Dialogue interreligieux et construction de la paix

Le 7 novembre 2011, à l’occasion d’une visite à Montréal, la Dr Deborah Weissman, présidente de l’Amitié judéo-chrétienne internationale (International Council for Christian and Jews ou ICCJ), était l’invitée du Dialogue Judéo-Chrétien de Montréal. À partir de son expérience d’éducatrice, elle a abordé le rôle que le judaïsme, le christianisme et l’islam peuvent jouer dans la construction de la paix, particulièrement entre Israéliens et Palestiniens.*

La paix en quinze jours?

Permettez-moi de commencer par une anecdote. En 1993, entre le moment où la radio a annoncé qu’Israël était engagé dans des pourparlers secrets avec l’OLP, et la fameuse poignée de mains entre Rabin et Arafat devant la Maison Blanche, il s’est écoulé quinze jours exactement.

J’ai eu alors une conversation avec un collègue qui est professeur de sciences politiques à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Je lui ai dit: «Vous savez, j’ai espéré ce moment, j’ai prié et travaillé pour cet événement depuis des décennies. Mais quinze jours seulement pour passer de la position d’ennemis jurés à la signature d’une entente à la Maison Blanche, n’est-ce pas un peu court? Est-ce que les gens des deux côtés n’ont pas besoin de temps pour surmonter leurs peurs et les angoisses, pour se défaire de leurs stéréotypes, pour apprendre à se connaître mutuellement?

N’aurait-il pas mieux valu déclarer que nous étions engagés dans un processus, puis déployer une véritable démarche —où les Palestiniens seraient invités à parler dans les médias, les écoles, des synagogues, les centres communautaires d’Israël; où les Israéliens prendraient la parole dans les médias, les écoles, des églises, les mosquées des Palestiniens, une démarche qui se conclurait, après quelques mois, par une rencontre et une poignée de mains entre les leaders?»

Mon ami m’a répondu: «Tu réagis comme une éducatrice et non comme un politicien. Les politiciens exploitent les occasions qui se présentent.» Nous avions tous les deux raison, bien sûr. Il avait raison sur deux choses: les politiciens saisissent les occasions et JE SUIS une éducatrice et non une politicienne (ce que j’ai pris pour un commentaire désobligeant à l’époque; je considère maintenant une telle affirmation comme un compliment). Mais je pense aussi que j’avais raison et que l’un des problèmes avec le processus d’Oslo tient à l’absence de processus qui ait vraiment rejoint les gens de la base.

La foi, source de violence extrême?

Depuis Oslo, nous connaissons bien la notion de «diplomatie à deux voies». Une voie officielle, qui progresse en dents de scie. Et une autre voie, celle des organismes non gouvernementaux, des rencontres individuelles, qui se développe lentement mais peut-être de façon plus constante. Une distinction s’est opérée entre «faire la paix» et «construire» la paix. La religion peut-elle jouer un rôle dans la construction de la paix?

L’image de la religion qui prévaut dans le monde aujourd’hui —notamment au Moyen Orient— est une image d’extrémisme, de xénophobie et de violence. Il est bien difficile de ne pas reconnaître la vérité partielle de cette image: au nom de la religion, des atrocités ont été commises. La religion, bien souvent, a attisé les flammes de l’extrémisme.

Mais qu’y a-t-il dans la religion, dans les religions, qui explique cette alliance impie entre la foi et la violence extrême? Un grand nombre de croyants semblent nourrir une foi absolue, qui ne saurait tolérer une remise en question de l’autorité ni cohabiter avec d’autres vérités. Lorsque nous interprétons la réalité actuelle en nous référant aux Écritures anciennes, nous risquons de perdre contact avec les personnes qui nous entourent et avec leurs besoins. Et l’espoir d’une récompense pour nos actions dans le monde à venir peut nous inciter à la violence en celui-ci.

Mais est-ce bien ainsi que les choses se passent? Ne s’agit-il pas plutôt des formes extrémistes, violentes, de nos religions, qui attirent davantage l’attention des médias que les autres segments de notre société? Après tout, un attentat à la bombe, une attaque contre des fidèles en train de prier, les incitations à la violence — tout cela intéresse beaucoup plus les médias que le dialogue et la coexistence pacifique. L’harmonie entre des groupes humains ne fait pas vendre les journaux.

Religions et construction de la paix

Nos efforts de construction de la paix peuvent s’inspirer grandement des diverses traditions religieuses. J’aimerais souligner au moins cinq des domaines où une telle démarche peut se déployer:

1) Les religions procurent à leurs fidèles un sens particulier d’une identité, d’un enracinement, d’une communauté, d’une signification ultime. Le rabbin américain Michael Lerner, membre de l’équipe du magazine Tikkun, parle d’une «politique de la signification». Le particularisme met en jeu une responsabilité historique assumée pour une communauté identifiable. Un être humain moralement responsable doit agir dans un contexte particulier où il assume une responsabilité envers un groupe humain particulier. C’est l’enracinement dans l’expérience historique d’un groupe particulier qui peut inspirer le comportement moral.

2) Les religions produisent les cultures traditionnelles, qui forment le dépôt de la sagesse accumulée de nombreuses générations de personnes qui ont affronté des dilemmes semblables aux nôtres. Prenons un exemple, celui de la ville huguenote française de Le Chambon-sur-Lignon. Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, cinq mille chrétiens de cette ville ont sauvé un nombre à peu près égal de Juifs.

Pierre Sauvage, un cinéaste juif américain caché dans cette ville alors qu’il était un tout jeune enfant, y est retourné au début des années 1980 pour comprendre la motivation derrière cette grande entreprise de sauvetage. Dans son documentaire: «Les armes de l’esprit», il parvient à la conclusion que plusieurs facteurs expliquent l’action de la collectivité, y compris la direction inspirée du pasteur, le Révérend André Trocmé.

Les gens de l’endroit, de farouches montagnards, avaient déjà une longue tradition de résistance au pouvoir central à Paris. Mais en fin de compte, la raison principale de leur résistance, selon Pierre Sauvage, tenait à leur mémoire historique collective de la persécution subie comme minorité religieuse au 17e siècle. Leur geste s’inspirait certainement l’injonction biblique: «Tu n’opprimeras pas l’émigré; vous connaissez vous-mêmes la vie de l’émigré, car vous avez été émigrés au pays d’Égypte»[1] .

Si vous effacez les identités «tribales», vous éliminez l’ancrage culturel de tels impératifs. Sans les récits de ses propres souffrances, comment un peuple parviendra-t-il à s’identifier à la souffrance des autres? S’il ne possède pas un sens de l’honneur tribal, quelle motivation développera-t-il pour susciter un comportement honnête?  De fait, comme le souligne le philosophe Michael Walzer, «les membres des différentes sociétés, puisqu’ils sont humains, peuvent reconnaître mutuellement leurs façons d’être, répondre mutuellement aux appels à l’aide, apprendre les uns des autres et défiler ensemble (parfois)»[2] .

3) Ce sont précisément nos confessions monothéistes qui nous ont donné la notion d’un Dieu miséricordieux et compatissant qui s’attend à ce que nous l’imitions dans notre comportement humain. Nous avons en général, également, des histoires de saintes personnes et de groupes dont la vie nous inspire.

4) Au moins deux de nos cultures religieuses sont fondées sur des systèmes juridiques complexes — la Charia dans l’islam et la Halakhah au sein du judaïsme. Ces systèmes prennent de nobles idéaux de paix et de justice sociale pour les traduire dans des actes quotidiens cumulatifs. Nous devons nous aussi apprendre à traduire nos rêves de paix et de justice sociale en des démarches concrètes à adopter dans notre vie quotidienne.

5) La chose la plus fondamentale que la religion peut nous apprendre est peut-être la notion d’espérance. Lorsque nous croyons à une puissance transcendante qui favorise le Bien, nous avons un moyen d’affronter le désespoir que suscitent presque inévitablement nos échecs manifestes. Et nous avons vu que le désespoir engendre la violence.

L’un de mes grands amis est Monseigneur Mounib Younan, l’évêque luthérien palestinien de Jérusalem, qui a été nommé récemment à la direction de la Fondation luthérienne mondiale. Chaque fois que je désespère —c’est-à-dire la plupart du temps— Mounib me rappelle: «Tant que tu crois au Dieu vivant, tu dois espérer.»

Je ne veux pas ignorer, bien sûr, ni minimiser le grand danger que représentent pour la paix mondiale les nombreuses personnes qui affirment agir au nom de leur religion et d’une cause ethnique ou nationale. Mais je crois qu’il faut faire ressortir deux principes ici.

Premièrement, nous devons nous efforcer d’accentuer dans chacune de nos cultures les éléments qui favorisent une attitude plus ouverte, plus compatissante, à l’égard des autres êtres humains. Chez les Juifs, cela peut signifier une promotion de l’héritage d’Abraham et de l’Alliance avec Noé. Toutes nos traditions religieuses possèdent des ressources qui peuvent éclairer une approche plus pacifique.

Deuxièmement, c’est parfois précisément lorsque les gens sentent que leur identité propre est menacée qu’ils réagissent violemment. Je citerai Walzer une autre fois : «Lorsque mon esprit de clocher est menacé, alors je suis totalement, radicalement, partial … et rien d’autre … Dans des conditions de sécurité, j’acquerrai une identité plus complexe que ce que suggère l’idée de tribalisme»[3] .

Notre but ne devrait donc pas être l’éradication des identités collectives, mais leur renforcement par une action qui garantit la sécurité des différents groupes. Et, pour la réalisation de cette tâche importante, le dialogue interreligueux peut aider à la création d’un climat social de base qui favorise la paix.

Apprendre à connaître l’Autre

Pourquoi la connaissance de l’Autre est-elle aussi cruciale? Je propose trois réponses.

1) La grandeur de Dieu est révélée, non seulement en sa nature, mais également en la diversité extraordinaire de la culture et de l’expérience humaines. La grandeur de Dieu serait amoindrie si on ne pouvait le prier que d’une seule façon. Le rabbin et philosophe-théologien juif contemporain David Hartman enseigne que le créateur universel, infini se révèle aux êtres humains finis, limités, à travers des révélations particulières. En connaissant mieux les religions et les cultures particulières, nous en savons davantage sur Dieu.

2) S’agissant du judaïsme, du christianisme et de l’islam, apprendre à connaître l’Autre nous aide à mieux nous connaître, à mieux nous comprendre nous-mêmes. Une étude des origines du christianisme nous aide à mieux comprendre le judaïsme du premier et du deuxième siècles (et vice versa). Les trois confessions monothéistes qui tirent leur origine de la Terre Sainte ont interagi à travers les siècles et se sont influencées mutuellement. L’interaction n’a pas toujours été positive. Les trois cultures se sont développées parfois en absorbant des éléments communs et parfois en les rejetant délibérément. (Je crois que cela s’applique également aux traditions orientales telles que l’hindouisme et le bouddhisme, mais je connais moins bien ces traditions.)

3) La dimension la plus importante de la connaissance de l’Autre consiste à le (la) voir comme un être humain, pareil à moi, et cette dimension forme la première étape de l’avènement d’une relation empathique. Lorsque nous entrons en contact les uns avec les autres en tant que personnes, nous commençons à communiquer sur un plan humain. Un processus d’humanisation, plutôt que de démonisation, peut survenir. Avec un peu de chance, ce processus nous empêchera à tout le moins de nous entretuer, et, au mieux, formera la base d’une reconnaissance mutuelle de nos besoins et de nos droits légitimes, tels que l’auto-détermination et la sécurité.

Le sort du vingt-et-unième siècle, dit le rabbin — Lord — Jonathan Sacks dans La dignité de la différence, tiendra peut-être à l’ouverture des grandes religions, à leur capacité de «laisser entrer ceux qui ne leur sont pas affiliés, qui chantent des airs différents, qui écoutent une musique différente, qui ont une histoire différente à raconter»[4].

Un grand philosophe et mystique juif du 20e siècle, le rabbin Abraham Isaac HaKohen Kook, écrit: «Certains estiment, à tort, que la paix mondiale ne saurait être fondée que sur un consensus total… Or, en vérité, la paix véritable ne peut survenir que sous la forme d’une paix multiple, réalisée quand toutes les parties, toutes les opinions, sont mises en relief et sont reconnues comme ayant une pertinence propre»[5]. Les grands esprits des différents partis peuvent-ils nous éclairer sur la multiplicité et la pluralité, non seulement de la paix, mais aussi de la vérité?

Accueillir l’histoire de chacun

Qu’en est-il de la situation politique en Israël? En Israël, les Juifs forment la majeure partie de la population — qu’est-ce que cela implique?

Les Juifs, qui ont été une minorité persécutée dans presque toutes les périodes de l’histoire et dans la plupart des endroits où ils ont vécu, et qui ont parfois été traités avec violence par les sociétés environnantes, ont développé des attitudes de défense, d’isolement. Ils ont souvent été mêlés à des polémiques avec le monde extérieur, notamment au sein de la chrétienté médiévale. Le mal que les Juifs ont subi pendant leur histoire, et leur sentiment d’impuissance abjecte, ont atteint bien sûr leur apogée avec la Shoah, que l’Europe a connue entre 1933 et 1945. Si de nombreux Juifs se méfient aujourd’hui du monde extérieur, cette méfiance s’explique aisément.

Vous connaissez l’adage humoristique: «Ce n’est pas parce que vous êtes paranoïaque que vous n’est pas menacé réellement». Même les paranoïaques peuvent avoir des ennemis réels. Les phénomènes de l’antisémitisme et même du néo-nazisme sont encore des réalités bien concrètes parmi nous.

Au Moyen-Orient, tant les Israéliens que les Palestiniens se perçoivent comme les victimes du conflit. Ils semblent chercher à remporter ce que j’appelle une «loterie de la souffrance». L’un des problèmes liés à la victimisation tient à l’impossibilité pour la victime d’assumer la responsabilité de ses actes, y compris la victimisation des autres. Dans le conflit israélo-palestinien, je crois que les deux partis sont à la fois victimes et bourreaux.

La chose la plus nocive que l’on puisse faire — et que font malheureusement des gens bien intentionnés— est de dépeindre la situation comme un jeu à somme zéro où, si vous êtes pro-Palestiniens, vous devez être anti-Israéliens, et vice versa. Nous devons être à la fois pro-Palestiniens et pro-Israéliens, parce que nous sommes pour l’humanité et donc pour la paix. La réalisation de la paix nécessite, je crois, une solution à deux États fondée sur une certaine reconnaissance des deux histoires. Je crois également que le meilleur accomplissement du sionisme sera atteint lorsqu’un État palestinien existera à côté de l’État d’Israël.

En 2009, l’ICCJ a tenu en Israël un séminaire intitulé: «Partir de deux histoires pour créer une culture de la paix». Les chrétiens peuvent aider les deux partis en reconnaissant leurs histoires respectives.

 

[1] Exode 23 9. Traduction oecuménique de la Bible, 2010.

[2] Michael Waltzer, Thick and Thin: moral argument at home and abroad (Notre Dame, Notre Dame University Pr., 1994), p. 8.

[3] Michael Waltzer, «The New Tribalism: Notes on a Difficult Problem», dans R. Beiner (dir.), Theorizing Nationalism (Albany, State University of New York Pr., 1999), p. 215-216.

[4] Jonathan Sacks, The Dignity of Difference: How to Avoid the Clash of Civilizations (London, Continuum, 2002), p. 43.

[5] Rabbin Abraham Isaac HaKohen Kook, Olat HaRa’ayah, p. 330.

Remarques de l’éditeur

* Traduit de l’anglais par Pierrot Lambert pour Relations judéo-chrétiennes. Titre et sous-titres de la rédaction.