«Enfants du diable»: Jean 8,44 et ses premières réceptions

Selon l’auteure, aucune tentative de réinterprétation ou de contextualisation de Jean 8,44 ne peut défaire deux millénaires d’interprétation anti-juive; elle croit néanmoins utile d’examiner de plus près deux points: les prémisses sous-jacentes de la description des Juifs comme ayant Satan pour père, et le rôle de cette affirmation dans le programme rhétorique global de l’Évangile de Jean.

En 1971, lors de la première année de mes études de Baccalauréat es Arts à l’Université de Toronto, j’ai lu un livre important qui m’est resté en mémoire depuis toutes ces années: The Devil and the Jews [Le diable et les Juifs] de Joshua Trachtenberg[1].

Trachtenberg a écrit ce livre en 1943. Même s’il vivait aux États-Unis, il était, comme la plupart des juifs du monde entier, inquiet et bouleversé par ce que ses compatriotes juifs enduraient en Europe, même si l’on ne connaissait pas encore toute l’étendue de ces horreurs. En tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste, née une dizaine d’années après la publication du livre de Trachtenberg, je n’ai pas eu besoin d’une liste de lecture universitaire pour me familiariser avec l’idée d’antisémitisme. Mais ce qui m’a frappé dans le livre de Trachtenberg, c’est le rôle central joué par l’association entre les Juifs et le diable, et sa relation étroite avec une foule d’autres tropes antisémites tels que le déicide, la diffamation du sang, la sorcellerie et la magie.

Bien que Trachtenberg reconnaisse que les Juifs ont été associés à Satan dès les premiers siècles du christianisme, il se concentre principalement sur la période médiévale. Ce n’est que lorsque j’ai commencé mon travail de doctorat sur l’Évangile de Jean, quelques années plus tard, que j’ai réalisé que cette association était présente dans Jean 8,44, dans lequel Jésus déclare aux Juifs: «Vous êtes de votre père le diable, et vous choisissez d’accomplir les désirs de votre père». Et pourquoi ? Parce que, affirme Jésus, les Juifs, comme le diable, sont des meurtriers et des menteurs.

Le Jésus historique n’a pas réellement prononcé ces mots. Ils ont plutôt été écrits pour lui par l’auteur ou les auteurs de Jean, dans le cadre de la rhétorique anti-juive qui imprègne cet Évangile. Néanmoins, ils ont été compris par les premiers lecteurs de Jean comme les paroles authentiques de Jésus et, pour cette raison, ils ont été trop facilement mobilisés à des fins anti-juives. Dans cet article, j’examinerai ce que quelques-uns de ces premiers lecteurs ont fait de la déclaration de Jésus, et comment, le cas échéant, on peut désarmer le pouvoir antisémite de ce verset. Mais avant cela, examinons d’un peu plus près le passage lui-même, qui sera cité d’abord en grec, puis dans une traduction française.

ὑμεῖς ἐκ τοῦ πατρὸς τοῦ διαβόλου ἐστὲ καὶ τὰς ἐπιθυμίας τοῦ πατρὸς ὑμῶν θέλετε ποιεῖν. ἐκεῖνος ἀνθρωποκτόνος ἦν ἀπ᾽ ἀρχῆς καὶ ἐν τῇ ἀληθείᾳ οὐκ ἔστηκεν, ὅτι οὐκ ἔστιν ἀλήθεια ἐν αὐτῷ. ὅταν λαλῇ τὸ ψεῦδος, ἐκ τῶν ἰδίων λαλεῖ, ὅτι ψεύστης ἐστὶν καὶ ὁ πατὴρ αὐτοῦ.

Vous êtes de votre père le diable, et vous choisissez d’accomplir les désirs de votre père. Il était homicide dès le commencement et n’était pas établi dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu’il est menteur et père du mensonge.

La plupart des traductions, et la plupart des spécialistes, considèrent que «père» et «diable» sont des noms en apposition, c’est-à-dire qu’ils sont grammaticalement parallèles et qu’ils ont le même référent. Si tel est le cas, le verset affirme ici que le père des Juifs est le diable. April DeConick a toutefois plaidé pour une traduction différente qui donne en fait un poids sémantique au génitif τοῦ. Elle traduit la phrase non pas par «vous êtes de vôtre père le diable» mais par «vous êtes du père du diable». Cette lecture lui permet de considérer les différences entre les lectures «catholique» et «gnostique» du verset, un conflit qui, selon elle, sous-tend la Première épître de Jean[2].

Je ne trouve pas cet argument convaincant, tout comme, apparemment, la plupart des premiers commentateurs. Origène a commenté cette question directement. Pris littéralement, reconnaît-il, le verset implique que le diable a un père. L’interprétation suivante est toutefois préférable: «Vous êtes de ce père, à qui le titre de ‘diable’ est attribué»[3].

Jean 8 n’est pas le seul à associer les Juifs et Satan. L’association est explicite dans l’expression «synagogue de Satan» qui apparaît dans le livre de l’Apocalypse. Dans Apocalypse 2,9, le Fils de l’homme, par l’intermédiaire du voyant Jean de Patmos, parle à l’Église de Smyrne en ces termes: «Je connais ta détresse et ta pauvreté, bien que tu sois riche. Je connais les calomnies de ceux qui se disent Juifs et ne le sont pas: c’est une synagogue de Satan»; il avertit les fidèles de cette église que «le diable va jeter quelques-uns d’entre vous en prison pour vous mettre à l’épreuve» (Apocalypse 2,10). En Apocalypse 3,9 il promet à l’Église de Philadelphie: «Je forcerai ceux de la synagogue de Satan qui se disent Juifs et ne le sont pas, car ils mentent; je les forcerai à venir se prosterner à tes pieds, et ils reconnaîtront que je t’ai aimé.» L’identité de ceux qui se disent Juifs mais ne le sont pas fait l’objet d’un débat permanent, mais l’expression «synagogue de Satan» suggère qu’au moment où l’Apocalypse a été écrite, l’association des Juifs et de Satan est fermement établie.

1. LES RÉCEPTIONS ANCIENNES DE JEAN 8,44

Première épitre de Jean

Le commentaire le plus ancien sur Jean 8,44 se trouve dans le chapitre 3 de la Première épître de Jean, dans lequel Jean le Presbytre dit à son assemblée:

Mes petits enfants, que nul ne vous égare. Qui pratique la justice est juste, comme lui est juste. Qui commet le péché est du diable, parce que depuis l'origine le diable est pécheur. Voici pourquoi a paru le Fils de Dieu: pour détruire les œuvres du diable. Quiconque est né de Dieu ne commet plus le péché, parce que la semence de Dieu demeure en lui; et il ne peut plus pécher, parce qu’il est né de Dieu. À ceci se révèlent les enfants de Dieu et les enfants du diable: quiconque ne pratique pas la justice n’est pas de Dieu, ni celui qui n’aime pas son frère. (1 Jean 3,7-10)

Après avoir établi le lien entre les pécheurs et le diable, la lettre passe ensuite – en suivant la séquence d’idées de Jean 8,44 – à une discussion sur le meurtre, dans laquelle elle insère la figure biblique de Caïn, un lien qui persiste dans la tradition des commentaires patristiques et médiévaux:

Car tel est le message que vous avez entendu dès le commencement: que nous nous aimions les uns les autres. Non comme Caïn: étant du Mauvais, il égorgea son frère. Et pourquoi l’égorgea-t-il? Ses œuvres étaient mauvaises, tandis que celles de son frère étaient justes. (1 Jean 3,11-12)[4]

Il est toutefois frappant de constater que 1 Jean n’associe pas le diable aux Juifs mais plutôt à ceux qui ne font pas preuve d’amour, plus précisément à un groupe de personnes qui a quitté l’Église. En effet, les Juifs sont absents de toute la lettre, qui se préoccupe principalement de cette situation spécifique[5]. La lettre ouvre la voie aux deux tendances d’interprétation que l’on retrouve dans la littérature patristique et ultérieure. Comme nous le verrons, certains auteurs interprètent Jean 8,44 sans référence spécifique aux Juifs, tandis que d’autres l’utilisent pour soutenir une charge anti-juive vitriolique.

Pères de l’Église

Le plus important dans la première catégorie est Origène (185-254), qui a écrit le premier commentaire patristique existant sur l’Évangile de Jean. Les commentaires d’Origène sur 8,44 commencent par quelques réflexions sur le commentaire du gnostique valentinien Héracléon,[6] qui n’est connu que par les fragments qu’Origène cite.

Selon Origène, Héracléon a compris la déclaration de Jean «vous êtes de votre père le diable» comme signifiant: «vous êtes de la substance du diable»[7]. En ce qui concerne la phrase «et vous choisissez d’accomplir les désirs de votre père» dans ce même verset, Héracléon explique que cette phrase n’a pas été dite à ceux qui sont par nature enfants du diable mais à ceux «qui sont devenus enfants du diable par intention [...]. Parce qu’ils ont aimé les désirs du Diable et les ont exécutés, ils deviennent des enfants du Diable, alors qu’ils ne l’étaient pas par nature.» Il précise ensuite que l’on peut être enfant par nature, par inclination, ou par mérite: «(Un enfant) par nature signifie (que l’enfant) est engendré par quelqu’un qui est lui-même engendré, et est proprement appelé «enfant». (Un enfant) par inclination, c’est quand celui qui fait la volonté d’une autre personne par sa propre inclination est appelé l’enfant de celui dont il fait la volonté. (Un enfant) par mérite, c’est quand certains sont reconnus comme des enfants de l’enfer, ou des ténèbres ou de l’anarchie, et (comme) la progéniture des serpents et des vipères»[8]. Dans ce cas, Jésus «les appelle enfants du Diable, non pas parce que le Diable a produit l’un d’entre eux, mais parce qu’en faisant les œuvres du Diable, ils lui sont devenus semblables»[9].

Dans ses commentaires sur Jean 8,44, Origène critique l’affirmation d’Héracléon selon laquelle on peut être enfant du diable par nature. Bien qu’il ne le reconnaisse pas, Origène est d’accord avec Héracléon pour dire que l’on peut être enfant de quelqu’un en faisant sa volonté ou en accomplissant ses désirs. En effet, Origène affirme que: «Tout fils de quelqu’un veut donc accomplir les désirs de son propre père, et tout fils de quelqu’un fait les œuvres de son père. De même, le Sauveur veut accomplir les désirs de son propre Père, et il fait les œuvres de son propre Père»[10]. Le message à retenir? «Si nous faisons les œuvres de Dieu et voulons accomplir ses désirs, nous sommes fils de Dieu; mais si nous faisons les œuvres du diable, et voulons accomplir ce qu’il désire, nous sommes de notre père, le diable»[11]. C’est pourquoi, insiste Origène, «faisons donc attention non seulement à ce que nous faisons, mais aussi à ce que nous désirons. En effet, il suffit de vouloir accomplir les désirs du diable pour être son fils»[12]. Origène reformule donc Jean 8,44, qui concerne explicitement les Juifs, comme une déclaration sur les options ouvertes à l’humanité.

La plupart des commentateurs ultérieurs étaient d’accord avec Origène pour dire que les Juifs étaient des enfants du diable, non par nature mais par leurs actes. Mais ils se sont généralement écartés de son approche en considérant que les paroles de Jésus s’adressaient spécifiquement aux Juifs et non à l’humanité en général. Dans son commentaire sur Jean, Cyrille d’Alexandrie affirme que «Caïn fut donné aux Juifs pour père», tout comme Satan fut donné à Caïn pour père. Ici, à l’instar d’April DeConick, il semblerait que Cyrille lise Jean 8,44 comme faisant référence au «père du diable» et non au «père, le diable». Sur cette base, Cyrille poursuit: «Que notre discours s’étende donc à l’impiété des Juifs, et en les enveloppant de la ressemblance avec la méchanceté de Caïn, montrons qu’ils ont tenté contre le Christ les choses qu’il a faites contre Abel, de sorte qu’il peut à juste titre être appelé leur père». De même que Caïn a trompé Abel, dit Cyrille, de même les Juifs ont trompé le Christ, en envoyant Judas, en tant que faux ami, pour trahir Jésus auprès des autorités[13]. Pour Cyrille, comme pour Origène, ce sont les actes plutôt que la nature qui déterminent qui on a pour parent. «Ayant montré que les Juifs sont tout à fait différents de leur ancêtre et éloignés de sa piété, [Jésus] les dépouille à juste titre de leur vaine prétention charnelle [d’être les enfants de Dieu]»[14].

Chrysostome adopte la même ligne de pensée, mais à des fins différentes[15]. Pour mettre en garde son public chrétien contre les dangers de la fréquentation de la synagogue, Chrysostome lui soumet le scénario suivant: «Dis-moi ceci. Si un homme avait tué votre fils, supporteriez-vous de le regarder ou d’accepter sa salutation? Ne le fuiriez-vous pas comme un démon méchant, comme le diable lui-même? Ils ont tué le Fils de votre Seigneur; avez-vous l’audace d’entrer avec eux sous le même toit?» Il compare ensuite le fait d’aller à la synagogue avec le fait de partager la table du diable: «Vous le déshonorez tellement que vous rendez honneur à ceux qui l’ont tué sur la croix, que vous observez avec eux la communion des fêtes, que vous allez dans leurs lieux profanes, que vous entrez dans leurs portes impures, et que vous partagez les tables des démons. Car je suis persuadé d’appeler le jeûne des Juifs une table de démons, parce qu’ils ont tué Dieu. Si les Juifs agissent contre Dieu, ne doivent-ils pas servir les démons?» Bien que Chrysostome ne cite pas explicitement Jean 8,44 ici, il se sert de son association entre les Juifs et le diable, et il fait également allusion à Apocalypse 2,9 et 3,9, qui font référence à la synagogue de Satan.

L’époque moderne

Cyrille et Chrysostome sont typiques des commentateurs patristiques qui, à l’exception d’Origène, ne sont que trop heureux de décrire les Juifs comme l’engeance de Satan. Mais les propos d’écrivains du Moyen Âge et de l’époque moderne, dont Martin Luther, sont encore plus virulents. Les commentaires de Luther sur Jean 8 s’appuient non seulement sur 8,44 mais aussi sur 8,47: «Celui qui est de Dieu entend les paroles de Dieu. Si vous ne les entendez pas, c’est que vous n’êtes pas de Dieu.» Luther prend cela comme une réitération de 8,44, c’est-à-dire comme une affirmation que les Juifs ne viennent pas de Dieu mais du diable. Il ajoute que la déclaration de Jésus a paru hostile aux Juifs. Les Juifs, déclare Luther, «ne pouvaient pas supporter cela, car ils voulaient être les enfants et le peuple de Dieu.»

Dans son ouvrage virulemment antisémite, Des Juifs et de leurs mensonges (1543) partie 11,[16] Luther rapproche Jean 8,44 des accusations antisémites classiques selon lesquelles les Juifs «ont empoisonné des puits, commis des assassinats, enlevé des enfants [...] J’ai entendu dire qu’un Juif a envoyé à un autre Juif, et ce par l’intermédiaire d’un chrétien, un pot de sang, ainsi qu’un tonneau de vin, dans lequel, une fois vidé, on a trouvé un Juif mort». Ces histoires et bien d’autres, dit Luther, sont cohérentes avec le jugement du Christ qui déclare qu’ils sont des serpents venimeux, amers, vindicatifs, rusés, des assassins, et des enfants du diable qui piquent et font du mal furtivement là où ils ne peuvent pas le faire ouvertement. C’est pourquoi je voudrais les voir là où il n’y a pas de Chrétiens. Les Turcs et les autres païens ne tolèrent pas ce que nous, Chrétiens, endurons de ces serpents venimeux et de ces jeunes diables. Les Juifs ne traitent pas non plus les autres comme ils le font avec nous, les Chrétiens. C’est ce que j’avais en tête quand j’ai dit plus haut qu’après le diable, le Chrétien n’a pas d’ennemi plus amer et plus féroce que le Juif. Il n’y a pas d’autre personne à qui nous accordons autant de bienfaits et dont nous souffrons autant que de ces vils enfants du diable, de cette couvée de vipères.

Tout Chrétien qui s’associe à ces «serpents venimeux et enfants du diable» sera «rétribué au jour du jugement, avec les Juifs dans le feu éternel de l’enfer!» Une recherche rapide dans Google-images révèle des dizaines, peut-être même des centaines, d’images provenant de sites web contemporains représentant les Juifs comme Satan. Et si nous avions besoin d’une preuve supplémentaire de la réception antisémite permanente de Jean 8,44, les affiches de la marche suprémaciste blanche de Charlottesville tout récemment (août 2017), affirmaient que «les Juifs sont les enfants de Satan» et citaient Jean 8,31-47.

2. JEAN 8,44 ET LA FIN DE L’ANTISÉMITISME

Il est important, cependant, de ne pas se contenter de documenter le discours antisémite, mais de le combattre d’une manière ou d’une autre. Il serait naïf de croire que l’étude académique des sources anciennes peut effectivement mettre fin à l’antisémitisme. En dépit de son rôle fondamental dans le discours antisémite, aucune tentative de réinterprétation ou de contextualisation de Jean 8,44 ne peut défaire deux millénaires d’interprétation antijuive, ni éradiquer les idées profondément intégrées selon lesquelles les Juifs sont les enfants du diable et les assassins du Christ. Néanmoins, je crois qu’il peut être utile d’examiner de plus près les deux points suivants: premièrement, les prémisses sous-jacentes de la description des Juifs comme ayant Satan pour père, et, deuxièmement, le rôle de cette affirmation dans le programme rhétorique global de l’Évangile de Jean.

Épigénèse

Dans mon propre travail sur Jean au fil des ans, j’ai acquis la conviction que, contrairement à l’opinion d’Origène et d’autres Pères de l’Église, l’auteur de l’Évangile – qui met ces paroles dans la bouche de Jésus – considérait littéralement les Juifs comme les enfants du diable, tout comme il considérait littéralement Jésus comme le Fils de Dieu. Ces deux affirmations reposent sur la théorie aristotélicienne de l’épigénèse, la théorie de la reproduction la plus populaire de l’époque classique jusqu’au début de l’époque moderne[17].

Selon cette théorie, les animaux et les êtres humains se développent organiquement – et non pas partie par partie – à partir du sperme du mâle placé dans le milieu de croissance fourni par la femelle. Le sperme masculin détermine la forme de l’embryon ainsi que le processus par lequel il atteint la maturité. Le sperme féminin, c’est-à-dire les fluides menstruels (également appelés σπέρμα), fournit la matière de la génération, la substance à partir de laquelle la progéniture est faite. Le sperme masculin et le sperme féminin sont tous deux des résidus du sang, la nourriture ultime du corps[18]. La différence la plus importante entre le sperme masculin et le sperme féminin réside dans leur consistance. En tant que créatures plus faibles que les mâles, les femelles produisent un sperme plus fin et plus informe que celui des mâles.

Pour Aristote, le fait que le mâle engendre dans le corps d’un autre et que la femelle engendre dans son propre corps explique «pourquoi, dans la cosmologie aussi, on parle de la nature de la Terre comme de quelque chose de féminin et on l’appelle ‘mère’, tandis qu’on donne au ciel et au soleil et à tout ce qui est de ce genre le titre de ‘générateur’ et de ‘père’». En outre, les mâles sont décrits comme plus «divins» que les femelles en raison de leur rôle actif dans le processus de création[19]. Ainsi, la théorie de l’épigenèse d’Aristote ne se limite pas aux aspects mécaniques et physiques de la reproduction, mais place également la reproduction dans un contexte plus large, voire cosmique.

Le plus important pour notre sujet est de savoir comment la question de la paternité était déterminée à cette époque, bien avant les tests ADN ou toute compréhension génétique de la procréation. Pour Aristote, le degré et la nature de la ressemblance entre les parents et la progéniture sont déterminés par une compétition entre les principes mâle et femelle aux premiers stades du processus de génération. Dans des circonstances idéales, le principe masculin engendre un fils qui lui est identique en tous points. Cela signifie que le fils ressemblera au père non seulement physiquement, mais aussi en termes de personnalité et de comportement. Aristote s’attendait à ce que les enfants soient «des copeaux du vieux bloc». Connaître le père, c’est connaître le fils; inversement, les qualités de l’enfant confirment l’identité du père. Selon Quintilien, rhéteur du premier siècle, «les personnes sont généralement considérées comme ayant une certaine ressemblance avec leurs parents et leurs ancêtres, ressemblance qui les conduit à vivre de façon honteuse ou honorable, selon le cas»[20].

L’Évangile soutient amplement mon hypothèse selon laquelle la théorie de l’épigenèse sous-tend la représentation de Jésus comme Fils de Dieu. Les actions et les désirs de Jésus ne viennent que de Dieu et ressemblent à ceux de Dieu. Si les paroles et les œuvres de Jésus démontrent qu’il est le fils de son Père, les tentatives répétées des Juifs de tuer Jésus démontrent qu’ils ont pour père le diable meurtrier et trompeur.

Jean 8,44 et le programme rhétorique de l’Évangile

La plupart des commentateurs reconnaissent que l’Évangile de Jean est un document rhétorique qui vise à persuader son public qu’une personne ne peut obtenir une relation avec Dieu qu’en croyant en Jésus comme messie et Fils de Dieu. Bien que le terme «alliance» n’apparaisse pas dans cet évangile, l’ensemble du programme rhétorique de Jean est basé sur le concept d’alliance, plus précisément sur le fait que le désir humain de vie éternelle trouve sa réponse à travers une relation d’alliance avec Dieu par la foi en Jésus. Pour exécuter ce programme rhétorique, cependant, l’Évangile doit également répondre à une revendication concurrente: que ce sont les Juifs qui ont longtemps été, et continuent d’être, les partenaires d’alliance de Dieu, c’est-à-dire le peuple élu ou choisi de Dieu. Jean doit rejeter les revendications des Juifs en même temps qu’il présente les siennes.

Jean 8,31-59 est le texte clé de cet effort. Les Juifs y exposent trois affirmations qui constituent le fondement de leur relation d’alliance avec Dieu: premièrement, ils remontent à Abraham, considéré par les Juifs de la période du Second Temple comme le premier monothéiste (8,33.39); deuxièmement, ils n’ont jamais servi ni été asservis à des dieux étrangers (8,33; voir Psaume 106,36; Galates 4,9; Jérémie 5,19)[21]; et, enfin, ils sont enfants de Dieu (8,41). En se décrivant ainsi, les Juifs revendiquent une relation exclusive et contraignante avec le seul vrai Dieu et, ce faisant, ils condamnent les prétentions de Jésus à être le messie et le Fils de Dieu comme une violation du monothéisme sur lequel cette relation est fondée.

Le Jésus johannique, cependant, réplique à chacune de ces trois affirmations. Lorsque les Juifs soutiennent qu’ils ont Abraham comme père, il répond que si c’était le cas, ils auraient fait ce qu’Abraham a fait. Il ne précise pas de quoi il s’agit, mais l’allusion est probablement au récit de Genèse 18, dans lequel Abraham accueille les trois anges – dont l’un sera plus tard identifié comme le Seigneur et, par conséquent, typologiquement comme Jésus – avec des rafraîchissements et un somptueux festin. Quant à l’asservissement, la plupart des commentateurs suggèrent ici que les Juifs mentent ou, s’ils ne mentent pas vraiment, oublient commodément leur asservissement de plusieurs siècles en Égypte avant l’Exode. Les parallèles dans la Septante, cependant, suggèrent qu’ils ne font pas référence à l’esclavage physique mais au polythéisme. Quant au fait que Dieu soit leur père, eh bien, affirme Jésus dans notre passage, c’est loin d’être le cas! Leur père n’est pas Dieu mais le diable. Avec ces arguments, le Jésus de Jean insiste sur le fait qu’il existe désormais une nouvelle alliance, dont il est le médiateur en tant que Fils de Dieu. Quiconque croit le contraire doit renoncer à son droit à une relation d’alliance avec Dieu et doit donc être un enfant du diable.

Si ma lecture de Jean 8,44 dans son contexte est correcte, la déclaration selon laquelle les Juifs ont pour père le diable, bien que fondée sur la théorie reproductive de l’épigénèse, est importante pour Jean, non pas tant comme une déclaration générale concernant tous les Juifs, partout et pour toujours. Elle fait plutôt partie d’un programme rhétorique complexe destiné à persuader son auditoire d’accepter son affirmation selon laquelle la foi est la clé de la relation d’alliance avec Dieu et, par là même, à ériger un mur entre eux et les Juifs incrédules. En fin de compte, Jean utilise la rhétorique pour promouvoir une séparation entre ceux qui suivent son exemple et les Juifs qui ne le font pas.

Dans son contexte littéraire, historique et culturel, Jean 8, 44 contribue aux efforts de Jean pour délimiter un territoire conceptuel pour lui-même et ceux qui, espère-t-il, seront influencés par sa rhétorique. Mais lorsque l’Évangile est devenu partie intégrante du canon sacré chrétien, Jean 8,44, comme le reste de l’Évangile, a été considéré comme un texte divinement inspiré et éternellement valide, et donc extrêmement dangereux. Il est temps de le remettre à sa place historique, littéraire et rhétorique, et de le dépouiller du pouvoir destructeur qu’il a exercé pendant tant de siècles.


BIBLIOGRAPHIE

1. Sources (en traduction anglaise)

[Aristote] Aristotle. Generation of Animals, translated by A. L Peck. Cambridge: Harvard University Press, 1953.

[Jean Chrysostome] John Chrysostom. Discourses Against Judaizing Christians, translated by Paul W. Harkins; The Fathers of the Church 68. Washington: Catholic University of America Press, 1979.

[Cyrille d’Alexandrie] Cyril of Alexandria. Commentary on John, translated by P. E. Pusey and T. Randell. A Library of Fathers of the Holy Catholic Church: Anterior to the Division of the East and West 43, 48, Books 5. Oxford, 1874/1885.

[Cyrille d’Alexandrie] Cyril of Alexandria. Commentary on John, translated by P. E. Pusey and T. Randell. A Library of Fathers of the Holy Catholic Church: Anterior to the Division of the East and West 43, 48, Book 6 vol. 2. Oxford, 1874/1885

Luther, Martin. “On the Jews and Their Lies (1543).” In Luther the Expositor: Introduction to the Reformer’s Exegetical Writings 47: The Christian Society, translated by Martin H. Bertram. Philadelphia. Fortress, 1971.

[Origène] Origen. Commentary on the Gospel According to John, edited by Ronald E. Heine. Washington: Catholic University of America Press, 1989.

[Quintilien] Quintilian. “Institutio Oratoria 5.10.24.” In Quintilian. With An English Translation, edited by Harold Edgeworth Butler. Cambridge: Harvard University Press, 1921.

2. Études

DeConick, April D. “Who Is Hiding in the Gospel of John? Reconceptualizing Johannine Theology and the Roots of Gnosticism.” In Histories of the Hidden God: Concealment and Revelation in Western Gnostic, Esoteric, and Mystical Traditions, edited by April D. DeConick and Grant Adamson, 13–29. Durham: Acumen, 2013.

Pagels, Elaine H. The Johannine Gospel in Gnostic Exegesis: Heracleon’s Commentary on John. Atlanta: Scholars Press, 1989.

Perkins, Pheme. “Erasure of ‘the Jews’ in the Farewell Discourses and Johannine Epistles: Gnostic Connections?” In The Gospel of John and Jewish-Christian Relations, edited by Adele Reinhartz, 3–20. Lanham: Lexington Books/Fortress Academic, 2018.

Reinhartz, Adele. “‘And the Word Was Begotten’: Divine Epigenesis in the Gospel of John.” Semeia 85 (1999): 83–103.

Reinhartz, Adele. “‘Children of God’ and Aristotelian Epigenesis in the Gospel of John.” In Creation Stories in Dialogue: The Bible, Science, and Folk Traditions, edited by R. Alan Culpepper and Jan G. van der Watt, 243–252. Leiden: Brill, 2016.

Reinhartz, Adele. “The Grammar of Hate in the Gospel of Love: Reading the Fourth Gospel in the Twenty-First Century.” In Israel und seine Heilstraditionen im Johannesevangelium. Festschrift in Honour of Johannes Beutler, S.J., edited by Michael Labahn, 416–427. Paderborn: Schöningh, 2004.

Trachtenberg, Joshua. The Devil and the Jews: The Medieval Conception of the Jew and Its Relation to Modern Antisemitism. New Haven: Yale University Press, 1943.

[1] Voir J. Trachtenberg, The Devil and the Jews: The Medieval Conception of the Jew and Its Relation to Modern Antisemitism (New Haven: Yale University Press, 1943).
[2] A. D. DeConick, “Who Is Hiding in the Gospel of John? Reconceptualizing Johannine Theology and the Roots of Gnosticism,” in Histories of the Hidden God: Concealment and Revelation in Western Gnostic, Esoteric, and Mystical Traditions, ed. A. D. DeConick and G. Adamson (Durham: Acumen, 2013), 13–29.
[3] [Origène], Origene, Commentary on the Gospel According to John, ed. R. E. Heine (Washington: Catholic University of America Press, 1989), 242, para. 171.
[4] DeConick (“Who Is Hiding in the Gospel of John?” 13) soutient que les gnostiques ont utilisé Jean 8,44 «comme une indication claire que Jésus avait enseigné que le Dieu des Juifs était le père du diable».
[5] P. Perkins, “Erasure of ‘the Jews’ in the Farewell Discourses and Johannine Epistles: Gnostic Connections?” in The Gospel of John and Jewish-Christian Relations, ed. A. Reinhartz (Lanham: Lexington Books/Fortress Academic, 2018), 3–20.
[6] Pour une étude détaillée du commentaire d’Héracléon, voir E. H. Pagels, The Johannine Gospel in Gnostic Exegesis: Heracleon’s Commentary on John (Atlanta: Scholars Press, 1989).
[7] Fragment 44, sur Jean 8,43-44a; voir aussi le Fragment 45, sur Jean 8,44a. Les fragments auxquels on réfère dans cette section proviennent de www.earlychristianwritings.com/text/heracleon.html.
[8] Fragment 46, sur Jean 8,44a.
[9] Ibid.
[10] [Origène] Origen, Commentary on the Gospel According to John, par. 191, 247.
[11] Ibid. par. 193.
[12] Ibid. par. 194.
[13] [Cyrille d’Alexandrie] Cyril of Alexandria, Commentary on John, trans. P. E. Pusey and T. Randell. A Library of Fathers of the Holy Catholic Church: Anterior to the Division of the East and West 43, 48, Book 6, vol. 2 (Oxford, 1874/1885).
[14] [Cyrille d’Alexandrie] Cyril of Alexandria, Commentary on John, trans. P. E. Pusey and T. Randell. A Library of Fathers of the Holy Catholic Church: Anterior to the Division of the East and West 43, 48, Book 5 (Oxford, 1874/1885)
[15] [Jean Chrysostome] John Chrysostom, Discourses Against Judaizing Christians, trans. P. W. Harkins (Washington: Catholic University of America Press, 1979).
[16] M. Luther, “On the Jews and Their Lies (1543),” in Luther the Expositor: Introduction to the Reformer’s Exegetical Writings 47: The Christian Society, trans. M. H. Bertram (Philadelphia: Fortress, 1971), parts 11–13.
[17] Pour une étude détaillée, voir A. Reinhartz, “‘And the Word Was Begotten’: Divine Epigenesis in the Gospel of John,” Semeia 85 (1999): 83–103; A. Reinhartz, “‘Children of God’ and Aristotelian Epigenesis in the Gospel of John,” in Creation Stories in Dialogue: The Bible, Science, and Folk Traditions, ed. R. A. Culpepper and J. G. van der Watt (Leiden: Brill, 2016), 243–252.
[18] [Aristote] Aristotle, Generation of Animals, trans. A. L Peck (Cambridge: Harvard University Press, 1953), par. 726bl4.
[19] Ibid., par. 732a9.
[20] [Quintilien] Quintilian, “Institutio Oratoria,” in Quintilian. With An English Translation, ed. H. E. Butler (Cambridge: Harvard University Press, 1921), 5.10.24.
[21] Sur le terme “asservissement” au sens d’idolâtrie, voir A. Reinhartz, “The Grammar of Hate in the Gospel of Love: Reading the Fourth Gospel in the Twenty-First Century,” in Israel und seine Heilstraditionen im Johannesevangelium. Festschrift in Honour of Johannes Beutler, S.J., ed. M. Labahn (Paderborn: Schöningh, 2004), 416–427.

Remarques de l’éditeur

Adele Reinhartz, PhD (McMaster University, 1983) est professeure au Département d’études anciennes et de sciences des religions de l’Université d’Ottawa au Canada. Elle a publié de nombreux articles et livres, parmi lesquels: Cast Out of the Covenant: Jews and Anti-Judaism in the Gospel of John (2017); Befriending the Beloved Disciple: A Jewish Reading of the Gospel of John (2001), Jesus of Hollywood (2007), and Bible and Cinema: An Introduction (2013). Adele a été l’Éditrice générale du Journal of Biblical Literature de 2012–2018 et a présidé la Society of Biblical Literature (2020). Elle a été élue à la Société Royale du Canada et à l’American Academy of Jewish Research en 2014.

Source: Confronting Antisemitism from the Perspectives of Christianity, Islam, and Judaism. Edited by Armin Lange, Kerstin Mayerhofer, Dina Porat, and Lawrence H. Schiffman; Walter de Gruyter, Berlin/Boston 2020. Cet ouvrage est sous licence conformément à the Creative Commons Attribution-Non Commercial-No Derivatives 4.0 International Licence. Pour plus de détails: http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/.

Traduit de l’anglais pour Relations judéo-chrétiennes par Jean Duhaime.