le Déluge exprime la désolation d’une volonté divine entravée. Le Seigneur constate la méchanceté humaine répandue sur la terre, et le mal qui défigure tous ses desseins. Et le Seigneur regrette d’avoir créé l’homme. Son cœur est attristé. Et Il se dit: «Je vais effacer de la surface du sol les hommes que j’ai créés, jusqu’aux bestiaux» (Genèse 6,5-7).

Il faut lire ces versets en se référant aux passages antérieurs du Livre de la Genèse où le Seigneur prend plaisir à voir la création, y compris l’être humain: «Dieu vit tout ce qu’il avait fait: cela était très bon» (Genèse 1,31). L’homme et la femme constituent le sommet de l’histoire de la création. Si l’homme et la femme chutent, toute la création perd sa signification pour Dieu. Après le Déluge, Dieu promet à Noé qu’il mettra une coupure entre son activité constante comme Créateur de la nature et le comportement de l’être humain.

Alors Noé construit un autel au Seigneur et, prenant de tous les animaux purs et de tous les oiseaux purs, il offre des holocaustes sur l’autel. Le Seigneur respire l’agréable odeur et se dit en lui-même: «Je ne maudirai plus jamais la terre à cause de l’homme, parce que les desseins du cœur de l’homme sont mauvais dès son enfance; plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait. Tant que durera la terre, semailles et moisson, froidure et chaleur, été et hiver, jour et nuit ne cesseront plus» (Genèse 8,20-22).

La nature est désormais porteuse d’une signification intrinsèque à titre de création divine indépendante du comportement des humains. Dieu ne détruira plus la nature à cause de l’humanité. Le créateur de l’univers établit une autre distinction entre la nature et l’histoire humaine en s’imposant lui-même des limites qui instaurent une distance entre lui et les humains. Le Dieu créateur devient le Dieu de l’alliance, lorsqu’il accepte que la volonté divine ne suffise pas, à elle seule, à garantir que le monde des humains soit le reflet de sa vision de l’histoire. La transformation opérée se manifeste dans le contraste entre Abraham et Noé.

La prière d’Abraham pour le peuple de Sodome est un reflet de la décision du Dieu tout-puissant de la création de devenir le Seigneur limité de l’histoire. Abraham se tient devant Sodome en tant qu’interlocuteur responsable et digne. Les rabbins notent la différence de comportement entre Abraham et Noé. Lorsque Dieu dit à Noé qu’il va détruire le monde, Noé accepte passivement le décret divin. Mais lorsque Dieu dit à Abraham qu’il s’apprête à détruire deux villes où règne le mal, Abraham plaide longuement au nom de l’innocent qui pourrait être anéanti avec le coupable. (Genèse 18,23-33). Lorsqu’il a affaire à Abraham, Dieu se sent obligé de consulter son partenaire d’alliance avant de mettre son plan à exécution: «Vais-je cacher à Abraham ce que je vais faire, alors qu’Abraham deviendra une nation grande et puissante et que par lui se béniront toutes les nations de la terre? Car je l’ai distingué, pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui de garder la voie du SEIGNEUR en accomplissant la justice et le droit: de la sorte, le SEIGNEUR réalisera pour Abraham ce qu’il lui a promis» (Genèse 18,17-19).

La progression vers la responsabilité dans le contexte d’une alliance atteint son point culminant au Sinaï, où une nation entière se voit engagée à mettre en oeuvre dans l’ensemble de son existence la volonté de Dieu exprimée dans les mitsvot. Contrairement au monde de la nature où la volonté de Dieu s’exprime comme un pouvoir absolu, la communauté au Sinaï est appelée à assumer une part de la responsabilité de l’histoire. L’alliance médiatisée par les mitsvot poursuit le déplacement dans un cadre de référence qui passe d’une trame théocentrique où Dieu cherche à maintenir un plein contrôle, à une trame tissée par une alliance où une communauté humaine se voit confier la responsabilité de construire une société qui révèle la présence de Dieu dans la vie humaine: «… que je sois sanctifié au milieu des Israélites, moi le SEIGNEUR qui vous sanctifie» (Lévitique 22,32).

Alliance et responsabilité des humains

Dans la perspective talmudique où la présence de Dieu est médiatisée par l’action halakhique, il serait légitime d’affirmer que tout événement qui nous pousse à élargir l’application du système halakhique normatif intensifie le sens de la présence de Dieu dans la vie quotidienne. Je veux cependant poser une affirmation plus forte encore, et établir que le rejet de la disposition traditionnelle de l’attente de la rédemption messianique peut en soi être perçu comme un prolongement, une intensification, de l’esprit de responsabilité associé à l’alliance déployé dans les récits concernant les patriarches et le Sinaï et, surtout, la tradition rabbinique. Je ne dis pas que c’est ce que les fondateurs du sionisme avaient en tête. Mais la reconstruction et le renouvellement de la forme de vie nationale de la communauté a prolongé la compréhension que portait la tradition rabbinique du rôle assigné à l’être humain dans l’alliance.

Dans la tradition rabbinique, Israël n’est pas appelé seulement à mettre en oeuvre les normes de l’alliance, mais aussi à analyser, définir et élargir leur contenu. Dieu n’est plus l’interprète final de sa propre Loi, comme dans la tradition biblique. Il est désormais disposé à accepter le verdict des érudits de l’académie rabbinique selon qui la Torah «n’est pas dans les cieux» (Deutéronome 30,12). Dans la tradition rabbinique, la révélation ne suffit pas à définir la compréhension et la Torah et son application à des situations concrètes.

La tradition rabbinique a relâché l’emprise du paradigme biblique de la révélation et de la nécessité du propos prophétique, en habilitant les êtres humains à révéler et à élargir le sens de la Torah par une réflexion rationnelle et une argumentation juridique. Dans le récit talmudique classique de la dispute concernant le statut rituel du «four des Aknai», rabbi Eliézer invoque l’aide divine pour persuader les sages d’accepter sa position après avoir failli dans sa tentative de les convaincre avec des arguments juridiques.

Plusieurs miracles n’ayant pas suffi à gagner les sages à son point de vue, «…il [R. Eliezer] leur dit: «si la loi est comme je dis, que le ciel en soit témoin!» Alors une voix venue du ciel s’écria: «Pourquoi te disputes-tu avec rabbi Eliézer, voyant qu’en toutes choses la loi correspond à ses propos?» Mais rabbi Joshua se leva et dit: «Elle n’est pas dans les cieux» (voir Deutéronome 30,12). Qu’entendait-il par là? Rabbi Jéremie dit: «Que la Torah avait déjà été donnée au mont Sinaï; nous ne prêtons pas attention à une voix céleste, parce qu’il y a longtemps que tu as écrit dans la Torah, au mont Sinaï, ‘Tu t’inclineras devant la majorité» (voir Exode 23,2; T.B. Baba Metsia 59b).

Pour les rabbins, «Elle n’est pas dans les cieux» signifiait que les humains pouvaient définir et prolonger le sens de la Parole de Dieu sans avoir recours aux prophètes ou à une intervention divine miraculeuse. Pourtant, tout en affirmant que la Torah n’était pas dans les cieux, le judaïsme rabbinique demeurait attaché à l’idée biblique selon laquelle l’histoire se situe dans les cieux. L’histoire juive, sur le plan national, est toujours perçue selon le modèle de l’exode du pays d’Égypte où le tout-puissant Seigneur de l’Histoire sauve un peuple sans défense.

La communauté de l’alliance assume la responsabilité de porter le sens du mot Dieu. La quête du savoir domine comme expression nouvelle de la passion religieuse. Rabbi Aqiva, qui fut l’un des pionniers de la tradition intellectuelle dynamique et audacieuce d’interprétation du Talmud et qui a manifesté dans sa vie un engagement total envers Dieu et un grand amour pour lui, a affirmé que le livre-paradigme pour comprendre Israël et la Bible, c’est le Cantique des Cantiques: «Les livres de la Bible sont tous sacrés. Mais le Cantique des Cantiques, c’est le saint des saints.» (Yadayim 3,5). Durant la période rabbinique, les métaphores centrales de la relation d’alliance avec le Dieu d’Israël dépeignent ce dernier comme un enseignant et un amant.

Même si elle opère cette transformation, en faveur d’une orientation plus anthropologique, des rôles de la prophétie et des miracles comme médiations de l’amour et de l’intimité de Dieu, la tradition rabbinique n’a pas effectué une neutralisation semblable de la nécessité d’une intervention divine miraculeuse concernant l’existence politique nationale du peuple juif. Les attitudes adoptées à l’égard de l’histoire ont continué à être caractérisées par le désir – un désir apparenté à une supplication – d’une intervention divine dans l’histoire de nature à résoudre les souffrances de l’exil et de l’insécurité nationale des Juifs. La libération politique des Juifs – le retour d’Israël à son ancien territoire national – a été conçue à partir du paradigme biblique de la sortie d’Égypte: «Que Celui qui a fait des miracles pour nos ancêtres, les libérant de l’esclavage, nous sauve bientôt et nous rassemble des quatre coins de la terre…» (Prière pour le début du mois).

Les Juifs ont attendu la rédemption. La libération serait l’œuvre d’une puissance supérieure indépendante de toute initiative humaine. Dans la culture du bet midrach, l’académie de la Torah, les Juifs ne ressentaient aucunement le besoin d’une intervention révélatrice pour savoir comment appliquer la Torah; mais en dehors des confins de ces académies d’étude, au contraire, la puissance de Dieu était absolue et suprême. Ici, les Juifs devaient attendre patiemment l’intervention de Dieu. Même si la Torah n’était pas dans les cieux, la destinée historique des Juifs, elle, s’y trouvait bel et bien.

La révolution sioniste a élargi la portée de l’esprit de confiance rabbinique à l’égard de l’initiative humaine pour l’appliquer à des dimensions nouvelles en libérant les Juifs de leur disposition traditionnelle de passivité et de leur espérance historique fondée sur une dépendance impuissante envers le Seigneur de l’Histoire. Selon ce que j’appelle une approche du judaïsme axée sur une perspective d’alliance, la fondation de l’État d’Israël revêt une importance dramatique non parce qu’elle est le signe du déploiement imminent d’une eschatologie religieuse, mais parce qu’elle constitue une nouvelle étape, exaltante, d’un processus amorcé au Sinaï, où Israël a été préparé à accepter l’amour auto-limitatif de Dieu comme le principe théologique central de son mode d’existence religieuse.

Aujourd’hui, les Juifs sont en mesure de développer davantage la notion d’alliance qui s’est élaborée au Sinaï, en élargissant la conscience de cette alliance afin qu’elle embrasse la responsabilité de notre destinée historique. La communauté de l’alliance est appelée à achever le processus amorcé au Sinaï en témoignant de l’idée selon laquelle l’auto-limitation de Dieu permet à Israël d’assumer un rôle historique responsable dans l’histoire, à l’intérieur d’une relation d’alliance avec Dieu.

Nous pouvons résumer ainsi les différentes étapes de ce processus lié à l’alliance. La Bible a libéré la volonté de la personne pour qu’elle puisse agir de manière responsable. «Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant le SEIGNEUR ton Dieu, écoutant sa voix, t’attachant à lui» (Deutéronome 30,19-20). Le Talmud a libéré l’intellect pour qu’il puisse définir le contenu de la Torah. Le sionisme a libéré la volonté de la nation pour qu’elle devienne politiquement responsable, qu’elle favorise le «rassemblement des exilés» et rétablisse Israël comme nation de l’alliance dans l’histoire, sans s’en compter sur une irruption divine dans l’histoire humaine.

L’État d’Israël est donc le principal catalyseur d’une révision de la conception de Dieu comme Seigneur de l’Histoire. L’avenir du judaïsme dépend de notre capacité de découvrir des façons significatives d’être en relation avec l’amour et la puissance de Dieu dans un monde où l’histoire, et non pas seulement la Torah, n’est pas dans les cieux.


* David Hartman (né en 1931) est un rabbin américain et israélien. Il est également philosophe, spécialiste du judaïsme contemporain, fondateur de l’Institut Shalom Hartman à Jérusalem, en Israël, et un écrivain renommé sur le plan international. Cet article a été publié sur le site Web de l’Institut (www.hartman.org.il)


Traduction française par Pierrot Lambert et Jean Duhaime pour Relations Judéo-Chrétiennes. Le site propose également la version originale anglaise et une traduction allemande de cet essai.