«Il existe une alternative pour ceux dont la foi peut passer à travers les flammes démoniaques et dévorantes d'un four crématoire. C'est la volonté et la capacité d'entendre une nouvelle révélation et de se réorienter. C'est la voie de la plénitude.» (Irving Greenberg)
Irving («Yitz») Greenberg, né en 1933, est un théologien et un universitaire juif américain, ainsi qu'un rabbin orthodoxe-moderne. Diplômé de l'Université Harvard et titulaire d'un doctorat en histoire, il a enseigné à l'Université Yeshiva et à la City University de New York et a été chercheur invité Fulbright à l'Université de Tel Aviv. Dans le sillage de la déclaration de Vatican II sur les relations de l'Église avec le judaïsme en 1965, Greenberg s'est imposé comme un fervent défenseur et un participant actif du dialogue entre chrétiens et juifs. En 1974, il a fondé le National Center for Leadership and Learning (CLAL), dont l'objectif était de promouvoir l'unité et le pluralisme juifs intra-confessionnels (intra-dénominationnels). Il a joué un rôle clé dans la création du United States Holocaust Memorial Museum, après avoir été nommé au United States Holocaust Memorial Council par le président Carter en tant que conseiller d'Elie Wiesel, puis en avoir été le président de 2000 à 2002.
L'énormité de la Shoah a conduit Greenberg à la considérer comme un point majeur de réorientation dans l'histoire juive et comme une pierre de touche théologique conduisant à une transformation radicale de certains des paradigmes fondamentaux du judaïsme et du christianisme. Bien que la Shoah soit sans précédent, une telle réorientation a toujours été un modèle de réponse du peuple juif aux crises, notamment après la destruction du Second Temple. Greenberg a fondé sa théologie sur ces réorientations antérieures dans l'histoire juive. Sa théologie post-Shoah peut être subdivisée en plusieurs concepts.
Un principe de base du discours théologique post-Shoah
Greenberg propose un principe de base comme moyen de vérification, que devrait respecter tout discours théologique post-Shoah: «Aucune déclaration, théologique ou autre, ne devrait être faite qui ne serait pas crédible en présence des enfants en feu [1].» Greenberg fait référence aux enfants hongrois qui, après leur arrivée à Auschwitz-Birkenau au cours de l'été 1944, ont été jetés vivants dans les fours crématoires ou sur les foyers adjacents, au lieu d'être envoyés pour être gazés [2].
La Shoah comme troisième ère de l'histoire juive
Dans sa monographie intitulée «Le troisième grand cycle de l'histoire juive», Greenberg écrit que le judaïsme est un Midrash sur l'histoire elle-même - que la vie humaine et l'histoire sont toutes deux enracinées en Dieu alors que l'humanité se dirige vers la rédemption, qui, dans le judaïsme, a lieu dans «l'histoire humaine réelle» [3]. Greenberg souligne que si la Shoah elle-même est sans précédent, il existe un modèle de réponse du peuple juif à la crise, ainsi qu'un processus évolutif d'alliance et de rédemption. Afin de progresser vers la rédemption, le judaïsme ne pouvait rester inchangé par ces événements historiques.
Greenberg affirme que la Shoah est un événement aux proportions si bouleversantes que le judaïsme doit y répondre (comme il l'a fait pour d'autres événements de ce type) en transformant ses paradigmes de base, afin que l'humanité puisse à nouveau progresser vers la perfection finale de la rédemption [4]. Il développe cette idée en expliquant qu'il y a eu trois cycles ou époques dans l'histoire juive, qui constituent autant d’éléments importants dans le déroulement de l'histoire du partenariat d'alliance, chacun d'eux étant marqué par des points de réorientation. À chacune de ces trois époques, Dieu devient plus caché et appelle les humains à jouer un rôle plus important dans le partenariat humain-divin. Dans le monde de l'après-Shoah, nous n'attendons plus de Dieu qu'il fasse des miracles pour sa création; il est du devoir de l'humanité de s'occuper de la création [5].
À l'ère biblique, la relation d'alliance est inégale et est marquée par un haut degré d'intervention divine: Dieu accomplit des miracles, parle directement à Israël par l'intermédiaire des prophètes et manifeste sa présence dans le Saint des Saints. Au cours de cette période, le rôle des humains dans la rédemption s'exprime dans le culte et la prophétie.
L'ère rabbinique est précédée par la destruction du Second Temple, les pertes massives de vies humaines dans les guerres contre les Romains, les combats désastreux entre compatriotes juifs, et l'expulsion et la vente en esclavage d'un grand nombre de Juifs, marquant une crise de la foi et un point de réorientation [6]. Dieu n'intervient plus directement dans l'histoire humaine et l'alliance est reconfigurée pour devenir un partenariat plus égalitaire, ouvrant la porte à la responsabilité et à l'initiative humaines.
La Shoah marque la fin de l'ère rabbinique et le début de la troisième ère de l'histoire juive. Dieu est plus caché que jamais et le peuple juif est appelé à assumer le rôle principal dans le partenariat de l'alliance. Dans cette nouvelle ère, Dieu agit à travers l'activité humaine, plutôt que d'intervenir directement. «L'entière responsabilité est donnée au partenaire humain de l'alliance pour racheter l'histoire - sous et avec la hachgahah (providence) de Dieu» [7]. Greenberg ne remet pas en question l'omniscience de Dieu. Il interprète l'absence d'intervention de Dieu comme un signe supplémentaire de son retrait - et comme un appel aux humains à assumer davantage de responsabilités: «Si Dieu n'a pas arrêté le meurtre et la torture, alors quelle était la déclaration faite par la Présence divine infiniment souffrante à Auschwitz? C'était un appel à l'action, un appel aux humains pour qu'ils mettent fin à l'Holocauste, un appel au peuple d'Israël pour qu'il s'élève à un nouveau niveau sans précédent de responsabilité dans le cadre de l'alliance. C'était comme si Dieu disait: «Assez, arrêtez, plus jamais! Faites advenir la rédemption [8].»
Une alliance volontaire
Greenberg a élaboré sa théologie de l'alliance volontaire comme une réponse réfléchie à la présentation par le théologien chrétien Roy Eckardt de son article de 1974 intitulé «La rétractation de l’alliance» [9]. Greenberg soutient que lorsqu'Israël a accepté le partenariat de l'alliance sinaïtique, il l'a fait avec une foi aveugle, sans connaître les souffrances qui l'attendaient. Après tout, Dieu avait promis de protéger le peuple juif s'il le servait de tout cœur.
Après la Shoah, les Juifs auraient pu rejeter complètement l'alliance. La Shoah et la mort de six millions de personnes remettent en question les notions traditionnelles de salut et de rédemption. La relation d'alliance ne pouvait plus être une relation d'obéissance, fondée sur la peur du châtiment divin, car tout châtiment divin décrit dans les textes sacrés est dérisoire par rapport aux expériences vécues par les Juifs pendant la Shoah. De même, après la Shoah, il est clair qu'en restant juif, on risque de s'exposer, ainsi que ses enfants, au «danger et à l'agonie ultimes» [10]. Il est donc raisonnable de conclure qu'après la Shoah, la phase de l'alliance fondée sur le commandement et exigeant des Juifs un comportement éthique plus élevé était terminée.
Toutefois, Dieu pouvait, avec amour, demander à Israël de poursuivre son partenariat. Certains Juifs étaient encore attachés à la tradition juive et à la Torah, d'autres à l'idée de tiqqoun olam («réparation du monde») et de justice sociale. Même la décision de recréer la vie après une tragédie aussi écrasante témoigne d'une foi énorme dans la rédemption ultime et dans le sens de la vie. Libéré des obligations imposées, Greenberg suggère que le peuple juif a choisi de poursuivre sa mission d'alliance. Librement donné, le renouvellement de l'engagement est plus fort que jamais.
Il se réfère aux paroles de Rabbi Na'hman de Bratzlav: «Il n'y a pas de cœur plus entier qu'un cœur brisé». Greenberg ajoute: «Après Auschwitz, il n'y a pas de foi aussi entière qu'une foi brisée - et refondée - dans les fours» [11]. Il explique ainsi que l'alliance entre Dieu et le peuple juif s'est renforcée après l'expérience bouleversante de la Shoah, et qu'elle est même encore plus forte aujourd'hui.
Cela dit, l'ère de l'alliance volontaire est aussi «une alliance d'être», définie par des actions par opposition à la stricte observance des mitzvot (commandements) classiques. Cela démontre un réengagement volontaire, que ce soit de la part d'un juif pratiquant ou même d'un juif qui fait profession d'athéisme. Le langage théologique de l'alliance qui était approprié avant la Shoah ne s'applique plus; le déni par l'athée de sa judéité illustre l'occultation du Divin, la réorientation et la révélation ultérieure dans l'ère post-Shoah [12].
Si tous les Juifs auraient pu se détourner de toute notion, séculaire ou religieuse, d'identité juive après la Shoah, pour les survivants, il s'agit d'un réengagement particulièrement important. La décision de recréer une vie et d'avoir des enfants exprime la conviction que la rédemption est possible. Greenberg souligne également la participation active des Juifs laïcs et religieux à la création de l'État moderne d'Israël, symbole biblique validant l'alliance [13]. Cela ne veut pas dire que les six millions de personnes ont été sacrifiées en échange de l'État moderne d'Israël, en échange de la rédemption. Cette théologie échouerait au test du principe de base de Greenberg.
Une alliance de rédemption
Une alliance volontaire est aussi un appel aux humains pour qu'ils créent une société rédemptrice, car ils assument la responsabilité première de garantir que la rédemption aura lieu un jour. La restauration de la dignité humaine n'est pas simplement le contrepoint de l'idolâtrie de la Shoah; il s'agit d'une responsabilité de réparer les brisures du monde de l'après-Shoah. Lorsque l'alliance devient volontaire, la rédemption n'est plus un objectif singulier, imposé par Dieu. Ceux qui renouvellent volontairement leur alliance prennent sur eux la responsabilité d'entraîner les autres à s'engager dans le tiqqoun olam.
Des moments de foi
Pour de nombreux survivants, la question du maintien de la foi après la Shoah est difficile. Il y a des moments de joie dans les vies qu'ils ont reconstruites, mais aussi des moments de grande difficulté lorsqu'ils se souviennent des pertes et des douleurs énormes qu'ils ont subies. Greenberg a répondu aux moments de sa vie où sa foi a été mise à l'épreuve par son concept de «moments de foi», décrivant une dialectique post-Shoah entre la foi et l'incertitude, voire le désespoir. Dans son article de 1973, «Nuage de fumée, pilier de feu: judaïsme, christianisme et modernité après l’Holocauste», Greenberg parle de «moments de foi» - «des moments où un Rédempteur (Dieu) et des visions de rédemption sont présents, entrecoupés de moments où les flammes et la fumée des enfants en feu effacent la foi» [14].
Greenberg écrit que si une personne peut ressentir vivement la présence de Dieu à certains moments, l’expectative qu’elle puisse ne pas vivre en cette présence durant des périodes de chaos, de génocide, est tout aussi réelle. Cette dialectique de la foi et de l'incertitude est à prévoir dans un monde post-Shoah. Cela met également fin à toutes les certitudes absolues, qui existaient pour de nombreux Juifs avant la Shoah. La dichotomie entre le juif séculier, voire athée, et le juif pratiquant n'est plus aussi facilement démontrable.
C'est une position qui est particulièrement importante pour les survivants. Elle permet à ceux qui ont vécu un traumatisme et une perte considérables d'accepter que des périodes de grande tristesse puissent mettre leur foi à l'épreuve. Le concept de «moments de foi» permet de rendre compte de la tragédie de la perte ainsi que de la victoire rédemptrice des survivants. Greenberg assimile la capacité de vivre dans la dialectique des moments de foi à une capacité de vivre avec le pluralisme, et «sans les solutions auto-flatteuses et ethnocentriques qui déforment la religion ou en font une source de haine pour l'autre» [15].
Renouvellement et souvenir
Selon l'article de Greenberg de 1995, «La tâche inachevée de Tichah be-Av», «la réponse juive classique à une catastrophe est de renouveler la vie [16].» Tout au long de l'histoire juive, les sages juifs ont tenté d'interpréter la destruction catastrophique comme une étape difficile sur le chemin de l'alliance vers la rédemption finale. Cependant, ils ont veillé à ce que ces tragédies, dont on se souvient traditionnellement qu'elles ont eu lieu le neuvième jour du mois d'Av, la même date que la destruction des deux Temples, soient correctement pleurées. Les rabbins ont créé de nombreux rituels pour commémorer ces tragédies et ces rituels permettent d'exprimer le chagrin dans certaines limites [17].
Greenberg nous rappelle que les rituels modernes, les mémoriaux et autres formes de commémoration de la Shoah permettent de vivre un deuil respectueux et de faire mémoire des six millions de personnes. Ces nouveaux paradigmes incluent l'ajout d'une prière spéciale El Malé Rahamim (“Dieu plein de miséricorde”) dédiée à leur mémoire aux services de Yizkor (commémoration) et aux événements commémoratifs de Yom Hashoah [18].
Tiqqoun Olam et l'image de Dieu
Comment recréer, définir et maintenir la moralité après que toutes les limites de la moralité ont été brisées? Greenberg semble nous dire que la seule façon d'y parvenir est de redécouvrir l'image innée de Dieu que nous portons en nous. Greenberg considère que les qualités de la vie telles que la liberté, la possibilité d’entrer en relation et l'absence d'oppression, de pauvreté et de maladie, sont inhérentes à la nature de l'image de Dieu. «Puisque la religion (et toutes les religions) a pour tâche de soutenir, de protéger et de faire progresser l'image sacrée de Dieu, la religion doit également poursuivre et défendre ces valeurs. À l'inverse, la dignité de l'image de Dieu est bafouée par la violence, l'oppression, la pauvreté et la dégradation» [19]. Ainsi, lorsque les humains participent au tiqqoun olam, chacun d'entre eux aura atteint la réalisation la plus complète de l'image de Dieu [20].
La vision de Greenberg du tiqqoun olam appelle les humains à tout faire pour éliminer complètement la discrimination qui réduit ou nie l'image de Dieu dans l'autre. Il met en garde contre le fait que la religion elle-même participe parfois au processus de dévalorisation ou de négation de la dignité absolue de l'autre et nous rappelle que si nous restons spectateurs, nous participons également à ce processus.
Laïcité et dignité humaine
Inspiré par les idées de Dietrich Bonhoeffer sur la «foi sans religion», Greenberg écrit que le sacré est plus présent que jamais dans le séculier[21]. Toute activité qui fait avancer la cause de la dignité humaine est une activité qui fait également avancer le tiqqoun olam et nous rapproche de la rédemption. Peu importe que l'activité elle-même semble relever du domaine séculier ou que la personne à l'origine de ce tiqqoun soit juive ou non, puisque chaque être humain est créé à l'image de Dieu.
Après la Shoah, à une époque où Dieu est si caché, il suggère qu'il existe de nombreux domaines qui peuvent sembler relever du domaine séculier, mais qui sont des actes saints et nous font progresser vers la rédemption. Parmi ceux-ci, on peut citer l'amélioration de l'économie, la guérison des maladies, la lutte contre l'esclavage moderne - des actes qui, à première vue, peuvent sembler séculiers. Greenberg appelle cela des actes de «sainte laïcité» [22].
Mais de la manière la plus profonde, ces activités sont celles où Dieu est le plus présent. Lorsque Dieu est le plus caché, il est présent partout. Si lorsque Dieu était caché après la destruction du temple, on pouvait trouver Dieu dans la synagogue, alors lorsque Dieu est caché après Auschwitz, on doit trouver Dieu dans la rue, à l'hôpital, dans le bar. Et cette responsabilité de la sainte laïcité est la responsabilité de tous les êtres humains[23].
La fin de la dichotomie religieux/séculier
Greenberg suggère que la Shoah a mis fin à la dichotomie religieux/séculier. Il applique ce concept tant aux auteurs qu'aux victimes. Les catégories de sens ont été dissoutes et renversées, car tant les croyants que les néo-païens ont participé à la Shoah. Le nazi, Himmler, était un néo-païen qui associait la «déchristianisation» à la «re-germanisation», tout en se référant à un être supérieur (pour que ses SS ne soient pas comme les marxistes athées) [24]. Les Deutsche Christen, une faction schismatique des protestants allemands, soutenaient les idées nazies sur une race aryenne supérieure. Nombre d'entre eux demandaient la suppression de toute trace juive dans l'Ancien Testament, supprimaient des mots hébreux comme «Alléluia» des hymnes, niaient l'ascendance juive de Jésus et défroquaient tout membre du clergé ayant des ancêtres juifs[25].
Dans l'Allemagne nazie, l'autorité séculière incontrôlée s'est transformée en autorité absolue. Sans référence aux valeurs, la science, la technologie et la culture ont été mises ensemble pour créer le cadre d'une campagne bureaucratique de meurtre de masse. Pourtant, dans l'ère post-Shoah, une façon de définir l’identité juive est laïque, et cela mérite le respect. En outre, en créant l'État d'Israël, symbole biblique de rédemption, les Juifs tant laïques que religieux ont assumé la responsabilité de la pérennité de l'alliance; la frontière entre laïcité et religion est donc floue[26]. Cependant, en examinant la société israélienne laïque, Greenberg critique les Israéliens (laïques) qui sont conscients de l'importance d'empêcher une autre Shoah, mais qui n'assument pas leur responsabilité de construire une société rédemptrice, fondée sur la dignité pour tous[27].
Pluralisme intraconfessionnel
Une autre interprétation théologique importante de l'alliance volontaire est son implication théologique pour le pluralisme intrareligieux: «Le pluralisme n'est pas une question de tolérance rendue nécessaire par le fait de vivre dans une réalité non-juive, ni de pitié pour celui qui ne connaît pas mieux» [28]. Si Greenberg se définit comme orthodoxe-moderne, il souligne que toutes les confessions mènent au même but (la rédemption) et qu'il est important de respecter les choix et les engagements que chaque individu prend pour lui-même.
Il comprend la notion d'alliance volontaire comme la base théologique du pluralisme (intraconfessionnel). Il appelle donc les juifs orthodoxes à reconnaître que leur propre engagement à respecter l'ensemble de la tradition est un engagement volontaire qui, s'il peut être modelé, ne peut être exigé des autres: «Ainsi, les orthodoxes doivent accepter et respecter l'engagement et les contributions des autres mouvements du judaïsme. Ce n'est que lorsque la validité et la légitimité des autres sont reconnues que les lacunes de la Halakhah peuvent être admises et corrigées» [29]. Un exemple de cela est la correction féministe de la Halakhah, qu'il décrit comme une «tentative d'avancer de manière plus urgente vers l'objectif de l'alliance selon lequel l'humanité est à l'image de Dieu, ce qui implique l'égalité pour les femmes, plutôt qu'un rejet du concept d'obligation ou des rôles positifs féminins traditionnels» [30].
L'État moderne d'Israël et l'éthique du pouvoir juif
La création de l'État moderne d'Israël est un sujet qui apparaît à plusieurs reprises dans les écrits de Greenberg. Le plus important est qu'il considère cet événement, si peu de temps après la Shoah, comme un retour de Dieu dans l'histoire, un signe de l'attention que Dieu porte au peuple juif, et un symbole biblique, validant l'alliance. «Venant après l'incroyable destruction de l'Holocauste, la création d'Israël et la reconstruction de la vie juive constituent une ré-acceptation sans précédent de l'alliance» [31].
Greenberg est conscient de l'importance de l'équilibre délicat entre le fait d'avoir suffisamment de pouvoir pour survivre et défendre le peuple juif et l'utilisation éthique de ce pouvoir. L'éthique du pouvoir est d'abord définie par le principe suivant: «Personne ne devrait jamais être doté de moins de pouvoir que ce qui est nécessaire pour assurer sa dignité» [32].
Avec la création de l'État moderne d'Israël, les Juifs sont désormais en position d'exercer un pouvoir. Greenberg est clair sur le fait qu'il ne faut pas abuser du pouvoir. Il plaide en faveur d’un éventuel État palestinien, Israël recherchant une autonomie arabe maximale en Cisjordanie «en encourageant l'émergence d'un leadership autochtone désireux de vivre en paix avec l'État juif» [33]. Il considère également qu’une presse libre et sans entrave, de même que le pluralisme religieux, sont des éléments clés d'une structure de pouvoir éthique. Il avertit (les dirigeants israéliens) «que transformer les Arabes en réfugiés ou en victimes de la violence revient à poursuivre l'Holocauste, et non à s'y opposer». En même temps, il critique les groupes qui ont cherché à délégitimer Israël en utilisant des termes accusateurs tels que «crucifier les enfants palestiniens» [34].
Greenberg décrit la renaissance de l'État d'Israël comme «cet acte fondamental de vie et de sens du peuple juif après Auschwitz» [35]. Il met toutefois en garde contre la montée du messianisme et de l'absolutisme dans certains milieux orthodoxes israéliens[36]. Il note les textes dangereux qui autorisent à expulser ou à tuer les Arabes comme la réincarnation d'Amalek et qui assimilent la restitution d'un pouce de terrain à une désobéissance au commandement de Dieu. Il accuse la pensée absolutiste et non critique d'avoir ouvert la voie à l'assassinat du Premier ministre Yitzchak Rabin en 1995[37]. Greenberg mentionne qu'il y a eu une recrudescence de la rédaction de tracts dangereux basés sur ce type de pensée non critique dans les cercles orthodoxes. Il lance également un appel à une interprétation critique et prudente des textes, même les plus difficiles[38].
Une dernière remarque sur le pouvoir éthique concerne la discussion de Greenberg sur Amos 3,2: «De toutes les familles de la Terre, toi seul je t'ai connu, c'est pourquoi je te demanderai des comptes pour tous tes péchés.» Cela signifie-t-il qu'Israël est tenu à un standard plus élevé que les autres nations? Sa réponse est qu'après la Shoah, ni Dieu ni l'humanité n'ont le droit d'exiger qu'Israël justifie son existence par une moralité parfaite.
À la recherche des racines religieuses du pluralisme
Greenberg soutient que le pluralisme est enraciné dans le concept de l'Imago Dei qui trouve son origine dans en Genèse 1,27 («Dieu créa donc l'humanité à son image. Il les créa à l'image de Dieu [Betselem Elohim], homme et femme, il les créa») [39]. Ceci est encore souligné dans la Mishna et dans le Nouveau Testament[40]. Chaque être humain a été créé à l'image divine et est donc d'une valeur infinie, égale et unique. Si nous n'acceptons pas un individu en tant qu'égal, si nous le situons à un niveau différent de nous, nous le rejetons en tant qu'image de Dieu. Greenberg indique clairement que l'on peut faire l'expérience de la puissance, de la validité et de la valeur nourricière d'un autre système de foi sans sacrifier les mêmes qualités que l'on ressent dans sa propre religion[41]. C'est ce qui différencie le pluralisme du relativisme.
Le développement par Greenberg du concept Betselem Elohim-Imago Dei est à la base de son affirmation selon laquelle «à la fin de la vie humaine (comme le judaïsme comprend la rédemption), lorsque le tiqqoun olam aura été réalisé, chaque vie humaine atteindra sa pleine expression en tant que créature à l'image de Dieu» [42]. Il s'agit d'une réaction à l'incapacité des êtres humains à répondre à l'ampleur de la souffrance et à l'absence de valorisation de la vie humaine. Considérer les êtres humains comme des «sous-hommes», c'est mépriser l'image de Dieu. Pour de nombreux survivants, l'idée de Betselem Elohim est devenue une partie implicite de leur travail, car ils tendent la main à ceux qui sont dans le besoin, considérant tous les gens selon la définition de Greenberg.
La théologie post-Shoah de Greenberg est singulièrement pluraliste. Elle évoque un mécanisme de protection contre l'absolutisme, le fondamentalisme, la haine et l'indifférence. Greenberg définit le pluralisme comme «la cohabitation de vérités/convictions/systèmes absolus qui ont appris à connaître et à accepter leurs propres limites, faisant ainsi place à la dignité et à la vérité de l'autre» [43]. Le dialogue permanent de Greenberg avec les théologiens chrétiens lui a permis d'exprimer avec aisance la véritable essence du pluralisme, à savoir qu'il est possible de s'engager dans un dialogue et d'honorer d'autres traditions religieuses tout en «laissant la possibilité de dire 'non' à d'autres croyances religieuses et systèmes de valeurs morales» [44] . Dans le cadre de cette définition, il appelle les Juifs à embrasser le pluralisme intrareligieux et interreligieux.
Une nouvelle révélation dans les relations entre le judaïsme et le christianisme
La réflexion singulière de Greenberg sur la délégitimation du christianisme par le judaïsme orthodoxe et sa volonté d'explorer une théologie positive du christianisme sont exceptionnelles et courageuses. En 1984, Greenberg a proposé un défi théologique radical aux Juifs: une théologie juive positive du christianisme. Comme pour les chrétiens, c'était un défi pour les Juifs de renoncer aux prétentions absolutistes et monopolistiques, qui reconnaissent le judaïsme comme la seule relation valable à Dieu.
Greenberg commence par présenter le christianisme dans une perspective juive: les deux religions ont émergé de l'alliance abrahamique et de l'Exode dans une interprétation prophétique d'un événement qui promet une rédemption future. Le christianisme a donc été imaginé ou inspiré divinement comme un moyen d'apporter l'alliance de tiqqoun olam aux Gentils[45]. De même, chaque foi peut s'enrichir de l'autre. Il prend soin de préciser qu'un modèle acceptable permet aux deux religions de respecter la pleine nature de l'autre dans toutes ses revendications de foi[46].
Greenberg suggère qu'en période de grand désespoir et de revers, les Juifs se sont traditionnellement tournés vers les messies et présente Bar Kokhba comme l'un des nombreux exemples. Bien que salué comme un messie par le rabbin Aqiva, Bar Kokhba n'a pas réussi à apporter la rédemption car sa rébellion a été écrasée. Greenberg présente Jésus de la même manière. Il accuse les rabbins de se tromper en décrivant Jésus comme un «faux messie» plutôt que comme un «messie raté». En ce sens, il compare Jésus à d'autres figures bibliques «ratées», comme Abraham, Moïse et Jérémie, tous des personnages «au cœur de la rédemption divine et juive» [47].
En 2015, Greenberg, ayant obtenu le soutien de ses idées par un certain nombre de rabbins orthodoxes-modernes, a cosigné une déclaration œcuménique avec les rabbins Eugene Korn, David Rosen et Shlomo Riskin. Signée par vingt-huit rabbins orthodoxes, elle place le christianisme dans une perspective théologique distinctement juive et positive:
«Nous reconnaissons que l'émergence du christianisme n'est ni un accident ni une erreur, mais le résultat d’un vouloir divin et un don aux nations. En séparant le judaïsme et le christianisme, Dieu a voulu une séparation entre des partenaires ayant des différences théologiques significatives, et non une séparation entre des ennemis» [48]. Selon Greenberg, cette déclaration exprime la conviction, qu' «il y a de la place dans le judaïsme traditionnel pour voir le christianisme comme faisant partie du plan d'alliance de Dieu pour l'humanité, comme un développement du judaïsme voulu par Dieu» [49].
Conclusion
La théologie post-Shoah d'Irving Greenberg est pluraliste et invite les Chrétiens, les Juifs et les autres croyants à s'engager. Il a fourni une réponse remarquable à la Shoah, qui insère la Shoah dans les paradigmes fondamentaux du judaïsme (l'alliance sinaïtique, le modèle historique de réorientation en cas de crise); elle est cependant accessible aux survivants, qu'ils soient laïcs ou pratiquants.
L'inclusivité de sa vision est courageuse de la part d'un rabbin orthodoxe, puisqu'il considère le christianisme comme une division voulue par Dieu, plutôt que comme une hérésie, ce qui a été l'interprétation juive traditionnelle. Néanmoins, il est passé d'une position de voix progressiste isolée dans le monde orthodoxe, accusée d'hérésie dans les années 1980, à celle de leader du mouvement orthodoxe-moderne américain du judaïsme, dont le nom est synonyme de tiqqoun olam et qui s'impose sur des questions d'importance théologique. Il continue à publier, et d'autres continuent à écrire sur lui. Il reste profondément engagé dans le dialogue interconfessionnel, comme en témoignent les nombreuses conférences qu'il donne dans des universités chrétiennes, malgré son âge (il a maintenant près de 90 ans).
RÉFÉRENCES (voir aussi https://rabbiirvinggreenberg.com/)
Greenberg, Irving
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- «Yitzchak Rabin and the Ethic of Jewish Power.» CLAL: the National Jewish Center for Learning and Leadership. 1995: 1–28. http://rabbiirvinggreenberg.com/wp-content/uploads/2013/02/Perspectives_ Rabin_red.pdf
Greenberg, Irving, et Shalom Freedman
Living in the Image of God: Jewish Teachings to Perfect the World. Northvale, NJ: Jason Aronson, 1998.