Grégory Baum et les relations judéo-chrétiennes

Le théologien Gregory Baum est décédé à Montréal le 18 octobre 2017. Membre du Secrétariat pour l’unité des chrétiens durant le Concile Vatican II, il a apporté une contribution majeure à la préparation de la déclaration Nostra Aetate. Je reviens brièvement sur cette page d’histoire des relations judéo-chrétiennes[1].

Élisabeth Garant, directrice générale du Centre justice et foi, m’a invité à parler de la contribution de Gregory Baum à l’ouverture de l’Église catholique au judaïsme, particulièrement au cours du Concile Vatican II. J’ai accepté de le faire au nom du Dialogue judéo-chrétien de Montréal auquel je représente depuis une vingtaine d’années, avec quelques autres membres, l’Église catholique à Montréal.

Notre Dialogue, créé en 1971, est l’un des nombreux groupes issus du changement d’attitude de l’Église à l’égard religions non chrétiennes effectué lors du Concile et inscrit dans la Déclaration Nostra Aetate promulguée en 1965. Gregory Baum a joué un rôle majeur dans l’élaboration de cette déclaration, comme il l’a raconté dans le collectif Vatican II au Canada – enracinement et réception et plus récemment dans le récit de son parcours théologique[2].

Rappelons d’abord quelques éléments contextuels. La tragédie de la Choah, durant la Deuxième guerre mondiale, avait fortement secoué la conscience chrétienne. Cela a amené un groupe de chrétiens et de juifs à adopter, en 1947, les « Dix points de Seelisberg », la charte fondatrice du dialogue judéo-chrétien d’après-guerre. Adressés aux Églises chrétiennes, ces dix points leurs proposaient des moyens concrets pour mettre fin, selon l’expression de l’historien Jules Isaac, à « l’enseignement du mépris » à l’égard des juifs et pour « promouvoir l’amour fraternel à l’égard du peuple de l’Ancienne Alliance, si durement éprouvé ». 

On se souviendra aussi que, durant la guerre, le délégué apostolique en Turquie, monseigneur Angelo Giuseppe Roncalli, avait aidé de nombreux juifs d’Europe à fuir le régime nazi. Élu pape sous le nom de Jean XXIII (oct. 1958), c’est lui qui convoqua le concile. À la suite d’une rencontre avec Jules Isaac (juin 1960) et de requêtes provenant d’Europe et d’Amérique, il a demandé au cardinal allemand Augustin Bea et au nouveau Secrétariat pour l’unité des chrétiens de préparer un projet de « schéma » sur les rapports de l’Église avec les juifs et le judaïsme.

Gregory Baum a alors 37 ans. Issu d’une famille « d’origine juive et de culture protestante »[3], il fui l’Allemagne nazie en 1939. Installé au Canada, devenu catholique  (1946), il entre dans l’ordre des Augustiniens (1947) et est envoyé aux études en théologie à l’Université de Fribourg, en Suisse (1950-1959). Sa thèse dont le sujet part de son expérience personnelle, est une analyse de l’enseignement des papes sur l’œcuménisme[4]. Pour répondre à une demande, il prépare aussi à Fribourg des conférences sur les relations entre l’Église catholique et le judaïsme. Bouleversé, dit-il, par la lecture du livre Jésus et Israël, dans lequel Jules Isaac présente l’antisémitisme chrétien comme contraire à l’enseignement de Jésus, il entreprend sa propre étude des textes du Nouveau Testament sur les juifs[5].

Sa thèse est remarquée à Rome et on l’invite à se joindre, comme expert, au nouveau Secrétariat pour l’unité des chrétiens, principalement pour la préparation d’un texte conciliaire sur l’œcuménisme. Mais lorsque le cardinal Bea fait part au groupe de la demande du pape Jean XXIII concernant le judaïsme, Gregory Baum s’offre à y travailler. C’est ainsi qu’il se voit confier, la responsabilité d’ébaucher un court document de travail, « pour lequel il semblait bien préparé par ses origines, son expérience et sa formation »[6]

Dans ce document, présenté au Secrétariat en février 1961, il avance que pour l’Église, la « question juive » est un problème théologique qu’il faut aborder comme tel, en refusant de soutenir plus longtemps certaines conceptions patristiques et médiévales sur les juifs et en revenant à la réflexion de S. Paul sur le « mystère » que représente le rejet de l’Évangile par une partie d’Israël (Romains 11,25). À son avis, la déclaration du concile  devrait aborder trois points[7]:

1) L’Église du Christ, par son origine et sa nature, a un lien étroit avec l’Israël ancien. Du point de vue chrétien, la nouvelle alliance confirme l’ancienne en la renouvelant et la transcendant, comme le Nouveau Testament « accomplit » l’Ancien, sans « l’invalider ».

2) « Les » juifs n’ont pas tous rejeté Jésus comme Christ, puisque qu’une partie d’entre eux l’ont reconnu comme sauveur. Il faut donc cesser de parler du peuple juif comme d’un peuple maudit ou rejeté par Dieu.

3) À la suite de S. Paul, l’Église devrait affirmer son espoir d’une réconciliation ultime avec « Israël » et, d’ici là, « l’attitude chrétienne envers son voisin juif devrait en être une d’amour et de respect. L’antisémitisme devrait être condamné ».

Ces propositions ont été la base d’une première version de ce qui allait devenir Nostra Aetate. Le document sera discuté et retravaillé à plusieurs reprises jusqu’à la version finale (la cinquième) adoptée vers la fin du Concile et promulguée par le pape Paul VI en octobre 1965. Mais les orientations proposées par Gregory Baum s’y retrouvent en très grande partie.

Revenant sur ce texte, l’un des plus courts mais des plus remarquables de Vatican II, Gregory Baum notait avec raison que la réflexion conciliaire a amené l’Église à réaliser que « l’Ancienne Alliance conclue avec le peuple d’Israël garde sa validité et qu’elle est la source de la grâce divine pour les juifs d’aujourd’hui »[8].

Nostra Aetate a marqué un tournant décisif dans les relations entre juifs et catholiques, et a exercé également une influence sur les autres Églises chrétiennes. Cette déclaration nous inspire depuis plus de 50 ans et continuera de le faire encore longtemps. 

Elle n’a cependant pas résolu tous les problèmes et Gregory Baum en était le premier conscient. Parmi les questions à clarifier, il évoquait par exemple celle de préciser comment s’articule, sur le plan théologique, la relation entre l’Église et le judaïsme, ou la relation entre l’alliance ancienne, celle d’Israël, « jamais révoquée », et l’alliance nouvelle, celle de l’Église? De même, se demandait-il, « peut-on formuler une christologie fidèle à la tradition qui nous permette de reconnaître un espace théologique pour le judaïsme comme religion sœur? »[9]

Il est bien connu également que Nostra Aetate  a voulu éviter toute connotation politique dans l’évocation des relations entre l’Église et le judaïsme. Mais la question d’Israël reste un problème important. Gregory Baum l’évoque dans un chapitre de son dernier livre est consacré à « la théologie après la Deuxième Intifada »[10]. Il s’y montre particulièrement sensible au traitement réservé par les autorités israéliennes aux Palestiniens, aux voix juives qui s’élèvent pour prendre la défense de leurs droits, au sort des Églises chrétiennes présentes en Israël et en Palestine. Sa perspective, est certes plus proche de la théologie de la libération que du dialogue judéo-chrétien; mais elle mérite toute l’attention des personnes engagées dans le dialogue.

Au nom de ces personnes, je voudrais rendre grâce, comme il le fait lui-même, pour la contribution de Gregory Baum à « cet événement historique extraordinaire » qu’a été le Concile Vatican II et pour « le mouvement théologique qui a amené l’Église catholique à s’ouvrir au monde » de plusieurs manières, dont celle qui consiste « à honorer dans le judaïsme contemporain l’héritage de l‘Ancienne Alliance divine »[11].  Ce n’est pas un hasard de l’histoire, mais l’œuvre de l’Esprit-Saint. 


Gregory Baum

1923 - 2017

(Photo: François Gloutnay,  Présence)

[1] Intervention au Centre justice et foi de Montréal, lors d’une veillée de prière en hommage à Gregory Baum le 27 octobre 2017.

[2] Gregory Baum, « Un souvenir de Nostra Aetate » dans G. Routhier (dir.), Vatican II au Canada – Enracinement et réception (Montréal, Fides, 2001), p. 449-460; Et jamais l’huile ne tarit (Montréal, Fides, 2017), p. 51-60. Voir aussi Gilles Routhier, « Contributions canadiennes à la déclaration Nostra Aetate de Vatican II », dans J. Duhaime et G. Routhier (dir.), Juifs et chrétiens au Canada 50 ans après Nostra Aetate (Montréal, Fides, 2017), p. 48-52.

[3] Gregory Baum, Et jamais l’huile ne tarit, p. 15.

[4] Gregory Baum, That they may be one : a study of papal doctrine (London, Bloomsbury, 1958).

[5] Gregory Baum, The Jews and the Gospel (New York, Newman, 1961); Les juifs et l’Évangile (Paris, Cerf, 1965). Deuxième édition, revue : Is the New Testament antisemitic? (Glen Rock [N.J.], Paulist Pr., 1965).

[6] John M. Oesterreicher, « Declaration on the Relationship of the Church to the Non-Christian Religions », dans H. Vorgrimler (ed.), Commentary on the Documents of Vatican II, vol. III (Montreal, Palm Publ. 1968), p. 18.

[7]Ibid.

[8] Gregory Baum, Et jamais l’huile ne tarit, p. 54.

[9] Gregory Baum, « Un souvenir de Nostra Aetate », p. 460.

[10] Gregory Baum, Et jamais l’huile ne tarit, p. 171-176.

[11]Ibid., p. 215.