Élie Wiesel, théologien

Élie Wiesel est de ceux qui ont pris sur eux l’insoutenable mutité du Dieu d’Israël et des nations, et un de ces enfants d’Israël qui ont pris sur eux «l’inconcevable culpabilité de l’indifférence, ou de l’absence, ou de l’impuissance de Dieu». En cela, il fut l’un des plus grands théologiens du XXe siècle, même s’il aurait refusé cet honneur, qui est d’abord une responsabilité[1].

Mon premier mot est pour répondre aux derniers mots de Jean Duchesne citant le cardinal Aron Jean-Marie Lustiger: Il n’y a pas seulement les Juifs d’une part et les Chrétiens d’autre part, il y a aussi les Juifs baptisés. Mais que faisait Jean-Marie Lustiger et que fait l’Église en général de ces Chrétiens qui, nés d’une mère, voire d’un père, juifs, tournent le dos au Christ pour devenir juifs? Ce fut mon choix et c’est en tant que Juif ayant été catholique que je me trouve devant vous ici.

Les rapports d’Élie Wiesel avec le Christianisme et les Chrétiens furent tout à la fois riches et souvent douloureux, mais comment en serait-il autrement? Son enfance puis son adolescence se sont passées dans un shtetl où il y avait à coup sûr plus de synagogues que d’églises, orthodoxes et catholiques confondues, puisque chaque communauté, chaque yeshiva, école talmudique, avait sa propre synagogue. Dans ce monde chrétien d’Europe orientale, les liens entre Juifs et Chrétiens étaient inexistants et uniquement dans l’hostilité d’un côté et dans la crainte de l’autre; mais il arrivait malgré tout que les rapports humains pouvaient modifier cet a priori séculaire et néfaste, quand il n’était tragique. Ce qui prédominait, c’était avant tout l’ignorance de l’autre, l’enseignement du mépris chrétien auquel répondait l’hostilité et la crainte des Juifs. Dès l’enfance, Éliezer savait qu’il fallait traverser la rue quand il passait sur le trottoir de l’église car des rumeurs d’enlèvement d’enfants juifs couraient dans les shtetl.

Ceci dit, l’image positive des Chrétiens, Éliezer l’eut à l’époque de la guerre, je veux dire après l’arrivée des nazis en Hongrie et dans les Carpates à partir du printemps 1944. En effet, la femme de ménage des Wiesel, Maria, orthodoxe, avait voulu cacher chez elle Éliezer et ses sœurs, mais ce sont ses parents qui ont préféré rester unis face à l’angoisse du ghetto et des premiers convois pour l’inconnu. L’idée meurtrière et si naïve selon laquelle il ne fallait pas disloquer les familles, détruisit combien de centaines de milliers de vies d’enfants et d’adolescents? Au camp, à Birkenau sans doute pas, mais à Buna et naturellement à Buchenwald, Éliezer croisa le chemin de Chrétiens, mais il n’en parla jamais. Seuls parmi tous, les Juifs étaient dans des baraques et des kommandos réservés. À la fin, ce sont les communistes de Buchenwald qui l’ont sauvé, lui et ses camarades de la baraque des enfants juifs rescapés d’Auschwitz-Birkenau.

Puis au retour de l’enfer, là encore, Éliezer n’était entouré que de Juifs dans les maisons de l’Œuvre de secours aux enfants (OSE). C’est quand il se mit à entreprendre ses études et eut quitté les maisons, qu’il dut rencontrer des Chrétiens mais là encore pas une trace dans ses écrits. Sa rencontre originelle avec un Chrétien militant, si l’on peut dire, fut sa rencontre en 1955 avec François Mauriac (1885-1970). Même ses premiers éditeurs furent juifs. Son premier guide vers la philosophie et la littérature françaises classiques, François Wahl, Juif déjudaïsé, l’a initié à la pensée chrétienne ou issue du Christianisme, si l’on pense à Montaigne ou aux dramaturges du XVIIe siècle.

Mauriac fut une rencontre radicalement neuve pour notre écrivain en devenir, qui n’avait écrit que des textes en yiddish sur des questions mystiques et qui allait commencer l’écriture d’Un di velt hot geshwign — Et le monde se taisait, la version originelle de La nuit. Le prix Nobel de littérature, de plus Immortel, incarnait alors le courant catholique de la littérature française depuis la mort de Bernanos. L’adoubement du jeune apatride, journaliste pour le quotidien israélien Yediot Aharonot, lui offrait pour la première fois une place parmi les grands — ce dont Éliezer devenu Élie Wiesel, a toujours, consciemment ou non, rêvé. Lui, l’enfant mystique de Sighet, le jeune hassid, qui se revendiqua toute sa vie disciple du Rabbi de Wizhnitz, l’ami de son grand-père Dodie Feig, recevant le parrainage de François Mauriac pour publier son premier livre sur la déportation, commençait là un long dialogue avec le Christianisme.

Tout semblait pourtant opposer les deux hommes, l’écrivain catholique français et le jeune journaliste juif originaire des Carpates: leur tradition respective, le déchirement de l’âme, de la foi, de la conscience, depuis sa première nuit de camp, pour l’un, le mysticisme christocentrique pour le second, lié à une autre forme de déchirement de l’âme. Mais un autre point allait raidir l’attitude de Wiesel, ce fut la lecture déchirée de l’Holocauste nazi, comme on disait à l’époque, de Mauriac, à l’aune ou aux prises avec la croix de Jésus-Christ. Lecture christocentrique doublée d’une vision quelque peu faussée de Wiesel dans sa façon qu’il aurait eue de prendre sur lui, d’incarner pour ainsi dire, la Shoah. Du Wiesel rescapé, qui faisait figure aussi de quasi-ressuscité aux yeux de l’écrivain catholique. Une sorte de Christ moderne. Il le voyait comme un mystique juif «ayant du Christ une connaissance très singulière. Il l’imagine sous des phylactères, comme l’a vu Chagall, fils de la synagogue, Juif pieux et soumis à la Loi et qui ne serait pas mort, parce qu’étant homme il s’était fait Dieu. Élie Wiesel se tient sur les confins des deux Testaments. C’est de la race des Jean-Baptiste[2]

Sauf que l’intéressé ne s’est jamais vu lui-même ni comme de la race des Jean-Baptiste ni comme s’interrogeant sur Jésus qui ne serait jamais mort s’étant fait Dieu. Lorsque nous en parlions, Élie me disait avec toute l’amitié, le respect ou encore la gratitude qu’il portait à Mauriac: «Je respecte les Chrétiens qui sont attachés au Nouveau Testament, s’ils respectent mon attachement à notre Bible, au Tanakh[3]

On peut dire que les différences théologiques étaient trop importantes entre les deux hommes pour que Mauriac comprît tout à fait d’où venait Wiesel et qui il était au plus profond. Pourtant, il comprit La nuit comme peu d’autres, avec sa foi propre, et défendit le livre avec opiniâtreté. Dire cela c’est aussi considérer la propre foi agonique de Mauriac — comme le fut celle d’un Miguel de Unamuno, l’auteur de L’Agonie du christianisme.

La reconnaissance de Wiesel dépasse le seul aspect éditorial, pour fondamental qu’il soit. Il écrit ceci de Mauriac dans Un Juif aujourd’hui:

«Il savait que mon récit lui serait une blessure, qu’il allait offenser certains de ses dogmes et les remettre en question; il ne pouvait pas ne pas le deviner. Cela ne le fit pas reculer, au contraire. En me poussant à écrire, il fit un acte de foi en l’écriture pour prouver peut-être que le dépassement est possible pour des hommes qui n’ont rien en commun, pas même la souffrance. [...] Je n’oublierai jamais cette première rencontre[4]

Une blessure à cause de cette mise en agonie de sa propre foi mystique d’avant cette nuit-là, blessure à cause de la mise en accusation de Dieu que nous Juifs, nommons ha Kaddosh baroukh hou, le Saint béni soit-Il… Une blessure encore à cause de la mort, voire du suicide de ce Dieu dans les chambres à gaz, comme le dit clairement avec tant de violence Levinas, que hurle aussi toute la poésie de Paul Celan — «devant un Dieu qui rompt l’alliance» dira tragiquement le philosophe en 1986, sans que l’on puisse rien répondre à ce «comme s’il vous avait abandonné»[5] destinal, effroyable, qui interdit toute réponse, sans que l’on puisse rien lui opposer…

Sans doute nous faut-il remonter à la préface de Mauriac pour comprendre son propre déchirement à la lecture du manuscrit:

«L’enfant qui nous raconte ici son histoire était un élu de Dieu. Il ne vivait, depuis l’éveil de sa conscience, que pour son Dieu, nourri du Talmud, ambitieux d’être initié à la Kabbale, voué à l’Éternel. Avions-nous jamais pensé à cette conséquence d’une horreur moins visible, moins frappante que d’autres abominations, — la pire de toutes, pourtant, pour nous qui possédons la foi: la mort de Dieu dans cette âme d’enfant qui découvre d’un seul coup le mal absolu[6]

Arrêtons-nous un instant ici. Mauriac ne dit-il pas là quelque chose d’incroyable, que la pire horreur n’est pas l’extermination de tout un peuple en soi, n’est pas la Shoah en soi, mais «la mort de Dieu dans une âme d’enfant»?

Puis Mauriac cite le passage emblématique sur la première nuit de camp:

«Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée[7]…»

«Je compris alors ce que j’avais aimé dès l’abord dans le jeune Israélien: ce regard d’un Lazare ressuscité, et pourtant toujours prisonnier des sombres bords où il erra, trébuchant sur des cadavres déshonorés. Pour lui le cri de Nietzsche exprimait une réalité presque physique: Dieu est mort, le Dieu d’amour, de douceur et de consolation, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob s’est à jamais dissipé, sous le regard de cet enfant, dans la fumée de l’holocauste humain exigé par la Race, la plus goulue de toutes les idoles. Et cette mort, chez combien de Juifs pieux ne s’est-elle pas accomplie? Le jour horrible, entre ces jours horribles, où l’enfant assista à la pendaison (oui!) d’un autre enfant qui avait, nous dit-il le visage d’un ange malheureux, il entendit quelqu’un derrière lui gémir: “Où est Dieu? Où est-il? Où donc est Dieu? et en moi une voix lui répondait: Où il est? Le voici — il est pendu ici à cette potence”[8]

Le cardinal Lustiger aussi en parla, mais parmi tous les théologiens, celui qui reçut le don d’en parler comme aucun autre, est à coup sûr, à mon sens, le théologien allemand Johann-Baptist Metz, né la même année qu’Élie.

«Qui exactement a le droit de donner la réponse ici indiquée à la question de Dieu “où est Dieu? — Le voici. Il est pendu ici, à cette potence”?

Qui, si une réponse est possible, peut dire cela? Je pense que n’a le droit de dire cela que le juif menacé de mort à Auschwitz avec tous les enfants, lui seul. [...] Ne peut l’entreprendre, si elle est tout simplement possible, que le juif [...] lui-même dans cet enfer “où Dieu et l’homme pleins d’épouvante se regardent dans les yeux” (Élie Wiesel). Lui seul, à mon avis, peut parler ici d’un “Dieu à la potence”, non pas nous chrétiens en dehors d’Auschwitz, nous qui avons envoyé le juif, d’une façon ou d’une autre, dans une telle situation de désespoir ou qui l’y avons laissé. Ici, il n’y a pour moi aucun “sens” que nous pourrions attester sans les juifs. Ici, nous sommes, sans les juifs dans l’enfer d’Auschwitz, condamnés au non-sens, à l’a-théisme[9]

Qui a été aussi loin que Johann-Baptist Metz? Ce qu’il comprit, François Mauriac ne put sans doute pas le ressentir avec une aussi grande acuité, malgré sa générosité de cœur et d’esprit. Que l’on ne s’y méprenne pas. Nous ne pouvons pas ramener le “Dieu à la potence” dont parle Élie Wiesel, avec le “Dieu est mort” de Nietzsche et des athées. Non, la foi d’Élie Wiesel était enracinée dans la parole de Rabbi Na’hman de Bratslav: «Il n’y a de foi entière qu’une foi brisée».

Ce qui ne signifie pas non plus que certains rescapés des camps — juifs ou non-juifs — n’aient pas perdu la foi quand d’autres déportés revinrent pratiquants, alors qu’ils ne pratiquaient pas. Le théologien américain, Juif libéral, Richard L. Rubinstein, a écrit pour sa part une parole capitale, même si Wiesel l’a critiquée, réfutée; mais je dirais plus, c’est parce qu’il l’a réfutée qu’elle nous paraît d’autant plus capitale, car rattachée ou retenue par aucun dogmatisme: «La structure midrashique a été brisée à jamais par Auschwitz» et «le Dieu de l’histoire est mort»[10]. Lorsqu’en 1986, j’interrogeais Élie Wiesel sur sa position par rapport à Rubinstein, il me répondit très clairement:

«J’ai toujours réfuté cette philosophie. Ma protestation est à l’intérieur de la foi, elle n’est pas en dehors de la foi. Alors que Rubinstein dit que le Dieu de l’histoire juive est mort, donc que le Dieu d’Israël est mort. Je pense quand même qu’avoir traversé comme Juifs trois mille cinq cents ans d’histoire pour revenir à une sorte de paganisme et pour dire que nous pouvons vivre sans Dieu aujourd’hui après Auschwitz, c’est un peu tard et de plus, inacceptable[11]

C’est ici que, dans notre analyse scripturaire sur la mort de Dieu — ou son retrait (son Tsimtsoum disent les cabalistes) dans les camps de la mort — et suite à la vision que Wiesel en rapporte dans La nuit, intervient notre maître Emmanuel Levinas, qui eut, nous l’avons souvent dit, l’une des paroles les plus audacieuses sur Dieu après Auschwitz dans un discours qui brise toute rhétorique. Comme si, à un certain moment, la rhétorique se brisait sur une réalité qui l’excédait absolument, comme elle excède toute pensée, toute tentative de rationaliser ou de théologiser à partir d’elle. Nous disons avec le philosophe de Totalité et Infini qu’«après Auschwitz, il n’y a plus de sermon possible».

«Question ultime: peut-on demeurer juif devant un Dieu qui rompt l’alliance, qui cesse de répondre, qui refuse le recours, qui vous laisse mourir, comme s’il vous avait abandonné? Ne prend-on pas à la légère, en restant juif, le désespoir — et peut-être les doutes — de ceux qui allaient mourir[12]?»

La fin de la préface de Mauriac répond sur un tout petit point à l’idée qu’il n’y a plus de sermon audible — que le message néo-testamentaire est devenu inaudible pour des oreilles juives:

«Nous ne connaissons pas le prix d’une seule goutte de sang, d’une seule larme. Tout est grâce. Si l’Éternel est l’Éternel, le dernier mot pour chacun de nous lui appartient. Voilà ce que j’aurais dû dire à l’enfant juif. Mais je n’ai pu que l’embrasser en pleurant[13]

Le «Tout est grâce» reste toutefois à la limite de l’audible dans le contexte de l’horreur absolue, du Mal absolu… Juste avant cette fin, Mauriac n’en avait pas moins écrit:

«Lui ai-je affirmé que ce qui fut pour lui pierre d’achoppement est devenu pierre d’angle pour moi et que la conformité entre la croix et la souffrance des hommes demeure à mes yeux la clef de ce mystère insondable où sa foi d’enfant s’est perdue[14]?»

Le jour de Rosh Hashana à Buna, Wiesel raconte ce qu’il vécut au moment de la Tefila, la prière du Shemone Esre, au cœur de l’office du matin. Il faut l’entendre, il faut le lire.

«Qu’es-Tu, mon Dieu, pensais-je avec colère, comparé à cette masse endolorie qui vient Te crier sa foi, sa colère, sa révolte? Que signifie Ta grandeur, maître de l’Univers, en face de toute cette faiblesse, en face de cette décomposition et de cette pourriture? Pourquoi encore troubler leurs esprits malades, leurs corps infirmes?»

[…]

- Bénissez l’Éternel...

La voix de l’officiant venait de se faire entendre. Je crus d’abord que c’était le vent.

- Béni soit le nom de l’Éternel!

Des milliers de bouches répétaient la bénédiction, se prosternaient comme des arbres dans la tempête.

Béni soit le nom de l’Éternel!

Pourquoi, mais pourquoi Le bénirais-je? Toutes mes fibres se révoltaient. Parce qu’Il avait fait brûler des milliers d’enfants dans ses fosses? Parce qu’Il faisait fonctionner six crématoires jour et nuit les jours de Shabbat et les jours de fête? Parce que dans Sa grande puissance Il avait créé Auschwitz, Birkenau, Buna et tant d’usines de la mort? Comment Lui dirais-je: «Béni sois-Tu, l’Éternel, Maître de l’Univers, qui nous a élus parmi les peuples pour être torturés jour et nuit, pour voir nos pères, nos mères, nos frères finir au crématoire? Loué soit Ton Saint Nom, Toi qui nous as choisis pour être égorgés sur Ton autel?»

[…]

Et moi, le mystique de jadis, je pensais: «Oui, l’homme est plus fort, plus grand que Dieu. Lorsque Tu fus déçu par Adam et Ève, Tu les chassas du paradis. Lorsque la génération de Noé Te déplut, Tu fis venir le Déluge. Lorsque Sodome ne trouva plus grâce à Tes yeux, Tu fis pleuvoir du ciel le feu et le soufre. Mais ces hommes-ci que Tu as trompés, que Tu as laissés torturer, égorger, gazer, calciner, que font-ils? Ils prient devant Toi! Ils louent Ton nom[15]!»

Après avoir vécu cela, toute foi qui continuerait comme si de rien n’était, se ment à elle-même et ment aux autres… Pour ma part, je dirais que ce sont les lignes théologiques les plus magistrales de Wiesel dans La nuit. Tout est là. Tout est dit. Pas un mot ne manque. La voici devenue à jamais une foi agonique, traumatisée, qui lutte et sombre dans la désespérance totale. C’est cela la vraie, la seule foi audible de nos jours. Toutes les autres «se la racontent» comme diraient nos enfants. En cela, Wiesel est un maître. Il a vu ce que Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila ne pouvaient tout simplement pas imaginer dans leurs cauchemars les plus fous, dans leurs nuits obscures les plus angoissantes.

Jean-Marie Lustiger a bien entendu et compris cela avec sa foi propre, et dans son dialogue télévisé avec son ami et frère Élie, revenant à l’épisode de la pendaison, il disait ceci:

«Il m’a semblé qu’il fallait dire clairement que cette expérience du silence de Dieu était une expérience de la foi elle-même. Quand la foi est obscure ou qu’elle est broyée, c’est encore la foi. Croire en Dieu, c’est aussi entendre qu’Il ne répond plus

Et si au lieu de dire expérience, on disait l’épreuve de la foi, ce serait plus juste. Voilà ce que Élie Wiesel a apporté d’infiniment précieux à son dialogue avec les Chrétiens mais de manière plus universelle, dans son dialogue avec tout être croyant, tout être porté vers une transcendance. Il eut un dialogue particulier avec deux cardinaux, Lustiger et O’Connor de New York. Avec ce dernier, il fit un livre: A Journey of Faith, paru en 1990 et jamais traduit[16]. Je voudrais revenir sur un point capital de leur échange. John O’Connor voulut rappeler que certains êtres, rares, ont pu avoir une paix intérieure dans l’enfer concentrationnaire à partir de certains exemples bien connus, comme le psychiatre juif Victor Frankl ou surtout celui du prêtre franciscain canonisé Maximilian Kolbe, mort volontaire à la place d’un camarade inconnu choisi avec neuf autres en représailles après l’évasion d’un déporté de leur bloc. Il fut enfermé dans le bloc de la mort avec les compagnons de malheur et mourut de faim et de soif. Mais au lieu d’entendre des cris d’épouvante, les gardes et les SS entendirent des chants religieux. J’en ai moi-même beaucoup parlé. Alors, Élie répondit à O’Connor, à propos de Juifs très religieux qu’il connut là-bas: «Même eux n’avaient pas la paix intérieure».

Mais venons-en au dialogue théologique avec Jean-Marie Lustiger. Au lendemain de la publication du Choix de Dieu, livre à trois voix avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton[17], Élie publia dans Le Monde un long texte d’analyse où il critiquait sur le fond l’idée que l’on puisse être à la fois juif et chrétien. Me trouvant à New York chez Wiesel, quelques jours plus tard, pour y travailler à notre livre Le Mal et l’exil[18], je l’interrogeais sur une question qui revient souvent sous la plume ou dans la bouche du père Lustiger, qui répond à la question évidente de Jean-Louis Missika, lui demandant si Dieu avait abandonné son peuple pendant la Shoah. Voici sa réponse stupéfiante à mes oreilles et surtout à celles d’Élie: «Non. Sauf que c’est une réponse insupportable. Et je ne la supporte qu’en la voyant dans le mystère du Messie souffrant et de sa compassion

Pour bien situer l’opposition, il nous faut remonter à un entretien que l’archevêque de Paris donna, en 1982, à Ben Porat et Dov Judkowski — l’ancien rédacteur en chef de Yediot Aharonot, celui qui engagea Wiesel en 1948. Évoquant donc les Juifs morts, Lustiger leur dit:

«Je pense que quelque part ceux-ci appartiennent à la souffrance du Messie. Mais seul Dieu peut le dire, pas moi. Et que, un jour, ceux qui les ont persécutés reconnaîtront que c’est grâce à eux que nous sommes sauvés

Nous savons que pour Wiesel, il n’y a pas de réponse. Lorsque je le mis en face du texte, il me répondit:

«… Inacceptable pour moi… […] La venue du Messie lui-même n’apporterait pas forcément une réponse à cette souffrance immense et injustifiable. Alors, dire maintenant que la réponse c’est le Messie souffrant! Non, pour moi Auschwitz demeure une question.

[…] Faire de la souffrance une théologie, c’est presque la justifier, et nous n’avons pas le droit de le faire. […] Dès que nous érigeons la souffrance en réponse, c’est déjà la justifier en la rattachant à un sens. Dès lors, nous trahirions et la réponse et la souffrance[19]

D’un seul coup, on voit la Passion des Juifs être assimilée, confondue presque avec ce que représente pour les Chrétiens la Passion de Jésus. Passion rédemptrice qui ne tient aucunement compte du «désespoir et peut-être des doutes — de ceux qui allaient mourir». Pour Élie, une chose est certaine et imparable, rendant tout supposé mystère de la Rédemption caduc, c’est la certitude que «même si le Messie venait demain, il ne pourrait pas rédimer l’agonie ni la mort d’un million et demi d’enfants juifs[20]» — ou d’enfants tout simplement.

Je ne veux pas avoir dérangé Levinas dans son éternité sans revenir à lui, car il a dit des choses capitales, qui vont plus loin même que certaines paroles de Wiesel déjà citées. (Je mets à part celles de La nuit à propos de l’impossible prière de Rosh Hashana à Buna.)

Levinas avait cette hauteur, cette intelligence, cette «aperception fondamentale» de philosophe, de phénoménologue, d’homme de foi et de conviction, qui lui permettait d’être lucide dès qu’il s’agissait de formuler n’importe quelle espèce de réflexion sur le divin:

«Un certain Dieu et une certaine façon de penser Dieu, telle qu’elle est propre aux instances religieuses positives, a certainement pris fin. Mais ce qui compte pour le divin c’est autre chose que sa force et son omnipuissance. Je ne les nie pas mais je questionne ses origines.

La négation de Dieu par Nietzsche a été confirmée par le XXe siècle; le Dieu de la promesse, le Dieu donnant, le Dieu comme substance – tout cela ne peut être maintenu, bien entendu. Mais le fait premier, le miracle du miracle consiste en ceci qu’un homme puisse avoir un sens pour un autre homme[21]

Puis Levinas ne craint pas d’affirmer à son interlocuteur soucieux de savoir si le Dieu de Nietzsche «est donc le Dieu dont la pensée passait par les voies du nihilisme»:

«Ce Dieu a encore une voix. Il parle avec une voix muette, et cette parole est écoutée. Mais ce Dieu est le Dieu mort de Nietzsche. Il s’est suicidé à Auschwitz. Cependant l’autre Dieu qui ne peut pas être prouvé statistiquement et qui seul figure en tant que fait de l’humanité, c’est une protestation contre ce qui seul figure en tant que fait de l’humanité, c’est une protestation contre Auschwitz. Et ce Dieu apparaît dans le visage de l’autre[22]

Mais il y a un mot de notre maître Levinas que nous ne pouvons taire hic et nunc. Il évoqua, dans un texte à la fois terrible mais ouvert sur une éthique d’espoir, l’année 1941 en ces termes:

«1941! — trou dans l’histoire — année où tous les dieux visibles nous avaient quittés, où dieu est véritablement mort ou retourné à son irrévélation[23]

Il est clair ici pour lui — et pas seulement pour lui — que l’on doit parler avec franchise intellectuelle — sinon les mots ne veulent plus rien dire — du moment où «dieu est véritablement mort ou retourné à son irrévélation».

Nous sommes proches de la poésie accablante, hantée, de Paul Celan. S’il y a bien protestation, révolte, désespoir après Auschwitz, Levinas prend très au sérieux, comme nous l’avons vu, la proposition de Fackenheim, mais il va encore plus loin, parlant avec crainte et tremblement d’un «enseignement d’Auschwitz», que l’on ose à peine énoncer, tant il peut être inaudible, sauf que, pour lui, cet enseignement quasi imprononçable est une mise en garde que l’on ne peut taire. Il n’y a plus de sermon ni de prédication possibles, il n’y a plus de promesse de happy end possible après la Shoah. Dans la disposition innée d’Israël au «sacrifice involontaire, à son exposition à la persécution»[24], le philosophe voit quelque chose qui serait l’ultime essence d’Israël. En cela, Wiesel le rejoint.

Revenons à partir d’ici au dialogue télévisé Lustiger-Wiesel. J’y trouve quatre moments capitaux.

Le premier est quand le cardinal dit de son frère juif, qu’il est «l’un des grands théologiens de notre temps.» C’est même tout l’enjeu de notre discours que de montrer qu’il le fut effectivement. Allant plus loin encore, il me paraît clair que ce qu’il a dit sur le silence et l’absence de Dieu et sur la supériorité de l’homme vis-à-vis du divin, et sur le procès qu’il faut intenter à Dieu, à son silence, devrait être, envers et contre tout, repris par les rabbins comme par les prêtres et pourquoi pas par les imams, mais cela est encore une autre question. C’est exactement ce que dit le Père Johann-Baptist Metz et on ne l’a pas entendu, comme on n’a pas entendu Lustiger, comme on a pris Wiesel pour un poète. Alors que la théologie d’aujourd’hui, ou bien elle prend au sérieux une telle parole sur le divin, ou bien elle se sclérose et s’amenuise et ne parle plus qu’à ceux qui ne veulent surtout pas se poser ce genre de questions qui risquerait de réduire en cendres leur pauvre foi. C’est que leur foi est déjà en cendres. La seule foi qui vaille est peut-être justement cette foi agonique, traumatique, toujours au bord du précipice et de la mise en cause de l’absurdité de la confiance aveugle en un Être incréé que nous nommons Dieu, God, Gott, Elohim, Adonaï, Allah, que sais-je encore… Ce sont les premières lignes de Et le monde se taisait, le livre source.

«Au commencement fut la foi, puérile; et la confiance, vaine; et l’illusion, dangereuse. Nous croyions en Dieu, avions confiance en l’homme et vivions dans l’illusion que, en chacun de nous, est déposée une étincelle sacrée de la flamme de la Shekhina, que chacun de nous porte, dans ses yeux et en son Âme, un reflet de l’image de Dieu. Ce fut la source sinon la cause de tous nos malheurs[25]

Le deuxième moment — je parlerai après de la question centrale entre les deux amis, à savoir la double allégeance du cardinal Aron Jean-Marie Lustiger — dans l’émission et au-delà de l’émission, dans leur dialogue de vingt-cinq ans, est lorsque ce dernier demanda avec force que les Juifs arrêtent de prendre les Chrétiens pour des goïm, autrement dit des idolâtres, et qu’ils les reconnaissent enfin comme des croyants du Dieu unique. Ce fut un moment extraordinaire. Élie abonda bien sûr dans ce sens. Revenons au moment où à partir de La nuit, le Père Lustiger dit d’Élie Wiesel qu’«il est l’un des très grands théologiens de notre siècle». Ce n’est pas rien de la part d’un cardinal que de dire cela d’un écrivain juif. Dans un texte publié au même moment aux États-Unis, dans la revue America, il approfondit son propre dire:

«Ce propos peut surprendre. Lui-même refuse ce titre. Il se dérobe à toute discussion “théologique” au sens où l’entendent le plus souvent ceux qui se disent “théologiens”. Bien plus, Élie Wiesel ne cesse de nous dire qu’il n’existe pas de “théologie juive” à proprement parler. Élie Wiesel coupe court avec l’idée d’être un théologien qui produit de la théologie. […] Mais il est une autre façon de concevoir le théologien: celui à qui Dieu parle et qui parle à Dieu et en fait le récit[26].»

Jean-Marie Lustiger dit ces choses avec force, précisant dans son propos que l’auteur de La nuit n’est pas un théologien de la «mort de Dieu» certes. Je mettrai volontiers en parallèle avec le long texte du cardinal ce passage du Talmud de Babylone, au traité Baba Bathra [126 b]: «Rabbi Jo’hanan a dit: depuis la destruction du Temple, l’inspiration s’est retirée des prophètes et a été donnée aux fous et aux enfants.» C’est là que l’on peut ajouter: aux poètes aussi, car oui Élie Wiesel fut un poète, et s’il ne fut pas le théologien de la mort de Dieu, je vois en lui celui du silence de Dieu. Avançons ceci: Élie Wiesel est de ceux, fort rares, qui ont pris sur eux l’insoutenable mutité du Dieu d’Israël et des nations, et, avec George Steiner, osons dire qu’il est de ces enfants d’Israël qui ont pris sur eux «l’inconcevable culpabilité de l’indifférence, ou de l’absence, ou de l’impuissance de Dieu». Oui, c’est en cela que l’on peut dire qu’Élie Wiesel fut l’un des plus grands théologiens du XXe siècle, même s’il aurait refusé cet honneur, qui est d’abord une responsabilité. Steiner allait plus loin encore lorsqu’il écrivit, inspiré en cela par Psalm de Paul Celan:

«Si dans la Passion du Christ, un être divin, un Fils de Dieu et de l’Homme, est censé être mort pour l’homme, ainsi dans la Shoah, le peuple juif («Radix, Matrix») […] peut être vu, compris, comme étant mort pour Dieu, comme ayant pris sur lui l’inconcevable culpabilité de l’indifférence ou de l’absence ou de l’impuissance de Dieu[27].»

Il y eut encore un troisième moment dans leur dialogue à propos de la douloureuse affaire du Carmel d’Auschwitz et des paroles malheureuses de Jean-Paul II au mois d’août 1989, où il rappela intempestivement en pleine crise de nos relations, que la désobéissance des Juifs fit advenir la Nouvelle Alliance, comme si jamais les fidèles de celle-ci n’avaient désobéi jusqu’au blasphème, jusqu’au parjure, jusqu’aux meurtres par centaines de milliers d’innocents non-chrétiens à travers l’histoire. Chacun sait ici le chemin magnifique et unanimement salué que fit Jean-Paul II par la suite envers les Juifs en particulier.

J’ai conservé pour la fin un quatrième moment du dialogue entre les deux amis, mais bien sûr le premier, à savoir l’objet de leur rencontre inaugurale autour du cheminement du Père Lustiger et sa façon de se dire juif. D’aucuns ici ont pu être témoins de ce jour, où, à la Sorbonne, dans un bureau, Wiesel sortit de ses gonds pour dire à Jean-Marie Lustiger, sans ménagement, qu’il ne pouvait pas affirmer comme il le faisait qu’il était un «Juif accompli». Si, devant les caméras de la télévision, Wiesel était plus “soft”, dans son article du Monde que nous avons cité, il était beaucoup plus radical:

«Le cardinal Lustiger dérange. […] Il dérange des chrétiens extrémistes, parce qu’il se considère encore juif; il dérange des juifs parce qu’il est devenu chrétien […] C’est le juif en moi qui, face au juif en lui, se découvre triste. […] Il est convaincu, lui, de n’avoir pas quitté son peuple. […] Il aurait raison sur le plan ethnique, mais non au niveau qui est le sien, le nôtre, celui de la religion — ou de la tradition religieuse. […]

Je maintiens à croire que, pour un juif, le salut n’est possible qu’à l’intérieur de sa judaïté. Le judaïsme est pour le juif ce que le christianisme est pour le chrétien: la meilleure, sinon la seule manière possible d’atteindre une vérité qui lui est destinée.»

Pour ma part, je retiens surtout la parole qu’il dit lors du dialogue télévisé: «Je ne pense pas que le juif doive se convertir pour s’accomplir

Voilà. Tout est dit ou rien n’est dit du dialogue de ces deux témoins éminents du XXe siècle, deux hommes dont la mère est morte à Auschwitz-Birkenau et qui ont œuvré chacun selon sa spécificité au rapprochement entre les peuples, entre les religions et en particulier entre Juifs et Chrétiens.

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Je vais vous raconter pour finir un épisode crucial, destinal, dont Wiesel parla rarement et rarement avec cette force ou cette violence, tant cela lui coûtait.

Nous sommes à New York University en 1978, à la fin d’un cours d’Élie. Il raconta à ses étudiants que le jour de la libération de Buchenwald, le 11 avril 1945, les Juifs religieux avaient formé des minyanim, c’est-à-dire des groupes de dix hommes, pour réciter le Kaddish, qui est tout à la fois la prière par excellence de sanctification du Nom divin et celle prononcée en mémoire des disparus, la prière que beaucoup comparent avec raison au Notre Père. Voici le récit qu’en fit Arthur Kurzweil dans un journal juif américain:

Maintenant Wiesel regarde intensément sa classe: «Et je dirai ceci à chacun; je le dirai en public; je le dirai même face au Sefer Torah: Dieu ne méritait pas ce Kaddish[28]

Cela est un enseignement abyssal, qui dit l’infini du désespoir d’un homme dont le cœur, dont la foi, sont à jamais brisés à n’en pouvoir hurler, ni non plus à n’en pouvoir se taire. Et c’est à Wiesel que nous devons cette manière de saisir l’insaisissable, de dire l’indicible. Cet enseignement rédime selon nous nombre de ses jugements définitifs parfois malheureux. Voilà ce que le cardinal Lustiger avait compris, ce qu’avait vu J. B. Metz de si bonne heure avec une acuité qui ne peut que nous saisir ou au contraire nous dessaisir de nos jugements intempestifs, de nos bonnes consciences religieuses, de nos «consolations qui ne coûtent rien et de [nos] compassions sans douleur»[29].

Ayant dit cela, je m’aperçois que je n’ai pas vraiment abordé la foi d’Élie Wiesel ou alors trop succinctement. Or, il me faut le faire. Dans le Talmud, au traité Yoma, qui traite de Kippour, nos maîtres disent qu’à la suite de la destruction et de la profanation du premier Temple de Jérusalem, Jérémie omit de prononcer dans la prière centrale du Shemone Esre, des dix-huit bénédictions, le mot nora, terrible. Des siècles plus tard, Daniel s’écria: «Les idolâtres ont mené ses enfants en esclavage. Où donc est Sa puissance?» Alors, il omit de prononcer le mot hagibor, puissant. Puis les rabbins du Talmud les réinsérèrent — à tort selon nous! Mais, nous, aujourd’hui, nous, Juifs et Chrétiens en particulier, que faisons-nous dans nos liturgies, de ce qui s’est passé durant la Shoah et de ce qui se passe quotidiennement dans le monde? Nos prières ne sont-elles pas que des tissus de mensonge finalement?

Je reviens à Élie, que je n’ai pas quitté d’un pouce. Dans son livre Paroles d’étranger, il écrit ceci, qui devrait nous contraindre à nous positionner comme croyants — au risque de désespérer de toute prière. C’est encore une histoire, mais Élie était un conteur né qui pouvait vous entraîner jusqu’au bout de la nuit à vous raconter des histoires à vous émouvoir, à vous faire pleurer ou à vous faire danser — parfois...

«Voici donc une histoire, celle d’un homme pieux et dévot qui trébuche dans ses prières. Jour après jour, en arrivant au passage d’Ahava rabba ahavtanu (car Tu nous as aimés d’un grand amour), il s’arrête. Il étouffe. Rien ne sort de sa bouche. Chaque mot devient un obstacle

Plus loin, il ajoute à propos de la liturgie:

«Insatisfaisante dans l’ensemble. Les prières à notre disposition semblent inadéquates. Comment un homme peut-il, au siècle d’Auschwitz et de Majdanek, affirmer et confirmer la grandeur, la justice, la grâce de notre Père au ciel? […] “Un grand amour”, et Auschwitz? “Une immense compassion”, et Belsen? Mais comment le fidèle peut-il réciter ces mots sans les faire mentir? Sans les faire blasphémer[30]?»

Il n’y a rien à ajouter sinon un poème, l’un des deux ou trois les plus saisissants, de Celan. TENEBRAE est probablement avec PSALM son poème le plus théologique, le plus marqué par l’anathéisme dont parle Jean-Luc Marion, mais partant, le plus tragique aussi par l’inversion totale des catégories.

Nous sommes tout près, Seigneur,

tout près et saisissables.

Déjà happés, Seigneur,

cramponnés l’un en l’autre,

comme si le corps de chacun d’entre nous

était ton corps, Seigneur.

Prie, Seigneur,

adresse-nous ta prière,

nous sommes tout près[31].

Mais nous posons à notre tour la question: mais n’est-ce pas déjà trop tard? Ce que nous dit ici Paul Celan c’est qu’un vertige, un gouffre théologique s’est ouvert avec la Shoah: ce n’est plus à nous de prier Dieu, mais à lui de nous adresser sa prière et d’ailleurs nous sommes proches de la pensée de Steiner, de celle de Wiesel, même s’il ne le dit pas comme tel. Il y a une inversion des genres pourrait-on dire entre le genre humain et le genre divin, il y a substitution de l’un à l’autre.

Que signifie finalement ce poème, dans une vision théologique, et il me semble difficile de l’aborder complètement coupé de cette dimension? Quand nous employons le terme théologique, il s’agirait plutôt de celui d’anathéologie sur le modèle de Marion, terme barbare qui, en plus d’être un néologisme, serait aussi un paradoxe total. Rattachons pourtant le poème à la vision wiesélienne du Messie. Il faut croire que le peuple juif a pris sur lui les attributs du Serviteur souffrant, qui ont tant servi la théologie chrétienne. Mais ici, c’est le peuple juif qui se fait Messie. Alex Derczanski se fait théologien, lorsqu’il écrivait en 1980, à propos de Wiesel:

 «Il a trop de pudeur pour hisser son peuple au rang non de martyr mais de messie. Peut-être est-ce pour cela qu’il nous laisse sur notre soif. […] Il y a dans l’œuvre de Wiesel des indices d’une liturgie[32].»

Je veux voir ici le sens — ou l’un des sens possibles — du midrash qui court d’un bout à l’autre de l’histoire du peuple juif. Comprendre ainsi Celan à travers Wiesel et à travers Steiner, c’est voir le peuple juif «comme ayant pris sur lui l’inconcevable culpabilité de l’indifférence ou de l’absence ou de l’impuissance de Dieu» (Steiner). Être le Serviteur souffrant c’est cela justement. Nous avons donc un Serviteur souffrant choisi par Dieu, ou qui se choisit lui-même, pour être Messie, pour être le Messie. Lui seul en tant que peuple, en sa double qualité théologique et messianique, peut dire sans faire rire:

Prie, Seigneur,

Adresse-nous ta prière,

Nous sommes tout près.

Ora est.

La réponse d’Élie Wiesel à cet anathéisme, à ce non-sens, à cette folie de l’histoire et de la disparition de tout divin à l’horizon de l’homme, à ce trauma inguérissable, qu’il nous a transmis, transfusé, inoculé, c’est quoi alors? Le chant.

[1] Conférence donnée au Collège des Bernardins, le 19 septembre 2017, au cours d’un Colloque commémorant le 10e anniversaire du décès du Cardinal Jean-Marie Lustiger et le 1er anniversaire du décès d’Élie Wiesel.

[2]Bloc-notes du 29 mai 1963, Éditions du Seuil, «Points», 1993.

[3]Le Mal et l’exil dix ans après, Nouvelle Cité, 1999, p. 151. Tanakh est l’acronyme des trois grandes parties de la Bible hébraïque: Torah, Neviim (les Prophètes) et Ketouvim (les Écrits).

[4] Seuil, 1977, p. 27 et p. 31.

[5] Emmanuel Levinas, «Le scandale du mal», in Les Nouveaux Cahiers, n° 85, été 1986, p. 16. Cité par nous in Entretiens avec Emmanuel Levinas 1983-1994, Livre de Poche, Biblio essais, LGF, 2010, p. 151.

[6] Préface à la première édition de La nuit (1958), devenue l’avant-propos dans la dernière édition, Éditions de Minuit, poche, 2007, p. 27-28.

[7]Idem, p. 28.

[8]Idem, p. 28-29.

[9] In «Le Judaïsme après Auschwitz», Concilium, n° 195, 1984, p. 51.

[10] Cf. Emil Fackenheim, Penser après Auschwitz, Éditions du Cerf, 1986.

[11] Cf. Dialogues avec Élie Wiesel 1982-2012, Parole et Silence, 2017, p. 35.

[12] «Le scandale du mal» in Les Nouveaux cahiers, n° 85, été 1986, p. 16.

[13] Préface à la première édition de La nuit (1958), devenue l’avant-propos dans la dernière édition, Éditions de Minuit, poche, 2007, p. 30.

[14]Ibidem.

[15]Idem. p. 127-128.

[16] Elie Wiesel and John Cardinal O’Connor, A Journey of Faith, Primus, Donald I. Fine, Inc, New York, 1990.

[17] Jean-Marie Lustiger, Le Choix de Dieu, entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Éditions de Fallois, 1987.

[18] Nouvelle Cité, 1988, augmenté en 1999 sous le titre Le Mal et l’exil, dix ans après.

[19]Idem, p. 165-166.

[20]Ibidem.

[21] Arno Münster (dir.), La Différence comme non-indifférence. Éthique et altérité chez E. Levinas, «Emmanuel Levinas : Visage et violence première», entretien avec H.J. Lenger (trad. A. Münster), Kimé, 1995, p. 133.

[22]Idem, p. 135.

[23]Humanisme de l’autre homme, Livre de Poche, LGF, p. 61.

[24] Jean Greich et Jacques Rolland (dir.), Emmanuel Levinas. L’Éthique comme philosophie première, colloque de Cerisy-la-Salle (23 août – 2 septembre 1986), Éditions du Cerf, 1993.

[25]La nuit, Poche «double», Éditions de Minuit, 2007, p. 14-15.

[26] «Ce vide des lieux et du temps ne peut qu’être regardé de loin, avec foi», in “Le Carmel d’Auschwitz. Les pièces majeures du dossier”, Les Grands Textes de la Documentation Catholique n° 1991, 1er octobre 1989, Bayard-Presse, p. 27.

[27] In Œuvres, «La longue vie de la métaphore. Une approche de la Shoah», trad. de l’anglais par Marie Moscovici, Gallimard, «Quarto», 2013, p. 472.

[28]Hadassah Magazine, déc. 1978, traduit par Yvonne Lévy, in Information Juive, février 1979.

[29] Emmanuel Levinas, Noms propres, LGF, « Biblio essais », 1987, p. 21.

[30]Paroles d’étranger, Seuil, 1982, p. 167, p. 176.

[31]Choix de poèmes, réunis par l’auteur, traduction de l’allemand et présentation par Jean-Paul Lefebvre, édition bilingue, nrf Poésie, Gallimard, 1998, p. 134-135.

[32] «Comprendre Wiesel» in Esprit, n° 9, sept. 1980, p. 93-94.

Remarques de l’éditeur

Texte paru dans la revue Sens n° 419 (juillet-août 2018), p. 366-381. Reproduit avec l’aimable autorisation de la revue.

Michaël de Saint-Cheron, écrivain et essayiste, est un très bon connaisseur des relations entre les pensées et théologies chrétiennes et juives et les philosophies du monde hindo-bouddhique. Spécialiste des œuvres d’André Malraux, d’Emmanuel Levinas et d’Elie Wiesel, il a publié avec ce dernier Entretiens avec Elie Wiesel: 1984-2000 (Paris, Parole et silence, 2008).