Comme un pont sur l’eau trouble : vers un parcours d’amitié

Les relations entre Juifs et Chrétiens ont longtemps été tendues et il est trop tôt pour dire que nous cheminons sur un parcours d’amitié. Mais un pont est en train de se construire au-dessus de ces eaux troubles sur lesquelles plane l’Esprit de Dieu.

Sentiments mitigés

Je demande parfois aux gens, dans mon travail lié aux relations entre Juifs et Chrétiens : « À quoi associez-vous le mot ‘Israël’ »? » Je reçois des réponses variées : sentiments mitigés, fatigue, corde sensible, conflit entre Juifs et Palestiniens, peuple de Dieu, la relation entre la terre, l’État et le peuple, l’alliance, source de joie. L’élément qui prédomine ce sont les sentiments mitigés, sans doute à cause de la politique.

Il n’y a pas si longtemps, de nombreux Chrétiens de mon pays étaient fortement en faveur du peuple juif et de l’État d’Israël. Israël était la terre de la Bible et la fondation de l’État était perçue comme un miracle. Une telle sympathie était renforcée par un vif sentiment de culpabilité après la Deuxième Guerre mondiale. Cette attitude a changé après deux intifadas, la guerre du Liban et la guerre de Gaza. L’État d’Israël a été de plus en plus soumis au jugement du tribunal de l’opinion mondiale.  Les gens étaient embarrassés. Comment la Terre Sainte pouvait-elle paraître si peu sainte? Les membres de l’Église étaient divisés et ils le sont encore. Ils devaient choisir – du moins ils en avaient l’impression – entre un appui aux Palestiniens ou un appui aux Juifs.

J’ai vécu une telle transformation avec le temps. J’ai perdu ma naïveté et je suis devenu plus critique. Par ailleurs, j’essaie de faire une distinction entre politique et théologie, en constatant à quel point ces deux domaines peuvent s’entremêler. La relation entre les Juifs et les Chrétiens, entre les traditions juive et chrétienne, est une chose bien différente du conflit du Moyen Orient. Quel est notre parcours?

Un parcours d’amitié

En juin 2015, j’étais à Rome. Le Conseil international des Chrétiens et des Juifs (ICCJ) tenait une conférence majeure, consacrée au 50e anniversaire de Nostra Aetate. Cette importante déclaration du Deuxième Concile du Vatican a révolutionné les relations entre les Juifs et les Chrétiens. C’est là qu’a débuté, pour reprendre les mots du pape François, « notre parcours d’amitié » qui s’est avéré essentiel tant pour l’Église catholique que pour les autres Églises. Certes, bien des événements ont précédé Nostra Aetate, par exemple la conférence sur l’antisémitisme tenue dans la ville suisse de Seelisberg en 1947, où, immédiatement après la Shoah, des Juifs et des Chrétiens se sont rassemblés pour offrir des perspectives nouvelles et pour produire ce qu’on a appelé les Dix Points pour les relations entre les Juifs et les Chrétiens (révisés en 2009 pour devenir les Douze Points de Berlin). Ces rencontres devaient mener à la création de l’ICCJ.

Il est peut-être trop tôt pour dire que nous, tant les Juifs que les Chrétiens, cheminons sur un parcours d’amitié. J’aimerais beaucoup appuyer une telle affirmation, mais lorsque je me penche sur les relations entre les Juifs et les Chrétiens, par exemple aux Pays-Bas, je constate qu’il y a encore beaucoup à faire. Nous collaborons parfois, nous cherchons à nous connaître, et certains d’entre nous peuvent nouer des liens d’amitié. Mais la plupart du temps nous sommes absorbés par nos propres difficultés, nos propres peines, nos propres joies. Pourtant, il y a beaucoup de travail qui a été déployé pour préparer l’avènement de l’amitié.   

De la mission au dialogue dans l’Église protestante des Pays-Bas

L’Église hollandaise réformée avait déjà cherché à créer des relations nouvelles bien avant Vatican II et elle avait développé des visions nouvelles. Ces visions impliquaient la reconnaissance de plusieurs faits : que l’Ancien Testament constitue une réalité en soi et ne peut simplement être lu dans la perspective du Nouveau Testament; qu’Israël n’est pas seulement une réalité du passé, mais qu’il existe encore aujourd’hui un judaïsme vivant et dynamique; que la mission envers les Juifs doit être abandonnée, puisqu’on ne saurait évangéliser le peuple qui a donné au monde la notion d’un Dieu dont le nom est « Je suis », « Je serai avec vous ». C’est le dialogue qui s’impose plutôt. En 1949, le Synode de l’Église hollandaise réformée a proposé l’instauration d’un dimanche spécial consacré à Israël. À l’époque, l’État d’Israël venait tout juste d’être créé, mais l’établissement d’un dimanche spécial avait pour motif une réflexion sur la relation de l’Église avec Israël. Depuis 1950, le dimanche d’Israël a lieu le premier dimanche d’octobre, car c’est durant cette période que sont célébrées les grandes fêtes du judaïsme. Or, étant donné les sentiments mitigés et les perspectives théopolitiques variées qui prévalent aujourd’hui, le dimanche d’Israël n’est pas salué par tous aussi chaleureusement. De quel Israël parlons-nous : le peuple juif, l’État d’Israël, ou la tradition religieuse juive?

Dans la Constitution de l’Église protestante unie des Pays-Bas (depuis 2004, l’Église réformée néerlandaise, l’Église réformée des Pays-Bas et l’Église évangélique réformée dans le royaume des Pays-Bas sont unies), on a intégré l’expression « lien indéfectible avec Israël » : « L’Église est appelée à donner forme au lien indéfectible avec le peuple juif » (art. 7). Le terme « indéfectible » a été utilisé originellement en relation directe avec l’attitude négligente de l’Église concernant l’Holocauste et l’antisémitisme. Le terme « indéfectible » rappelle à l’Église son histoire fatidique et appelle une attitude fondamentalement différente. De plus, il rappelle à l’Église le lien théologique, spirituel et mystique entre les deux traditions. Nous partageons partiellement les mêmes Écritures. Nous adorons le même Dieu. Jésus était Juif, comme toutes les personnes importantes du Nouveau Testament. Le judaïsme et le christianisme sont deux filons issus de l’héritage de l’Israël biblique. Nous appartenons à la même famille.

L’Église protestante a plusieurs vocations : au-delà de la vocation de façonner un lien indéfectible avec le peuple d’Israël et de dialoguer, il y a aussi la vocation œcuménique de chercher l’unité et la communion entre les Chrétiens partout dans le monde (notamment les Chrétiens palestiniens) et la vocation diaconale de défendre la justice et le droit (y compris au Moyen Orient). Bien qu’il ait éventuellement des tensions entre toutes ces vocations, l’Église ne peut abandonner aucune d’entre elles.

Toutes les vocations s’appliquent à l’ensemble de l’Église. La vocation liée au peuple juif est mentionnée dans la Constitution. Cela montre bien l’importance qu’accorde l’Église protestante au dialogue avec Israël et indique la conscience des racines juives du christianisme.

Comme un pont sur l’eau trouble

Les relations entre Juifs et Chrétiens ont longtemps été tendues. Les Juifs étaient tenus collectivement responsables de la mort du Christ. Il était courant chez les Chrétiens de croire que les Juifs avaient toujours vécu dans les ténèbres, que les Juifs devaient se repentir, que l’Église avait pris la place du judaïsme. Sur les façades de certaines cathédrales, les statues d’une femme ayant les yeux bandés, représentant la synagogue, rappellent douloureusement une époque que l’on espère révolue. Comme pour illustrer l’histoire des relations tendues entre Juifs et Chrétiens, pendant la rencontre de l’ICCJ à Rome, les lumières se sont éteintes à plusieurs reprises dans la salle de conférence. Durant l’un de ces épisode de noirceur, le rabbin David Rosen a fait jouer « Imagine » de John Lennon.

L’idée que de nouvelles visions ne peuvent se manifester qu’au prix d’efforts ardus et épuisants a été illustrée par l’exécution de la Symphonie no 2, « Le concile », de Frederico Corrubolo, interprétée par un orchestre de jeunes pendant la rencontre de l’ICCJ. Entre les passages musicaux, étaient lus des extraits de Mon journal du Concile, d’Yves Congar. Vers la fin du Concile Vatican II, Congar a connu un moment de grand désespoir, qui me rappelait les efforts pour garder la Grèce dans la zone Euro, ou ceux déployés pour trouver la meilleure façon de traiter le flot des réfugiés en Europe :

« Je suis très las des séances de Saint-Pierre… Chacun y va de son idée, de sa synthèse, de sa marotte… Il y a aussi une sorte de gigantisme de l’entreprise, qui risque de la faire s’écrouler, ou du moins de s’épuiser sous le poids de sa propre masse… Il est clair que le pape fait de grands gestes symboliques mais que, derrière ceux-ci, il n’y a ni la théologie ni le sens concret des choses que ces gestes appelleraient … » [1] La pièce s’achève en un mouvement allegro con brio.

Un changement s’est produit à petits pas. Un pont entre les deux traditions est en train de se construire depuis quelques décennies. On a compris que le christianisme a des racines juives. Jésus et Paul étaient Juifs et la majeure partie du Nouveau Testament est juive. Comme l’a souligné Edward Kessler, « Jésus est né Juif, il a vécu et il est mort comme un Juif. Sa mère était juive et ses vives critiques contre certains Pharisiens tenaient aux rapports étroits qu’il avait avec eux ». Gabriele Boccacini dit à peu près la même chose de Paul : « Paul était un Juif, né de parents Juifs, il a été circoncis et rien dans son œuvre ne laisse penser qu’il soit devenu apostat. Paul n’était pas chrétien».

À la conférence, j’ai entendu de nombreuses conversations animées. Les Juifs et les Chrétiens boivent à la même source. Nous prions le même Dieu d’Israël, qui est le Dieu de l’univers entier. « Nous sommes des jumeaux », a dit Gabriele Boccacini, tout en branlant ses pieds sur sa chaise comme pour souligner que cette pensée met les choses en mouvement. « Nous venons du même sein, nous avons la même mère ». L’image est merveilleuse. Nous avons pris des chemins différents, mais nos parcours se recoupent constamment, cela est sûr. En tant que jumeaux, nous avons trop de choses en commun. Depuis le cœur de la Torah jusqu’aux prophètes et à l’Évangile, des questions capitales sont posées à toute l’humanité. Où êtes-vous, Adam, Ève? Êtes-vous les gardiens des autres êtres humains? Comment vivez-vous?

Une rencontre avec le pape

L’un des faits saillants de la Conférence de l’ICCJ a été une rencontre avec le pape. Il y a eu un moment spécial, lorsque le rabbin argentin Abraham Skorka et le pape François se sont donné l’accolade. Lorsqu’il était encore cardinal, Jorge Bergoglio a écrit un livre avec Skorka. Dans une image cela m’a montré la nouvelle relation entre les deux traditions : une rencontre plutôt qu’un appel au repentir, une accolade plutôt que de la haine. Le pape a affirmé que les confessions chrétiennes trouvent leur unité dans le Christ, et le judaïsme, dans la Torah. Les deux traditions de foi trouvent leur fondement dans le Dieu unique. Lorsque j’ai serré personnellement la main du pape, je lui ai exprimé les salutations de l’Église protestante aux Pays-Bas. Et cela caractérise d’autres relations aujourd’hui. Un ministre protestant qui serre la main du pape, et peut intégrer cette réalité…

L'Esprit souffle

À la fin de la conférence, j’ai visité la basilique Saint-Pierre. Tout en haut, dans le chœur, au-dessus de l’autel majestueux, j’ai vu un magnifique vitrail représentant le Saint-Esprit, qui m’a rappelé le logo de l’Église protestante. J’ai pensé : Nous avons besoin du Saint-Esprit. L’Esprit peut créer des amitiés et peut s’amuser à souffler à travers les barrières. L’Esprit nous appelle à imiter le Dieu unique. Nous pouvons traverser le pont au-dessus des eaux troubles lorsque nous laissons l’Esprit planer sur ces eaux. À la fin, nous pourrions devenir amis.

[1] Voir Yves Congar, Mon journal du Concile (Paris, Cerf, 2002), vol. 1 p. 490 et vol. 2, p. 282.

Remarques de l’éditeur

*Le Dr Eeuwout VAN DER LINDEN est responsable des relations entre Juifs et Chrétiens au Bureau de l’Église protestante aux Pays-Bas, et il est pasteur protestant dans un village rural.

Source : Paru initialement dans CURRENT DIALOGUE No. 58, 2016, publié par le Conseil mondial des Églises et reproduit avec son aimable autorisation. Traduit par Pierrot Lambert.