Deux lectures de la Torah, deux alliances, une même responsabilité

Deuxième partie d’une conférence à deux voix sur le thème "Juifs et chrétiens, que voulons-nous nous dire aujourd’hui?" prononcée à Strasbourg le 17 octobre 2010 à l’occasion du vingtième anniversaire de l’Association Charles-Péguy.**

Deux manières irréductibles de lire la Torah

On peut lire la Torah de deux manières différentes. D’abord la juive, par la médiation de la tradition orale qui enrichit le texte biblique, dans la continuité de la révélation. La révélation ne s’est pas arrêtée au Sinaï, autrement elle poserait un problème grave par rapport à l’histoire. Comment pourrait-on situer l’histoire par rapport à la révélation si celle-ci s’était produite une fois pour toutes au Sinaï? On deviendrait des robots juifs et chrétiens qui répètent la religion en croyant la transmettre. Mais la révélation continue à travers l’histoire. Selon les rabbins, tout ce que les docteurs de la Torah disent d’elle a été donné au Sinaï : Cela signifie que la révélation continue à travers les interprétations qu’ils en donnent.

Quand un maître enseigne à son élève la manière dont il comprend la Torah, la révélation est là, puisqu’il l’enrichit de son expérience personnelle. Il n’y a pas de contradiction entre la révélation et l’histoire. C’est par la transmission de maître à élève que la révélation se produit dans l’enrichissement continu du texte. Il y en a qui n’aiment pas ce mode de lecture du texte biblique. Mais il n’y a qu’à ouvrir le Talmud pour s’apercevoir dès la première page que c’est de cela qu’il s’agit… pour ceux qui savent lire le Talmud et qui n’y cherchent pas à justifier les positions qu’ils ont prises à priori et arbitrairement.

On peut aussi lire la Torah de manière chrétienne, à la lumière de la mort de Jésus et de sa résurrection. Les deux lectures sont irréductibles. Juifs et Chrétiens, nous sommes irréductibles l’un à l’autre sur ce point. Nous avons dit et nous dirons toujours non à Jésus. Nous ne sommes pas d’accord, mais, comme le dit Francis Deniau, nous ne nous "tolérons" pas. Il n’est pas question de nous "tolérer". Pourquoi? Parce que ce que pensent les Chrétiens concerne les Juifs. Beaucoup de Juifs parmi nous devraient le penser, mais beaucoup de Juifs parmi nous s’y refusent. Ils ont tort. Pourquoi? Parce que le christianisme, cette deuxième lecture de la Torah, est aussi une affaire juive.

Le christianisme est une affaire juive

Ce sont des Juifs qui lisaient la Torah d’une autre manière au sein de la communauté juive en crise, tirée de tous les côtés et fragmentée en différents partis. Il n’y en avait pas simplement trois comme les Sadducéens, les Pharisiens, etc.; il y en avait une dizaine. Le judaïsme se cherchait. Si le modèle pharisien a triomphé, c’est à cause de la destruction du Temple. Si le Temple n’avait pas été détruit, le judaïsme aurait été différent et le christianisme aussi à plus forte raison.

Le christianisme est une affaire juive. J’ai à me poser la question, moi Juif, de l’origine de la prophétie apocalyptique, sur laquelle le christianisme s’est construit plus tard. Cette forme de prophétie est née au moment de la guerre des Maccabées, vers 165 avant l’ère courante. Elle constitue une mutation profonde de la prophétie classique représentée par Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, etc. Elle est fondamentale pour les Juifs des deux derniers siècles avant Jésus qui l’ont mise en place, mais elle est très dangereuse car on peut lui faire dire n’importe quoi. Par rapport à la prophétie classique, la prophétie apocalyptique, au lieu de laisser la Bible infiniment ouverte à l’interprétation, à la signification et à l’enrichissement, en fait une lecture étroite en rapport avec l’actualité du moment. On dit: "Regarde ce verset, il est en train de se produire actuellement". Nous lisons dans les textes évangéliques des expressions apocalyptiques telles que "pour que l’Écriture s’accomplisse", "l’Écriture n’a-t-telle pas dit?" etc.

Alors il faut que je me pose la question de savoir ce qui s’est passé dans mon peuple, un siècle et demi avant Jésus; quel est le type de crise qui s’y est déclenché, pour que se dégage, tout à coup dans mon peuple, l’optique chrétienne, celle qui est devenue chrétienne plus tard. C’est là mon problème. Jésus était Juif. Il est né Juif, il est mort Juif (sauf pour la crucifixion). Qu’est-ce qui s’est passé dans sa communauté pour que le christianisme en émerge? À quelles questions sa communauté juive, n’arrivait-elle pas à répondre? À quoi essaie de répondre le christianisme, ou à quoi essayaient de répondre Jésus et les Apôtres?

Cela signifie donc que le Chrétien doit retrouver le judaïsme vivant, tel qu’il se définit lui-même, loin de tous les préjugés, loin de tous les poncifs absurdes, qui montrent que, quand on les répète et qu’on construit des idéologies pour les fonder, on n’a rien compris ni au christianisme ni au judaïsme. Ces poncifs tels que l’idée que "les Juifs ont apporté la justice, tandis que les Chrétiens ont apporté l’amour", que le "Dieu des Juifs punit, tandis que celui des Chrétiens pardonne"… comme s’il ne s’agissait pas du même Dieu! Et puis aussi cette idée –que nos frères Chrétiens doivent dépasser– que "le judaïsme a préparé le christianisme", ce qui les oblige à lire la Torah à la lumière de l’Évangile, tandis qu’il faut lire l’Évangile à la lumière de la Torah, pour avoir le droit ensuite de lire la Torah à la lumière de l’Évangile.

L’Évangile à la lumière de la Torah

Lire l’Évangile à la lumière de la Torah, c’est un principe méthodologique que les Pères de l’Église n’ont pas beaucoup développé, sinon de manière secondaire. Dans la tradition juive, la dialectique rabbinique a pour objet de dégager les significations multiples du texte biblique. Nous voudrions que le Chrétien reprenne les Évangiles, ces textes écrits par des Juifs (Luc est une exception), et les relise, pour montrer qu’ils sont parole divine, de la même manière dialectique que les talmudistes; la théologie de l’Église est passée très loin de ce principe tout au long du Moyen Âge.

Comment montrer la structure du texte? S’il est divin, cela désigne d’abord sa structure polysémique. Le divin, pour nous, ce n’est pas un dogme. C’est une réalité que nous expérimentons quand nous ouvrons le Livre : il se lit de plusieurs manières; il est inépuisable. C’est cela que veut dire divin. On attend du Chrétien qu’il fasse de même, pour montrer que la parole évangélique est une parole divine également.

La preuve? Ce n’est pas grâce aux Juifs directement que, depuis deux mille ans, des milliards de barbares ont reçu du christianisme un minimum de morale et de spiritualité. Cela est valable aussi pour l’islam. C’est grâce à ce que Mohammed a repris chez les Chrétiens et chez les Juifs qu’il a pu sortir ses contemporains, bédouins et arabes, de leur ignorance et de leur paganisme. Le Coran parle du paganisme et de l’ignorance qui régnaient en Arabie avant la révélation faite à Mohammed qui leur donna un minimum de morale et de spiritualité; cela dure depuis quatorze siècles.

En ce qui concerne l’Évangile, donc, il ne faut plus le considérer comme une doctrine mais comme un récit à lire et à interpréter de manière polysémique. Sinon on se perd dans les dogmes et dans les mystères, qui peuvent faire beaucoup de mal à l’humanité… et ils en ont fait! Une interprétation juive de la Seconde Alliance aurait pour but d’éclairer la signification profonde des textes et pourrait surtout mieux montrer les correspondances entre les deux traditions. Je lis les Évangiles depuis longtemps et je perds chaque jour le paradis, s’il faut en croire les rabbins. En effet, dans le Talmud, beaucoup de rabbins disent que, si on lit ces textes chrétiens, on perd le paradis! J’ai peut-être perdu le paradis, mais j’ai trouvé de très nombreux amis et frères complices!

Un exemple: le Temple de Jérusalem

Je relève, par exemple, l’importance du Temple de Jérusalem dans les Évangiles. Jésus n’a jamais mis les pieds dans une église. Le récit de Luc commence par un épisode vécu au Temple, celui qui concerne le prêtre Zacharie, avant la naissance de Jésus de Nazareth. Luc écrit ceci:

"Vint pour Zacharie le temps d’officier devant Dieu selon le tour de sa classe; suivant la coutume du sacerdoce, il fut désigné pour offrir l’encens à l’intérieur du sanctuaire du Seigneur." (Luc 1, 8-9)

Il y a de nombreuses pages du Talmud sur ces mœurs et ces coutumes, ces lois et ces règles de la vie des prêtres au Temple. Un Juif qui lit ce récit n’a pas besoin de l’interpréter: il le connaît, il le vit quand il fréquente le Talmud ou la synagogue.

"Alors lui apparut un ange du Seigneur, debout à droite de l’autel de l’encens. À sa vue, Zacharie fut troublé et la crainte s’abattit sur lui." (Luc 1, 11-12)

Peu de temps après, Zacharie devint le père de Jean le Baptiste, le précurseur de Jésus. Nous sommes toujours dans le judaïsme. On ne voit pas encore de christianisme apparaître dans ce récit. Il s’agit toujours de Juifs. Le Temple est le premier lieu où Jésus nouveau-né est présenté au Seigneur par Joseph et Marie, quarante jours après la naissance, exactement comme le dit la Torah:

"Au jour fixé par la Loi de Moïse," précise l’évangéliste, (Luc 1, 22). Et il ajoute: "Selon ce qui est écrit dans la loi du Seigneur: Tout premier-né du sexe masculin sera consacré au Seigneur." (Luc 1, 23)

Joseph et Marie, étaient donc des Juifs pratiquants.

L’Évangile de Luc nous raconte aussi que :

"Chaque année, les parents de Jésus allaient à Jérusalem pour la fête de la Pâque. […]. Et comme à la fin des jours de fête, ils s’en retournaient, le jeune Jésus resta à Jérusalem sans que ses parents s’en aperçoivent. Pensant qu’il était avec leurs compagnons de route, ils firent une journée de chemin avant de le chercher parmi leurs parents et connaissances. Ne l’ayant pas trouvé, ils retournèrent à Jérusalem en le cherchant. C’est au bout de trois jours qu’ils le retrouvèrent... " (Luc 2, 41-46)

Tout cela est symbolique. Il faut lire le texte comme le pharisien le lit. Est-ce qu’ils ont mis trois jours réellement? Peu importe. On ne nous raconte pas une histoire seulement. On nous parle sur le plan de la signification, c’est-à-dire sur le plan du symbole. Le symbole est beaucoup plus riche que le concept.

"C’est au bout de trois jours qu’ils le retrouvèrent... dans le Temple, assis au milieu des docteurs de la loi, à les écouter et les interroger. En le voyant, ses parents furent stupéfaits et sa mère lui dit: ‘Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela? Vois, ton père et moi, nous te cherchions tout angoissés’. Il leur dit: ‘Comment se fait-il que vous me cherchiez ? Ne savez-vous pas que c’est chez mon Père que je dois être?" (Luc 2, 46-49)

Voilà donc Jésus qui est en train d’apprendre la Torah auprès des maîtres et de discuter avec eux, de leur poser des questions, et peut-être qu’il répondait à certaines de leurs questions? Et cela se passait au Temple. Comme tout Juif, il s’y rendait pour y rencontrer le Père créateur et garant du salut.

Cesser de déjudaïser Jésus

Il faut cesser de déjudaïser Jésus. C’est en pénétrant, précisément, dans la vie quotidienne de Jésus en tant que Juif qu’on peut comprendre exactement l’extraordinaire originalité de son message. Il n’y a pas d’autre manière de la comprendre. Jésus n’a jamais lu les Évangiles! Il faut rappeler cela, même si ce sont des évidences, pour que le dialogue puisse être véritablement profond entre les Juifs et les Chrétiens.

L’Évangile est muet sur les années galiléennes, une vingtaine environ, qui ont suivi ce pèlerinage, jusqu’à ce que Jésus se manifeste fortement dans une action de type prophétique. Dans la version de Matthieu, Jérusalem n’est évoquée que pour la dernière montée qu’y fit Jésus. Mais Luc a construit son récit en fonction d’une seule montée à Jérusalem pour sa crucifixion. Jean l’évangéliste nous rapporte au contraire plusieurs venues à Jérusalem. Expliquez la contradiction! Expliquez pourquoi tel évangéliste raconte le même récit d’une autre manière, ou alors n’en parle pas du tout… Ce sont des contradictions apparentes dans les Évangiles. Mais si vous adoptez la lecture midrashique des pharisiens, vous verrez comment les pharisiens essaient d’installer une dialectique entre ces pseudo versets ou récits ou événements contradictoires.

Le Chrétien a beaucoup à gagner à apprendre cette méthode pharisienne pour découvrir exactement ce que Jésus attend de lui… au lieu de jouer à la substitution ou au modèle botanique ("le christianisme serait la fleur du judaïsme!"). Francis Deniau l’a dit d’une manière profonde et émouvante: il n’y a qu’un seul peuple de Dieu, le peuple d’Israël. Le peuple chrétien n’est pas un peuple, puisque le christianisme s’adresse à tous les peuples. Il y a un peuple juif, il y a un peuple d’Israël, parce que c’est Dieu qui a besoin de ce peuple, avec une vocation précise.

La question pour nous, entre frères juifs et chrétiens, c’est: "Qu’est-ce qui s’est passé, pour Dieu et dans la communauté juive, pour que Dieu ait besoin d’une seconde alliance?" Et il en a besoin depuis deux mille ans. Et si elle a traversé l’histoire, c’est qu’elle a été efficace. En tant que Juifs, nous avons certainement à reprocher aux Chrétiens beaucoup de choses qui se sont produites pendant le Moyen Âge. Mais occupons-nous d’abord des problèmes essentiels, à savoir que nous avons le même Dieu et que sa Torah a traversé deux alliances, pour qu’enfin sa parole descende dans le monde.

L’Évangile de Jean signale un pèlerinage de Jésus, dès le début de son récit: "Et comme la Pâque des Juifs approchait, Jésus monta à Jérusalem" (Jean 2, 13). C’est là qu’il place l’expulsion des marchands du Temple: "Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic" (Jean 2, 16). Si j’avais été là, je ne l’aurais pas laissé renverser les tables, je les aurais renversées, moi, à sa place! Tout cela est juif. Je ne vois pas ce qu’il y a de chrétien là-dedans. Par conséquent, il faut retrouver le judaïsme, à savoir : les Juifs que les Chrétiens doivent aimer, ce ne sont pas ceux du temps d’Isaïe ou d’Ézéchiel, ce sont les Juifs d’aujourd’hui!

Le christianisme, passeur des valeurs de la Torah

Il y a donc une relation étroite entre les traditions juives et le christianisme. Tout le problème pour nous, c’est de savoir comment et sur quoi fonder ce dialogue. Il nous permet de dire que l’alliance de Dieu avec les Chrétiens ne rend pas caduque l’alliance avec Israël. Elle n’est pas destinée à la remplacer. Car sans la Torah, sans le peuple juif, sans l’alliance de Dieu avec Israël, l’alliance chrétienne perd son fondement et sa signification. Et j’en suis responsable, moi Juif ; cela ne concerne pas seulement le Chrétien. Je suis responsable de l’image du judaïsme qu’ont nos frères chrétiens. Je suis conscient que ce travail est difficile, mais il faut comprendre que tout ce qu’on a fait au peuple juif au nom de Jésus a causé bien des souffrances. La souffrance des Juifs ne les a cependant jamais empêchés de reconnaître ce que le christianisme a réalisé dans l’histoire. D’un bout à l’autre de la planète, du nord au sud et de l’est à l’ouest, partout, les non-Juifs parlent d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et des valeurs bibliques. Cela, nous en sommes heureux nous les Juifs, et nous travaillons dans le même sens. Nous voudrions que le christianisme réussisse. Nous y avons intérêt et nous devons y veiller.

Encore faut-il que cette réconciliation entre la Synagogue et l’Église puisse se faire à partir non seulement de la repentance, mais, au-delà, à partir des corrections, des rectifications nécessaires que nous avons à faire, nous aussi les Juifs, dans nos représentations des Chrétiens et du christianisme, même si l’histoire explique cette méfiance et aussi parfois ces réactions négatives. Mais la rectification est nécessaire aussi dans le christianisme pour que le monothéisme de la Torah puisse continuer à se répandre au sein des païens grâce aux Chrétiens qui leur transmettent les valeurs monothéistes.

Nous voulons, encore une fois, que le christianisme réussisse dans sa vocation, et nous y avons intérêt, nous y avons à gagner beaucoup, nous les Juifs, et que réussisse la dynamique messianique qui traverse n’importe quel être humain, qu’il soit juif ou chrétien ou athée: il suffit simplement qu’il soit moral. Et la morale est déjà dans la dynamique messianique. Vous êtes tenté de voler dans un magasin, mais vous vous maîtrisez: vous sentez que vous allez insulter et dégrader l’humain que Dieu vous a confié. Vous êtes dans la dynamique messianique. Vous êtes en train d’imposer à la nature une valeur qu’elle ne contient pas. Vous êtes en train de prendre une valeur extérieure à la nature, une valeur qui est transcendante, comme nous disons, nous les religieux, et vous êtes en train de la faire entrer dans la nature.

On n’a pas besoin d’être chrétien ou juif pour être heureux. Dans l’Église, bien sûr qu’il y a le salut. Dans la Synagogue, bien sûr qu’il y a le salut. Mais nous n’avons pas à convertir les autres au christianisme ou au judaïsme. Nous avons à les convertir à l’exigence divine qui les anime à leur insu, exigence d’absolu, d’infini, de perfection, de telle sorte qu’ils ne puissent plus se satisfaire de ce qui est, mais qu’ils puissent être affamés de ce qui doit être. C’est cela qui est demandé aux Juifs et aux Chrétiens de partager avec les autres.

La relation entre nous, au-delà du dialogue, doit consister précisément en ces rectifications et aussi dans cette demande, dans cette prière que les Juifs doivent faire aux Chrétiens : que les Chrétiens forment une haie de protection autour des Juifs. C’est là une dimension chrétienne. C’est Jésus qui le leur demande. Jésus a aimé son peuple d’une manière extraordinaire, comme les autres prophètes malgré ce qu’on lui a fait dire d’insultant et d’humiliant sur ses frères comme plus tard dans la théologie et à travers les conciles; c’est attesté dans les textes évangéliques. Et cet amour était fondé. Le Chrétien doit en hériter aujourd’hui et former cette haie protectrice autour des Juifs, parce que les Juifs en ont besoin aujourd’hui, pour faire face à l’antijudaïsme qui se manifeste, par exemple, dans des campagnes de dénigrement, d’antisionisme et de délégitimisation de l’État d’Israël. L’Église en est responsable –je ne dis pas qu’elle est coupable–, et le Chrétien doit se dresser activement contre toutes les formes d’antijudaïsme et d’antisionisme.

Protéger le christianisme de la tentation totalitaire

D’une certaine manière, le judaïsme protège également le christianisme. C’est peut-être cela qui a attiré l’antijudaïsme sur les Juifs. Il protège le christianisme contre la tentation totalitaire, contre sa manière de comprendre l’universalisme, contre le triomphalisme de l’Église. Cet universalisme, Jésus ne l’a pas demandé. Jésus ne connaissait pas le christianisme; il ne pouvait pas demander à ses disciples de christianiser l’univers. Non. Il leur a demandé d’aller convertir les gens à Dieu, pour que chacun aille à Dieu à sa manière. L’essentiel était d’aider les païens à se débarrasser de leur idolâtrie et à se soumettre aux exigences éthiques. Depuis deux mille ans le christianisme a tracé une voie parfaitement légitime et fondée, spirituellement pour aller à Dieu. Mais l’Église avait-elle besoin, pendant tout le Moyen Âge, de se retourner contre les Juifs pour les convertir, comme s’ils n’étaient pas monothéistes bien avant les chrétiens ?

Je voudrais citer ici Michel Remaud:

"Les Chrétiens pensaient autrefois qu’ils avaient tout à donner et rien à recevoir des Juifs, qu’il n’y avait plus rien après Jésus. Ils se sont mis à obliger les Juifs à recevoir les richesses chrétiennes, alors que ces richesses chrétiennes étaient puisées dans le judaïsme. Ils ont obligé les Juifs à écouter le message du salut et à se taire, car seul le Chrétien pouvait parler. Aujourd’hui, le Chrétien se met à l’écoute de la parole juive, qui n’est plus réduite au silence. La parole qui sauve le christianisme, ils l’ont reçue des Juifs, qui l’ont entendue avant eux."

Le Juif prend en charge, donc, la protection du christianisme contre la tentation totalitaire et la conception de l’universalisme qui voudrait que tout le monde devienne chrétien.

Quand un Juif lit l’Évangile, je ne vois pas ce qu’il pourrait refuser des enseignements qu’il y lit. Il se sent chez lui aussi. Ah, bien sûr, l’identité divine de Jésus le gêne! Mais jamais Jésus n’a dit qu’il était le Fils de Dieu, il se dit le "fils de l’Homme". Et Ézéchiel, six siècles avant lui, était aussi appelé "fils d’Homme". Ben-Adam était aussi une expression juive.

Responsables de l’aventure humaine

Nous sommes juifs parce que nous avons décidé de lire les Écritures des Hébreux à la manière juive, pharisienne. Et le Chrétien a le droit de lire le même texte à sa manière. Nous sommes irréductibles l’un à l’autre. Et c’est peut-être la dialectique qui va s’installer entre nous: que chacun devienne responsable de la manière dont l’autre témoigne de la parole divine. C’est peut-être ce qui nous permettra de nous faire entendre et éventuellement d’être écoutés par les autres, sans arrière-pensée de les convertir, mais simplement avec le désir qu’ils enrichissent de spiritualité leur propre vision du monde, pour qu’on puisse enfin s’installer dans ce monde en n’ayant plus peur de l’homme.

Nous, les Juifs, nous apprenons à avoir peur non pas de l’homme, mais pour l’homme. Nous avons peur pour l’humanité. Il y a une aventure de l’humanité qui a commencé, après l’aventure végétale et l’aventure animale. Nous avons été appelés au Sinaï, à être responsables de cette aventure humaine. Et quand le Juif aide quelqu’un qui lui demande un morceau de pain, ou un vêtement, ou simplement de l’accompagner pour traverser la rue, quand un Juif témoigne de la solidarité ou de ce qu’on appelle la charité ou l’aumône, ce n’est pas seulement parce que la morale le lui dicte. C’est parce qu’il se souvient qu’au Sinaï son âme, pour reprendre le vocabulaire des rabbins, s’est engagée à intervenir pour empêcher que l’histoire humaine puisse aboutir à une impasse chez un homme qui a faim, qui risque de mourir, qui a froid, ou qu’on humilie, qu’on frappe qu’on tue, ou à l’égard duquel on est injuste. L’aventure humaine est en train d’arriver à une impasse dans cet homme, et il faut la sauver. Il faut la libérer pour qu’il puisse continuer à assumer son histoire et à la développer. C’est un être unique au monde et s’il disparaissait, ce serait une manière unique de vivre au monde qui disparaîtrait avec lui. C’est pourquoi nous en sommes responsables.

Pour une étude commune des mêmes textes

Les frères chrétiens ont puisé cela dans la Torah. Et ils vont à Dieu par Jésus. Nous allons à Dieu par la Torah. Il ne s’agit pas de savoir qui a raison et qui a tort. On a joué à ce jeu au Moyen Âge, et on le poursuit parfois aujourd’hui, en affirmant que le judaïsme est supérieur au christianisme ou que le christianisme est supérieur au judaïsme. Non! ce qui m’intéresse, moi Juif, c’est que le Chrétien, avec sa foi extraordinaire en Jésus Fils de Dieu, puisse montrer que cela le conduit à installer l’amour et la justice dans le monde. Et c’est dans ce sens que moi Juif, je dois l’aider. Je demande au Chrétien de penser à cela quand il rencontre un Juif.

Je termine en citant le prophète Osée, un prophète du 8e s. avant l’ère courante. Chaque prophète a une valeur qui le travaille, qui l’occupe et qui le hante et sur laquelle il écrit tous ses chapitres. Osée lui, entend Dieu lui dire: "Va prendre une prostituée et épouse-la. Et puis surtout, qu’elle n’abandonne pas son travail! Qu’elle continue tous les soirs d’aller avec les autres! Ainsi les enfants qui naîtront, tu ne sauras pas de qui ils sont." Pour beaucoup de rabbins, c’est symbolique. Mais pourquoi ne pas accepter qu’Osée ait pu tomber amoureux d’une prostituée? Dieu dit ensuite à Osée: "Fais cela, puis tu diras à mon peuple que, depuis longtemps, il fait des fautes, il trahit." Osée lui répond: "Je sais que ce peuple te trahit depuis longtemps. Abandonne-le et va chercher un autre peuple." Mais Dieu lui propose de quitter aussi son épouse prostituée. Le prophète refuse d’obéir en lui disant : "Je ne peux pas, car je l’aime." Dieu lui réplique : "Pourquoi me demandes-tu de quitter mon épouse Israël qui se prostitue avec les autres dieux?" Et c’est ce qui fait la grandeur de l’amour. Il est devenu très rare aujourd’hui car les gens ne savent plus ce que veut dire l’alliance, l’engagement ou la parole donnée.

Cela évoque également l’échange entre Moïse et Dieu après la faute du veau d’or. Dieu a voulu exterminer les Hébreux à la suite de cette idolâtrie. Mais, les rabbins enseignent que Moïse l’en empêcha en "apprenant quelque chose à Dieu" et en lui disant: "Si on dit au monde que tu punis quand on commet une faute, personne ne te suivra. Mais si on dit que tu pardonnes, on croira en toi." Et Moïse ajouta, d’après le Talmud: "C’est quand ils ont fauté qu’il faut s’efforcer de travailler avec eux".

Vous, Chrétiens, vous dites: "Nous sommes de pauvres pécheurs". Nous les Juifs avons péché beaucoup… beaucoup moins que vous, mais beaucoup à votre égard. Et certains parmi nous continuent à pécher à l’égard des Chrétiens, parce qu’ils n’ont pas connu, comme nous, des Chrétiens si proches par l’esprit et le cœur. Beaucoup de Chrétiens qui s’opposent à notre dialogue, ne connaissent pas les Juifs par l’esprit et par le coeur. Il faut que nous commencions d’abord par nous débarrasser de tous nos préjugés, de toutes nos peurs, ensemble. Cela ne peut se faire que d’une seule manière. Pas seulement par des conférences, si utiles soient-elles, mais par une étude commune des mêmes textes, comme nous le faisons à Davar. Que les Juifs se mettent à étudier les Évangiles avec les Chrétiens et que les Chrétiens se mettent à étudier la Torah avec leurs frères juifs. A partir de ces dialogues, le Chrétien sort plus profondément ancré dans son christianisme, tandis que le Juif sort plus profondément ancré dans son judaïsme. C’est ainsi que peuvent naître et se développer l’admiration, l’estime, le respect, l’amitié et l’amour réciproques.

Remarques de l’éditeur

* Professeur émérite de philosophie générale et comparée à l’Université Michel-de-Montaigne, Bordeaux II

** Voir Francis Deniau, "Éloge de la différence entre Juifs et Chrétiens". Transcription faite par Jean Duhaime à partir d’un enregistrement mis à disposition par Mme Jacqueline Cuche, présidente de l’Association Charles-Péguy. On a conservé le ton oral de l’exposé. Le texte a été revu par Mme Cuche et par le Pr. Armand Abécassis qui en a autorisé la diffusion par Relations Judéo-Chrétiennes.