De la mémoire des morts à l’engagement pour la vie

Le Dialogue judéo-chrétien de Montréal a tenu le 8 mai dernier à la Cathédrale anglicane Christ Church (Montréal) la 25e Commémoration chrétienne de la Shoah. À cette occassion, la Rév. Patricia G. Kirkpatrick, professeure à la Faculté de sciences religieuses de l’Université McGill a commenté le témoignage d’une survivante de la Shoah, Madame Sari Greenberg et les textes bibliques de Lamentations 1, 10-13, Psaume 94, 3-11.14-15 et Matthieu 25, 31-46.

 

De la mémoire des morts à l’engagement pour la vie

Rév. Patricia G. Kirkpatrick

Le Dialogue judéo-chrétien de Montréal a tenu le 8 mai dernier à la Cathédrale anglicane Christ Church (Montréal) la 25e Commémoration chrétienne de la Shoah. À cette occassion, la Rév. Patricia G. Kirkpatrick, professeure à la Faculté de sciences religieuses de l’Université McGill a commenté le témoignage d’une survivante de la Shoah, Madame Sari Greenberg et les textes bibliques de Lamentations 1, 10-13, Psaume 94, 3-11.14-15 et Matthieu 25, 31-46.


Il y a quelques années, le bibliste Walter Brueggemann écrivait :

«Les juifs sont les porteurs d’espoir les plus fondamentaux de l’Histoire. D’une certaine manière, ils ont appris aux chrétiens à espérer. Mais l’espoir qui a soutenu les juifs et les chrétiens n’est pas venu facilement. Au contraire, il a surgi à des époques de cataclysmes, de deuil, alors que la vie qu’ils avaient connue semblait s’être désintégrée» (Walter Brueggemann Hope and Loss, 1999).

Je pourrais dire, comme beaucoup d’autres avant moi, que la destruction de Jérusalem en 587 avant notre ère et l’exil qui a suivi sont des réalités définitives pour la réflexion théologique subséquente de l’ancien Israël. Quelques décennies après cette perte, il a créé des paradigmes qui allaient non seulement résister aux terreurs du deuil, mais qui allaient éventuellement devenir ce que certains ont appelé un cadre de foi totalement différent, qui assumerait un profond sentiment de perte tout en créant une nouvelle vision pour le présent et l’avenir. Cela a été possible en grande partie grâce à un désir prioritaire de dire la vérité et d’écrire ce qui allait éventuellement être reçu comme histoire sainte, afin de revendiquer la perte, puis d’exprimer publiquement et constamment le désespoir, le deuil, la rage, le doute, la confusion que l’on ressent quand ce qui est le point central de notre vie et le moteur de la foi nous a été enlevé. Le livre des Lamentations nous plonge au milieu de l’obscurité, mais d’une obscurité qui n’est pas sans rémission car elle aussi nous parle de l’espoir que le silence de Dieu ne durera pas toujours. Cela n’était pas nécessaire. Lorsqu’on établit un canon, on a toujours le choix d’omettre des souvenirs aussi douloureux.

Par analogie, soutien Brueggemann, la mémoire des chrétiens est formée par la perte apparente de leur rédempteur : de même qu’Israël avait placé le centre de sa rédemption dans la cité de Jérusalem — le roi et le temple — les premiers disciples de Jésus ont placé dans sa personne la même centralité.

Jésus est devenu, pour les chrétiens, le porteur des promesses de Dieu dans le monde. De même que Jérusalem signifiait des possibilités de transformation dans un monde juif, Jésus a été perçu par les chrétiens, dès le début, comme une force révolutionnaire de transformation du monde entier.

C’est au cours de la dernière semaine qu’il a passée à Jérusalem que Jésus a rencontré toutes sortes de résistances — personnelles, politiques et religieuses — et c’est là qu’il allait être mis à mort pour sédition par les Romains.

De même que pendant l’exil les Juifs ont médité sur la perte de Jérusalem, ainsi les premiers chrétiens ont médité sur la mort de Jésus. Dans les deux cas, les deux communautés ont médité sur leur perte dans l’obscurité et le tumulte d’une situation qui semblait désespérée.

Dans les deux cas, les résultats ont été une profonde transformation de la réflexion théologique. L’essentiel pour notre réflexion, aujourd’hui, c’est que les deux ont choisi de se rappeler l’obscurité mais ont inscrit cette mémoire dans l’espérance : pour les Juifs, l’idée que « l’amour du Seigneur est de toujours à toujours » ; pour les chrétiens, « faites ceci en mémoire de moi ».

Cette commune détermination à préserver la mémoire est importante, car nous sommes devenus une société qui méprise la mémoire parce qu’elle n’est pas une marchandise jetable et parce que, de plus, elle suppose l’autocritique et l’analyse.

Ce qui étonne chez ces deux communautés de foi et qui est évident dans notre vie commune, c’est que la mémoire peut produire l’espérance. Juifs et chrétiens se rappellent les souvenirs déterminants et les miracles de leur vie. Ils espèrent et ont confiance en Dieu qui a fait ces miracles autrefois et ils osent affirmer que le Dieu qui a fait ces actes de transformation dans le passé fera d’autres actes de transformation et de générosité dans l’avenir, comme le dirait Karen Armstrong (The Great Transformation: the Beginnings of our Religious Traditions, 2006).

Comme nous le rappelle Brueggemann, c’est la capacité de transformer la mémoire en espérance au milieu du deuil, au milieu du désespoir, qui devient un acte théologique clé, témoignant de la fidélité de Dieu, maître du passé et de l"avenir.

Ce Dieu est le Dieu de la hesed (amour fidèle), de la rahamim (compassion) et de la emounah (fidélité). Ce sont les trois grandes qualités qui composent la totalité de cette paix que l’Écriture appelle shalom, et qui, de plus, sous-tendent toute compréhension de l’Alliance (Osée), l’ancienne et la nouvelle.

Le shalom de Dieu, qui est proche et assuré pour le monde, est un don qui nous est offert et que nous ne recevons que si nous comprenons que ce don est l’amour de Dieu autant que l’amour du prochain, un prochain dont la différence, aussi bien que la faiblesse, est vue non seulement dans la veuve et l’orphelin, mais aussi dans le sans-papiers, le pauvre et le sans-domicile-fixe, l’invalide, l’homosexuel, l’exclu. Tous comptent, tous sont des citoyens du shalom de Dieu.

Alors, confrontés à une perte écrasante — la destruction de Jérusalem ou la mort de Jésus — juifs et chrétiens répondent en se rappelant l’évidente constance de l’amour, de la compassion et de la fidélité de Dieu. Émergeant de souvenirs d’horreur indescriptible et d’obscurité, l’Écriture s’est formée par une espérance profonde et indestructible, une conviction que le désespoir n’étouffera jamais l’avenir de Dieu. Une telle espérance engendre la confiance et la conviction : la confiance dans la puissance ultime de Dieu et la conviction que cette puissance se fraie un chemin dans ce voisinage que nous appelons le village global.

Dans le film La liste de Shindler, un film que je regarde chaque année avec une fidélité qui touche à l’obsession, une scène en particulier m’arrache le cœur sinon l’âme. C’est cette scène, dans le « camp de travail », où les enfants sont enlevés à leurs mères et entassés, à l’insu de celles-ci, dans un camion et emmenés ailleurs sous les cris angoissés de leurs mères. Rien n’ébranle ma foi en Dieu autant que la pensée de tous ces enfants.

Et il m’est presqu’impossible d’offrir du réconfort par des références à la mort et à la résurrection du Christ. Qu’est-ce que cela peut signifier pour quelqu’un, qu’est-ce que cela signifie pour moi, de dire que la souffrance est le chemin vers la gloire, ou qu’une fournaise de feu nous transforme en une humanité rachetée? De telles paroles seraient vraies si on pouvait effectivement les prononcer en présence de ces enfants arrachés à leurs mères pour être conduits à une mort certaine. Je sais que je serais incapable de les prononcer dans de telles circonstances. Je prie et j’espère avoir assez de courage, assez de foi pour tenir assez longtemps pour crier dans l’abîme : « Où donc est Dieu? » (Élie Wiesel, La nuit, 1958).

Mais le langage religieux qui semble le plus outrageusement inadéquat, c’est celui qui conduit, comme cela arrive trop souvent, à l’idée que ce n’est que dans l’autre vie que les choses pourront être différentes.

Le fait, aujourd’hui, de nous remémorer les noms de ceux que nous n’avons jamais connus nous inspirera-t-il d’être davantage responsables les uns des autres? Ou bien demeurerons-nous dans cette indifférence dont Élie Wiesel a dit qu’elle était « le plus grand péché de tous »?

Et cet acte de remémoration nous empêchera-t-il de commettre nos propres actes odieux d’indifférence? La question demeure… aurons-nous le courage de réfuter les arguments de ceux qui emploient le langage politique de « sécurité » et de « droit » en parlant de manière désinvolte des immigrants et des demandeurs d’asile, des réfugiés et des dépossédés, comme si ces personnes étaient une bande de chiens en maraude et non des êtres humains comme nous en quête de refuge et d’espoir ?

La galerie qui me dérange le plus dans le musée national américain de l’Holocauste, que je visite chaque fois que je vais à Washington, c’est celle qui est remplie de copies de la une des principaux journaux américains comportant des articles sur les atrocités nazies contre les juifs. Ces articles montrent qu’on savait ce qui se passait et que l’Holocauste n’était pas inévitable, si seulement les nations du monde étaient intervenues en acceptant des réfugiés et en s’opposant fermement aux plans d’Hitler. Ils me rappellent combien fragile est ma volonté d’oser parler fort contre l’injustice.

L’American Jewish World Service a été à l’avant-garde de la campagne pour, littéralement, « nous réveiller tous » de notre léthargie, de notre justice fragile, grâce à ses efforts pour attirer notre attention sur les atrocités qui se déroulent au Darfour. Ces efforts, et ceux de plusieurs autres, ont rassemblé des milliers de personnes sur le Mall de Washington le 30 avril dernier.

Voici comment l’édition du 1er mai Washington Post rapporte cette manifestation :

«Brandissant des pancartes qui disaient ‘Jamais plus’, des milliers de protestataires de toutes religions et opinions politiques sont descendus sur le Mall de Washington, dimanche dernier, et se sont joints à des célébrités et à des figures politiques pour exhorter le gouvernement à prendre des mesures plus énergiques pour mettre un frein à la violence dans la région du Darfour, au Soudan, que les États-Unis ont qualifiée de génocide.

Ils étaient coiffés de calottes, de turbans, de voiles, de kippas, de casquettes de baseball et de fichus. Il y avait des pasteurs, des rabbins, des imams, des jeunes des églises et des jeunes des synagogues. Ils lançaient des phrases en arabe et brandissaient des pancartes en hébreu.

Ils sont tous venus se tenir ensemble, avec leurs différences, pour témoigner de leurs affinités en tant que membres de la famille humaine.

Ils sont venus en tant que membres d’une humanité qui refuse d’être victime de l’oubli. Ils sont venus pour que nous puissions être secoués de notre torpeur face à une autre horreur, cette fois au Darfour :

La crise en cours depuis trois ans au Darfour, dans la partie occidentale du Soudan, est reconnue comme une tragédie humaine et une crise des droits humains aux proportions incalculables. D’après les rapports, 3,5 millions de personnes sont affamées, 2,5 millions ont été déplacées à cause de la violence et 400 000 sont mortes au Darfour jusqu’à aujourd’hui.

Jamais, depuis le génocide du Rwanda en 1994, le monde n’a connu une telle campagne délibérée de massacres, de viols, de famine et de déplacement forcé (Service des nouvelles de l’American Jewish World Service).

Mais, me direz-vous, cela n’est pas ce dont nous sommes invités à faire mémoire aujourd’hui. Et je vous répondrai qu’il ne vaut pas la peine de faire mémoire, si la remémoration ne concerne que le passé. Nous nous remémorons pour que cela ne se reproduise plus.

Si, aujourd’hui, nous faisons mémoire des membres de la famille de Sari Greenberg, ce n’est pas par un besoin sentimental et larmoyant d’affirmer que, en tant que communauté de juifs et de chrétiens ici, à Montréal, nous nous soutenons les uns les autres dans nos tragédies. Mais c’est plutôt parce que, en nous soutenant les uns les autres, nous cherchons à faire tout ce qui est possible pour éviter que ces mêmes tragédies se reproduisent ailleurs, précisément parce que, en conservant ces souvenirs, nous participons à un processus que l’Évangile d’aujourd’hui appelle le « royaume de Dieu » — le processus vers la perfection de la réalité, par lequel toutes choses montent vers ce que Teilhard de Chardin nommait « point oméga », le point de convergence finale dans la gloire. C’est dans ce sens que Paul Gibson nous exhorte à écouter la description du jugement dernier dans l’Évangile d’aujourd’hui.

Il écrit :

« Lorsque le grand roi dit ‘Venez, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde’, quand il dit ‘chaque fois que vous avez donné à manger et que vous avez vêtu et visité l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait’, il n’établit pas un système de points pour accéder au ciel. Il dit qu’en donnant à manger à ceux qui ont faim, en donnant à boire à ceux qui ont soif, en protégeant l’étranger, en soignant les malades et en visitant les prisonniers, nous participons à la construction du royaume de Dieu qui est déjà en cours. Comme Jésus le rappelait à ses auditeurs, le royaume de Dieu est parmi vous. Si vous rejetez le processus de construction du royaume, il vous jugera, mais, pour y participer, vous n’avez qu’à tendre la main à ceux qui vous entourent » (Briefly stated : Some short sermons for year A, 1995).

Quand vous tendez la main avec compassion à l’étranger qui est au milieu de nous, quand vous tendez la main à celui que vous comprenez le moins, quand vous tendez ainsi la main, vous confirmez votre identité d’enfant de Dieu car, en tendant ainsi la main, vous avez choisi une vie de relations.

Comme il est écrit dans la Torah : « J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie » (Dt 30, 19). Amen !