Comment l'État d'Israël est devenu le stéréotype par excellence du «Juif»

Adam Gregerman est professeur d'études juives à l'université Saint-Joseph de Philadelphie. Il examine quatre parallèles entre des visions historiques diabolisantes du «Juif», vieilles de plusieurs siècles et ancrées dans l'imaginaire occidental et chrétien, et certaines visions contemporaines d'Israël, l'État juif.

Introduction

Il est bien connu depuis longtemps que l'intérêt pour Israël et son conflit avec les Palestiniens et les Arabes et Musulmans de la région est extrêmement élevé et aussi très polarisé. De nombreuses personnes à l'intérieur et à l'extérieur de la région ont des opinions bien arrêtées, et les discussions sont souvent tendues et controversées. Cependant, l'intérêt porté au conflit depuis l'attaque du Hamas le 7 octobre 2023 a atteint des niveaux d'intensité sans précédent dans le monde entier.

Le grand intérêt des Juifs et des Palestiniens pour le conflit s'explique facilement par leurs liens avec la région ou leurs affiliations religieuses ou communautaires. Cependant, il est rare que l'on s'interroge sur les raisons pour lesquelles cette question – un conflit lointain, touchant directement peu de personnes – suscite une amertume et une rancœur si répandues parmi ceux qui en sont éloignés et qui n'ont pas d'intérêt direct dans ce conflit. Pourquoi tant de personnes et d'organisations (telles que les conseils scolaires et municipaux américains, les syndicats et les Églises traditionnelles) semblent-elles se préoccuper si profondément de ce conflit et en parler avec tant de véhémence, alors qu'elles n'ont aucun lien avec lui? Qu'est-ce qui influence leurs opinions? Il s'agit là de méta-questions, qui ne concernent pas les actions menées dans le cadre du conflit, mais plutôt la nature des parties au conflit et l'intérêt qu'elles portent au conflit lui-même.

Il est indéniable que les Palestiniens ont beaucoup souffert pendant des décennies. Pourtant, il existe peu de preuves de la sympathie de la population occidentale pour les Palestiniens en tant que tels, voire de l'intérêt qu'ils suscitent. Par exemple, peu d'Américains ont protesté lorsque le président Trump a réduit de manière drastique le soutien des États-Unis à l'agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens en 2018. Plus souvent, comme dans certaines universités et Églises, le militantisme pro-palestinien se traduit en militantisme en faveur d'actions punitives contre Israël.

Une autre explication possible de l'intérêt massif pour le conflit est l'implication d'Israël. Seul État juif, fondé à la suite d'un génocide et contrôlant actuellement des sites religieux majeurs, Israël attire depuis longtemps l'attention de la communauté internationale. Dernièrement, cette attention s'est transformée en un véritable déluge. Certains avancent l'hypothèse de l'antisémitisme, ou soutiennent que les actions d'Israël sont si inacceptables qu'une critique sévère est justifiée, ou encore soulignent qu'Israël reçoit d'importantes quantités d'aide américaine. Sans rejeter ces explications, je veux envisager des explications plus profondes, reflétant non pas des événements politiques ou économiques contemporains, mais des schémas historiques et des façons de penser les Juifs dans les sociétés occidentales et chrétiennes. Je pense que ces éléments façonnent le discours, du moins en partie, notamment parmi ceux qui critiquent Israël.

L'imaginaire occidental

Je suggère que l'attention intense, souvent hostile, portée actuellement à Israël est une manifestation contemporaine d'une tendance historique de longue durée: pendant des siècles, les Juifs ont occupé une place particulièrement importante dans l'imaginaire occidental et chrétien, et l'attention intense portée aujourd'hui à Israël s'explique, au moins en partie, comme une suite de cette tendance. Si l'on se penche sur ces siècles, de l'Antiquité à l'époque moderne, on constate que les Juifs et le judaïsme font l'objet d'une attention disproportionnée et de représentations déformées. Malgré la petite taille des communautés juives, leur manque de pouvoir politique, les obstacles qui limitent leurs options économiques et sociales et la faible probabilité que les non-Juifs rencontrent des Juifs, les Juifs ont néanmoins fait l'objet, au cours des siècles, d'une énorme quantité de théories occidentales et chrétiennes, dont la plupart étaient antagonistes. Les Chrétiens ont souvent exprimé leurs craintes, leurs doutes et leurs insécurités en des termes qui se référaient aux Juifs et qui intégraient (des idées sur) les Juifs, les Chrétiens se définissant de manière favorable par distinction ou par opposition à eux. Cela a été possible parce que les opinions des Chrétiens sur les Juifs étaient en grande partie des créations chrétiennes – fortement symboliques, ambiguës, instables et influencées davantage par des idées religieuses et séculières que par des connaissances réelles, et surtout par la polémique théologique. David Nirenberg, dans son ouvrage Anti-Judaism: the Western Tradition[1], résume ces tendances: les Chrétiens «ont codé la menace du judaïsme dans certains des concepts de base de la pensée occidentale».

Les expériences et les perceptions des Juifs au cours de nombreux siècles peuvent sembler éloignées du présent, mais je pense qu'elles ont une influence profonde et durable sur les opinions contemporaines à l'égard d'Israël. Cela est vrai même pour ceux qui connaissent peu cette histoire ou qui admettent être influencés par elle, car ces idées sont profondément enracinées et ont été diffusées presque universellement dans la société occidentale. Elles remplacent les jugements normaux, fondés sur des évaluations morales et pragmatiques générales, lorsque les Juifs d'alors, et Israël aujourd'hui, sont considérés en termes typiquement exagérés, fondés sur des hypothèses polémiques ou fantaisistes, et qu'ils reçoivent une attention disproportionnée.

Je voudrais proposer une série de parallèles entre les points de vue historiques sur les Juifs et les points de vue contemporains sur Israël, l'État juif. Dans chaque section ci-dessous, je donne d’abord un aperçu des opinions historiques, en résumant quelques-unes des manières dominantes dont les Juifs étaient perçus dans les sociétés occidentales et chrétiennes. Ensuite, je présente les opinions contemporaines qui, selon moi, présentent des parallèles notables avec les opinions historiques, qui ont été étudiés dans d'importants ouvrages. Je m'abstiens généralement de donner des citations spécifiques pour illustrer les opinions historiques ou contemporaines; cela m'éloignerait de mon objectif principal, qui est de démontrer la possibilité, la pertinence et les avantages d'une telle analyse à travers les siècles pour donner un sens à certains discours contemporains sur Israël. Il n'est pas surprenant que presque toutes les opinions historiques soient hostiles ou peu flatteuses, car elles ont été influencées par des croyances théologiques, sociales et économiques antagonistes à l'égard des Juifs. Cependant, précisément pour cette raison, elles sont pertinentes pour éclairer les opinions contemporaines, car nombre d'entre elles sont également largement antagonistes à l'égard d'Israël et, par extension, même si ce n'est pas explicite, à l'égard des Juifs qui y vivent (et parfois à l'égard des Juifs qui vivent ailleurs). C'est sur ces opinions que je me concentrerai, en distinguant quatre catégories. J'évite notamment de spéculer sur les raisons qui motivent ces critiques, car elles sont vraisemblablement diverses et facilement déformées. Mes prétentions sont plus modestes mais aussi, je l'espère, plus convaincantes quant à l'influence persistante apparente des opinions historiques sur les Juifs

Premier parallèle. Les Juifs / Israël, l'apogée du mal

Les Chrétiens ont longtemps entretenu des croyances irrationnelles et fantastiques sur la malveillance des Juifs à leur égard. Pour certains, les Juifs ne se contentaient pas d'avoir des attitudes hostiles à l'égard des Chrétiens. Ils étaient accusés de martyriser les Chrétiens, d'assassiner les enfants chrétiens, d'empoisonner les puits, de répandre des maladies, de profaner les objets rituels et de saper secrètement les sociétés chrétiennes, puis les sociétés occidentales laïques dans lesquelles ils vivaient. Ils ont été accusés à tort des actes les plus terribles que l'on puisse imaginer, menaçant leur vie et leurs convictions religieuses les plus profondes. Ces clichés reposaient sur de terribles hypothèses concernant les motivations des Juifs, à savoir que, s'ils en avaient l'occasion, les Juifs voulaient faire (et parfois faisaient avec succès) des choses horribles contre les Chrétiens.

De même, aujourd’hui, certains reprochent à Israël beaucoup plus que de mener de mauvaises politiques et de transgresser des normes juridiques et morales. Les accusations de malveillance sont plutôt portées au niveau le plus élevé possible. Par exemple, après des situations de combat tragiques ayant entraîné la mort d'innocents, les Israéliens ont régulièrement été accusés d'avoir intentionnellement commis des meurtres. Les pénuries alimentaires à Gaza, qui méritent à juste titre attention et réparation, sont considérées comme une politique israélienne délibérée visant à affamer les civils parmi lesquels se cache le Hamas. On entend souvent dire que les actes épouvantables aux résultats mortels, parfois causés par l'insouciance inacceptable des Israéliens, voire leur négligence, sont en fait des résultats voulus. Cette affirmation attribue aux Israéliens et à la politique israélienne un niveau inhumain de malveillance délibérée, bien supérieur à celui attribué à d'autres armées occidentales impliquées dans la mort tragique d'innocents. (Par exemple, je ne me souviens pas que quelqu'un ait dit que les bombardements militaires américains en Afghanistan sur des salles de mariage ou des enfants marchant dans la rue étaient des meurtres intentionnels).

De même, des accusations de génocide ont été régulièrement portées contre Israël aux Nations unies (à partir de 1982), devant des tribunaux internationaux et par des organisations (par exemple, la Conférence mondiale contre le racisme en 2001). Cette affirmation – qui rappelle naturellement la Shoah – constitue ce que Francesca Albanese, la très controversée rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés, a qualifié de «crime des crimes». L'introduction de la terminologie la plus extrême exclut immédiatement toute analyse impartiale selon les moyens conventionnels d'évaluation des actions de l'État. Face à un mal si meurtrier, il semble presque absurde de demander de la nuance et de l'équilibre dans une discussion sur les actions militaires et politiques d'Israël. L'accusation de génocide signale un préjudice moral de la plus haute importance, soulevant des questions sur la légitimité de l'État et pas seulement sur ses politiques.

Les accusations selon lesquelles Israël est un projet colonialiste occidental ont un effet similaire, étant donné que le colonialisme est largement perçu comme l'un des plus grands actes modernes d'injustice. Le mélange nocif de racisme, d'exploitation, d'autoritarisme et d'assujettissement inhérent à l'entreprise coloniale traditionnelle en est venu à représenter pour beaucoup l'apogée du mal occidental, de sorte que ceux dont on dit qu'ils s'engagent dans le colonialisme piétinent simultanément presque toutes les normes morales contemporaines. Encore une fois, une discussion raisonnable et nuancée, portant dans ce cas sur l'histoire de la région, semble être une distraction lorsque la création d'Israël est considérée comme inacceptable.

Deuxième parallèle. Le péché originel des Juifs / d'Israël est une fausse théologie / idéologie

Historiquement, les Chrétiens et les occidentaux ont presque tous affirmé que le judaïsme était irrationnel et que les Juifs rejetaient volontairement les normes et les croyances de la majorité (c'est-à-dire chrétiennes/occidentales). On disait que les Juifs s'accrochaient obstinément à une vision du monde fausse et dépassée, en dépit de la vérité indéniable du christianisme. Alors que d'autres religions et hérésies ont suscité une opposition parfois violente, le judaïsme, à travers les siècles, a été le seul à être considéré comme une manifestation présente, voire viscérale, d'une supposée inversion des valeurs chrétiennes. Bien entendu, les Juifs n'ont pas été confrontés à une hostilité ininterrompue à toutes les époques et en tous lieux, mais l'antipathie à l'égard du judaïsme a été presque constante, en particulier lorsque les Chrétiens ont cherché à définir les limites de leurs communautés en s'assurant que les Juifs n'en faisaient pas partie.

De même, les critiques modernes d'Israël affirment que son fondement idéologique est qualitativement différent de celui d'autres pays. Ils affirment que le sionisme – l'idéologie fondatrice d'Israël, qui prône l'autodétermination et la souveraineté des Juifs dans la patrie biblique – est intrinsèquement raciste et discriminatoire et donc dépourvue de légitimité. Bien entendu, d'autres mouvements politiques et nationaux soutiennent une grande variété d'États, certains pacifiques et inclusifs, d'autres violents et exclusifs. Certaines nations ont des Églises officielles ou des religions d'État et une identité religieuse inscrite ou privilégiée dans leurs textes fondateurs. Certaines sont également nées dans un contexte de conflit, avec notamment des transferts de population à grande échelle et des bouleversements dans des régions entières; c'est certainement le cas d'Israël. Le fait est que son expérience est loin d'être unique. Pourtant, il n'y a pas d'expression parallèle d'hostilité envers d'autres mouvements nationaux, pas d'antikurdisme, d'antipakistanisme ou d'antibangladeshisme à côté de l'antisionisme, car il n'y a pas d'autre idéologie nationale (et d'État) évaluée aussi durement, au point de justifier son élimination. Seul le caractère juif d'Israël, considéré comme atavique et immoral à un niveau unique, suscite une résistance généralisée. Plus précisément, l'amalgame complexe de nationalisme, de religion et d'un lien intime avec la terre sur laquelle le pays se trouve conduit certains à qualifier le sionisme d'idéologie «du sang et du sol», avec son écho de l'Allemagne nazie. Israël est le seul à être marqué par cette sorte de «péché originel», toute justification de sa création étant minée par les événements survenus au moment de sa fondation, même huit décennies plus tard.

Troisième parallèle. Les Juifs / Israéliens, comme ultimes indésirables

Au fil des ans, les Juifs ont été expulsés à plusieurs reprises de régions d'Europe (par exemple en 1290, 1306, 1492, 1569, 1742). Dans certains cas, il s'agissait de territoires où ils avaient vécu pendant des siècles, mais sans aucune souveraineté et en dépendant de la bonne volonté des non-Juifs. En raison de la détérioration de la situation sociale, de l'évolution des tendances économiques, des accusations selon lesquelles les Juifs étaient un «autre» inassimilable, de l'augmentation de la ferveur religieuse et de l'hostilité à l'égard des non-croyants, les dirigeants chrétiens s’en sont pris aux communautés juives et, parfois sans avertissement, ont exigé leur départ. Leurs motivations étaient à la fois pratiques et théologiques, même si cette dernière influence était profondément enracinée dans les anciennes conceptions religieuses chrétiennes des Juifs. En tant qu'incroyants, ils devaient être dispersés hors de leur patrie biblique, sans force politique ou militaire. Ils devaient demeurer faibles, dominés par des non-Juifs, la diaspora juive et son impuissance étant des symboles éclatants du triomphe du christianisme sur le judaïsme.

De même, les Juifs d'Israël ont longtemps été décrits comme des indésirables, des résidents temporaires de la région, destinés à être expulsés (ou méritant de l'être). Chez leurs voisins, ce sentiment est peut-être compréhensible; les Arabes et les musulmans de la région n'apprécient pas les changements et les perturbations qui ont suivi la création de l'État d'Israël. Cependant, de nombreuses personnes extérieures à la région, pour qui la présence d'Israël n'a pas d'implications pratiques, rejettent la souveraineté et l'autonomie juives. L'antisionisme, qui consiste à croire que l'État d'Israël n'a aucune légitimité, implique nécessairement que ses citoyens juifs perdent leur d'autonomie et, probablement, qu’ils fuient la terre d'Israël (en supposant que peu de gens acceptent les risques de vivre en tant que minorité politique). Cette idée, qu'elle soit fondée sur les injustices de la création d'Israël et/ou sur les politiques d'Israël, fait fortement écho à la vision punitive de l'exil historique des Juifs. Les Juifs doivent rester une minorité faible dont la sécurité dépend du traitement équitable et de la bonne volonté des autres. L’éthique nationaliste d'Israël et son recours fréquent à la force militaire menacent particulièrement cette perception.

Quatrième parallèle. Juifs / Israël réduits à l'état de symboles

Bien qu'historiquement peu de Chrétiens aient eu des interactions substantielles avec eux, les Juifs ont servi de symboles pour les prétentions et les croyances que les Chrétiens rejetaient ou méprisaient. On pouvait qualifier ses adversaires de «Juifs», en s'appuyant sur l'ignorance généralisée des Juifs réels et sur la plasticité apparemment illimitée de ces images. Les soi-disant judaïsants qui s'opposaient à Paul au sujet de la loi biblique, les Juifs censés inciter les Chrétiens à négliger ou à abandonner le christianisme, les Juifs censés incarner des qualités antichrétiennes telles que le légalisme, les Juifs en tant que symboles d'une mondanité méprisable plutôt que d'une spiritualité vitale, tout cela était, au moins en partie, des créations de l'imagination chrétienne. Sans aucune raison réelle, des Juifs (ou «les Juifs») ont été enrôlés dans des querelles intra-chrétiennes sur ce à quoi la vie sociale et religieuse devrait ou ne devrait pas ressembler. Selon Nirenberg, ces perceptions chrétiennes «sur les Juifs étaient des armes forgées pour servir dans les conflits avec d'autres Chrétiens».

La décision de traiter les Juifs comme des symboles n'était pas le fruit du hasard; elle reflétait le processus obscur d'autodéfinition chrétienne à partir du judaïsme et contre celui-ci, ainsi que l'«altérisation» paradigmatique des Juifs dans la société pendant de nombreux siècles. Elle reflète également une longue histoire d'hostilité antijuive. En tant que symboles malléables, les Juifs ont été enrôlés dans des conflits chrétiens plus vastes qui n'avaient qu'un rapport indirect avec les Juifs réels. En outre, l'hostilité traditionnelle à l'égard des Juifs était suffisamment large pour englober des groupes par ailleurs opposés les uns aux autres. Il est bien connu que les Chrétiens, qu’ils soient riches ou pauvres, considéraient les Juifs comme des ennemis, même en l'absence de Juifs. Il en va de même pour les Catholiques et les Protestants, les élites et les non-élites, les laïcistes / rationalistes et les traditionalistes. Bien qu'ils se méfient les uns des autres, voire qu'ils se détestent, ces divers groupes partageaient un ennemi symbolique auquel ils pouvaient attribuer les croyances et les qualités qu'ils méprisaient chez leurs adversaires.

De même, les questions soulevées par le conflit entre Israël et Gaza sont souvent présentées comme des revendications concernant Israël, mais semblent parfois refléter d'autres différends. Israël est le réceptacle de ces conflits, servant de symbole de ce qui est répréhensible, dépassé, immoral ou ambigu. Par exemple, comme nous l'avons vu plus haut, Israël et le colonialisme font l'objet de nombreuses discussions. Si certaines de ces discussions portent sur le fond de l'histoire d'Israël, le plus souvent, le conflit semble être l'occasion de rejeter le colonialisme lui-même. Cela est attribuable au fait que la plupart des exemples occidentaux de colonialisme appartiennent au passé, ce qui laisse peu d'occasions aux résidents des pays occidentaux de se confronter au colonialisme contemporain. Israël peut servir d'exemple superlatif et permanent d'une terrible injustice historique commise par le passé, mais pas actuellement, par des non-Juifs.

Dans le même ordre d'idées, on pourrait noter l'émergence, dans de nombreux contextes, de litiges sur la guerre juste soulevés par ce conflit. Le conflit entre Israël et le Hamas est bien sûr l'un des nombreux conflits récents. Toutefois, à l'exception des guerres dans lesquelles les Américains (ou les Occidentaux) ont été directement impliqués (surtout le Vietnam), aucun autre conflit ne provoque une discussion aussi large et passionnée sur les objectifs de la guerre et sur la manière dont la guerre en général est menée. Bien sûr, il s'agit d'une discussion importante, mais ce n'est qu'avec le conflit Israël-Gaza que le sujet est abordé dans un discours public et académique vigoureux, en grande partie critique à l'égard d'Israël. Et les affirmations qui s'ensuivent, selon lesquelles la guerre n'est pas seulement mauvaise mais philosophiquement et moralement injuste, empêchent à nouveau la discussion et soulèvent de profonds doutes quant à la guerre et à la nation qui la mène.

Un autre exemple de l'utilisation d'Israël comme moyen de canaliser d'autres controverses est l'opinion selon laquelle Israël est en conflit avec l'Islam. Résistant au modèle du «choc des civilisations», les opposants à Israël font preuve d'une volonté de travailler avec des groupes musulmans et de défendre les intérêts des non-Occidentaux. Plutôt que de fuir ou de craindre «l'autre», l'opposition à Israël est utilisée pour signaler une ouverture à l'islam face aux opinions antimusulmanes de l'Occident. Cette hostilité sert à unir un ensemble de groupes d'une diversité sans précédent. En particulier, les musulmans et les progressistes, malgré des visions du monde profondément différentes (par exemple en ce qui concerne le genre, la religion, les droits des homosexuels et la politique), sont ensemble à l'avant-garde de l'activisme contre la guerre à Gaza.

Israël a d'autres fonctions symboliques. Les groupes protestants traditionnels s'opposent aux groupes évangéliques en ce qui concerne le sionisme chrétien. Bien qu'il s'agisse ostensiblement de savoir quel soutien apporter à Israël (s'il y en a un), ce conflit est sous-tendu par un important clivage entre Chrétiens au sujet de l'interprétation des Écritures, de l'activisme politique et des valeurs chrétiennes qui ne sont pas directement liées à Israël. De profondes divergences culturelles sur la question de savoir qui peut être considéré comme opprimé et donc digne d'un traitement spécial se cachent également dans ce différend, étant donné les désaccords litigieux sur la question de savoir si les Juifs peuvent être considérés comme un groupe opprimé. De même, les discussions sur Israël font apparaître de profondes tensions dans certaines organisations. Les désaccords sur Israël ont divisé le parti démocrate comme aucune autre question, révélant une ligne de fracture latente entre le centre et la gauche. Les professeurs d'université sont nombreux à prendre parti dans le conflit. Nombre d'entre eux signent des lettres qui reflètent une profonde colère et une grande déception à l'égard de ceux qui ne sont pas d'accord avec eux sur Israël, mais aussi sur la mission de l'université, la liberté académique, l'activisme et les obligations morales.

Encore une fois, il est difficile de penser à un autre conflit, et encore moins à un conflit étranger, qui rassemble ou engage un éventail aussi disparate d'activistes ou qui soulève autant de questions (parfois sans rapport entre elles). Si je mentionne cela, ce n'est pas pour remettre en question le fait que les militants soient réellement préoccupés par le conflit lui-même. Je tiens plutôt à souligner les caractéristiques uniques du militantisme engendré par la critique d'Israël et leurs parallèles avec les opinions historiques sur les Juifs.

Israël, stéréotype par excellence du Juif

Ces parallèles historiques mettent en évidence une évolution frappante: l'État d'Israël est devenu le stéréotype par excellence du Juif. De nombreuses affirmations historiques sur les Juifs ont leur parallèle dans les affirmations contemporaines sur Israël. Les raisons de ces affirmations historiques varient, bien que la plupart d'entre elles reposent sur des croyances théologiques et séculières bien connues concernant les Juifs. En mettant entre parenthèses les motifs (peut-être inconnus) qui sous-tendent les affirmations contemporaines et en évitant les termes péjoratifs tels que l'antisémitisme et l'antijudaïsme, je suggère que le concept d'« allosémitisme » de Zygmunt Bauman (les Juifs en tant qu'«autres») est plus utile ici. En bref, il postule que les Chrétiens ont utilisé de manière obsessionnelle une image des Juifs pour délimiter les normes religieuses et sociales, en particulier dans les périodes troublantes d'ambivalence. Les Juifs pouvaient se voir attribuer des rôles abstraits en tant qu'«autres» contre lesquels les Chrétiens pouvaient définir leur propre identité. Ce modèle s'applique parfaitement à de nombreuses opinions contemporaines sur l'État d'Israël. Beaucoup considèrent Israël comme unique parmi les nations, de la même manière que les Juifs ont été traités comme l'autre par excellence, et le discours montre de fortes continuités entre le passé et le présent. Mais, aujourd'hui, l'accent s'est déplacé, passant des Juifs en tant que peuple aux Juifs d'Israël en tant qu'entité politique.

[1] [NDLR] Disponible en français: Antijudaïsme: un pilier de la pensée occidentale (Genève: Labor et Fides, 2023).

Remarques de l’éditeur

Dr. Adam GREGERMAN est Professeur en études juives au Dept. of Theology and Religious Studies et Directeur associé de l’Institute for Jewish-Catholic Relations de l’Université Saint Joseph à Philadelphie. Il étudie et enseigne les relations entre Juifs et Chrétiens et s’intéresse particulièrement aux théologies chrétiennes du judaïsme en divers contextes, de l’antiquité à nos jours. Il est l’auteur de Building on the Ruins of the Temple: Apologetics and Polemics in Early Christianity and Rabbinic Judaism (Tübingen, Mohr Siebeck, 2016). Il a rédigé plusieurs chapitres de l’Encyclopedia of Jewish-Christian Relations (Berlin, De Gruyter, 2019) et The Cambridge Companion to Law in the Hebrew Bible (Cambridge, Cambridge University Press, 2024) et des articles dans Modern Theology, Journal of Ecumenical Studies, Theological Studies, Studies in Christian-Jewish Relations et ailleurs sur des sujets tels que mission et conversion, la théodicée, l’interprétation biblique et les théologies de la terre d’Israël. Il est président du Council of Centers on Jewish-Christian Relations et membre du conseil du National Council of Synagogues et de l’International Jewish Committee for Interreligious Consultations.

Source: Fathom, Octobre 2024. Mis en ligne avec l’autorisation de l’auteur.

Traduction de Jean Duhaime.