Cent personnalités juives qui ont changé le Québec

Le site « Juifs d’ici » présente le parcours d’une centaine d’individus d’origine juive qui ont marqué d’une manière ou d’une autre la société québécoise par leur dévouement professionnel, leur créativité artistique ou leur engagement social.

Les premiers Juifs à entrer sur le territoire actuel du Québec ont probablement effectué la traversée de l’Atlantique au début du XVIIe siècle. Nous n’en sommes pas tout à fait sûrs, car un climat de méfiance à leur égard les a empêchés de laisser des traces tangibles de leur passage. Nous savons par contre qu’une jeune femme déguisée en garçon est arrivée à Québec à l’été 1738 et qu’elle a déclaré avoir des origines juives. Elle s’appelait Esther Brandeau et venait sans doute de la région de Bordeaux. Comme cela ne plaisait pas aux autorités, elle a été renvoyée en France l’année suivante aux frais du roi. De fait, c’est en 1777, soit après la Conquête britannique alors que régnait une plus grande tolérance envers les Juifs que la première synagogue, Shearith Israël [les restes d’Israël], a été érigée à Montréal au coin de l’actuel boulevard Saint-Laurent et de la rue Notre-Dame. À cette époque, les Juifs étaient peu nombreux au Canada.

La plupart de ces personnes étaient des marchands qui faisaient du commerce dans les villes et les campagnes, souvent en important des produits étrangers ou en achetant la production agricole locale pour la revendre. L’histoire a retenu en particulier le nom d’Aaron Hart, qui se serait établi à Trois-Rivières vers 1761 pour devenir l’un des premiers Juifs européens à faire souche au Québec. Ses fils et ses filles ont tous grandi dans cette ville et l’un d’eux, Ezekiel, a même réussi à se faire élire à deux reprises, en 1807 et en 1809, à l’Assemblée législative du Bas-Canada. Il ne put toutefois siéger en raison de ses origines et dut se contenter de demeurer dans le domaine des affaires. L’affront fait à Ezekiel Hart a toutefois été réparé quand les élus, dont au premier chef Louis-Joseph Papineau, ont promulgué en 1832 une loi accordant aux Juifs tous les droits civils et politiques.

Cette mesure législative a représenté une avancée décisive pour les Juifs québécois puisqu’elle leur a permis de participer pour la première fois à égalité à la vie économique et politique de la société d’accueil. À l’époque toutefois, le Bas-Canada ne comptait que 107 citoyens d’origine juive, dont 85 vivaient à Montréal. De fait, il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour que la population juive connaisse une modeste croissance démographique. Pendant près d’un siècle et demi, soit de la conquête anglaise au tournant du XXe siècle, le judaïsme québécois suit un cours tranquille, soit celui d’une population à la croissance lente qui ne se distingue pas vraiment de la masse des habitants du pays. La plupart des Juifs s’associent à cette époque-là à la classe marchande anglophone, dont ils partagent les intérêts, et peu d’hostilité s’exerce contre eux de manière manifeste.

Pendant près d’un siècle, les Juifs de Montréal ne reçoivent que des apports migratoires très limités d’Europe. En 1851, ils ne sont pas plus de 200 dans la ville et à peine 450 dans tout le Canada. Cela n’empêche pas certains individus de connaître le succès sur le plan commercial et financier, à une époque où Montréal acquiert son nouveau statut de capitale économique du pays. L’essor dans les transports ainsi que dans les secteurs du bois et des ressources naturelles et un début d’industrialisation le long du canal Lachine offrent des occasions d’avancement, dont profitent certains Juifs surtout d’origine britannique.

À partir du milieu du XIXe siècle, on peut percevoir un changement de rythme dans l’évolution du judaïsme montréalais. Ce renversement de paradigme se fait d’abord sentir par l’arrivée de plus en plus massive au Canada d’immigrants en provenance de l’Europe centrale et orientale. En vingt ans, soit de 1851 à 1871, la population juive de Montréal double pour atteindre le chiffre de 400, puis à nouveau au cours de la décennie qui prend fin en 1881. Cette année-là il y a près de 800 Juifs à Montréal. En 1891 ils sont 2 500, puis 7 000 en 1901. Les arrivées de plus en plus importantes de nouveaux immigrants juifs déstabilisent la communauté d’origine britannique et de rituel sépharade qui gravitait autour de la synagogue Shearith Israël. C’est que les migrants sont sans ressources sur le plan matériel et très peu adaptés au contexte environnant. Ils proviennent aussi de régions où la marginalisation économique des Juifs est ancrée depuis longtemps dans les mœurs et où règne une forte discrimination politique.

L’augmentation du nombre d’immigrants est-européens est à ce point fulgurante au début du XXe siècle qu’en quelques années, ceux-ci dominent complètement la judéité montréalaise. Chaque année, à partir de 1904, dix mille Juifs en moyenne sont admis au Canada en provenance de Russie, de Pologne et de Roumanie. La moitié d’entre eux élisent domicile à Montréal, dans le bas de la ville. Le rythme de la poussée est si intense qu’en 1931, la population juive atteint 60 000 individus et 150 000 dans l’ensemble du pays. C’est le taux de progression démographique le plus rapide de toute l’histoire juive canadienne. Le rythme migratoire ralentit cependant après les années trente, période pendant laquelle sévit une grave crise économique suivie d’une guerre mondiale.

Le déferlement incessant des immigrants entre 1904 et 1926 suscite l’apparition pour la première fois à Montréal d’un public prêt à consommer des produits culturels de langue yiddish. Apparaissent ainsi en quelques années une libraire (1902), une troupe de théâtre yiddish (1912) – en plus de celles qui venaient régulièrement de l’extérieur de la ville – des écoles à temps partiel (1911) et une bibliothèque (1914) fonctionnant essentiellement en yiddish au profit des nouveaux venus est-européens. En 1907, un quotidien de langue yiddish est fondé dans la ville par Hirsch Wolofsky, Der Keneder Odler [L’Aigle canadien], qui connaît tout de suite le succès. C’est le début de la production littéraire de langue yiddish à Montréal, qui connaîtra d’ailleurs une floraison intense à Montréal entre les deux guerres.

Au même moment, des syndicats très performants se manifestent dans l’industrie du textile. Ils soutiennent les travailleurs du vêtement féminin et masculin, à tel point qu’en 1912, une grève générale réunit 5 000 ouvriers. Des synagogues et des maisons de prière surgissent un peu partout près du port, en plus des organismes caritatifs, des soupes populaires et des mouvements politiques. Un réseau communautaire très dense se met en place au cours de l’entre-deux-guerres. Il offre des services de toutes sortes aux personnes d’origine juive, dont un hôpital en 1934, des cliniques de santé publique, des organismes de soutien aux immigrants et des écoles privées à plein temps qui préparent la nouvelle génération à affronter le marché de l’emploi.

Un nouveau tournant est pris à partir des années soixante quand la majorité des Juifs montréalais sont nés au Canada et qu’à Montréal, leur nombre atteint 102 000 personnes. Les progrès les plus marquants de la population juive surviennent toutefois du côté de l’économie. La disparition progressive des cloisonnements confessionnels, des barrières linguistiques et de l’unanimisme culturel ouvrent la voie à une mobilité professionnelle accélérée, qu’élargit encore la prospérité générale suivant l’armistice de 1945. Montréal connaît une période de croissance exceptionnelle dont vont profiter à divers titres toutes les minorités culturelles et religieuses déjà installées dans la ville, sans compter celles qui sont arrivées au cours des années cinquante et soixante. La stratégie mise en place par les populations juives porte enfin ses fruits, près d’un demi-siècle après le début de la Grande migration.

Les Juifs, qui avaient beaucoup misé sur la qualité de l’éducation, voient les portes des universités et celles des professions libérales les plus lucratives s’ouvrir à eux. Les entrepreneurs qui étaient entrés dans les domaines de la mise en marché et du commerce de détail bénéficient de l’embellie économique. Les valeurs foncières flambent, le public consomme plus et les besoins augmentent à un rythme soutenu dans le domaine de l’habitation. La plupart des grandes fortunes juives apparues au Québec et au Canada datent de cette période. Il suffit de penser, entre autres, aux Bronfman, aux Steinberg et aux Cummings. Un grand nombre de familles moins connues du grand public se taillent des empires dans le secteur immobilier, dans le commerce à grande échelle et dans certains types d’industrie, comme la distillerie et l’agroalimentaire.

Pour la première fois, à partir des années soixante, la population juive de Montréal se bilinguise et se québécise. Cela tient aux grands changements identitaires introduits par la Révolution tranquille, qui rendent les francophones plus ouverts à la diversité culturelle et religieuse présente dans la métropole. Les lois linguistiques – dont la Charte de la langue française en 1977 –, les avancées au niveau des droits de la personne et la croissance de l’État québécois poussent le réseau communautaire juif à avoir de plus en plus recours à un financement public issu du trésor provincial. L’arrivée d’une importante vague migratoire de Juifs sépharades francophones en provenance du Maroc contribue aussi à rapprocher l’ensemble de la population juive de la majorité démographique du Québec.

À partir de cette date, des personnes d’origine juive se font connaître de tous les Québécois dans des domaines aussi variés que la politique, la chanson, la littérature et les arts de la scène. Les Juifs contribuent à tous les domaines universitaires, scientifiques et juridiques. Certains font des carrières de premier plan qui touchent tous les volets du savoir et de l’engagement social, tandis que des entrepreneurs se lancent dans la construction de centres commerciaux, de nouveaux quartiers résidentiels ou influencent l’évolution de la mode. Les francophones découvrent aussi la gastronomie juive en faisant leurs emplettes dans les épiceries Steinberg ou en fréquentant le boulevard Saint-Laurent. Victor Goldbloom devient ministre et dirige la construction des installations olympiques, le juge Alan B. Gold négocie avec les autochtones lors de la crise d’Oka et Leonard Cohen conquiert la planète entière par ses chansons. Plus que jamais au Québec, les barrières ethniques d’autrefois tombent et des échanges mutuels très profitables ont lieu entre citoyens d’origines différentes.

Le site « Juifs d’ici » présente le parcours d’une centaine d’individus d’origine juive qui ont marqué d’une manière ou d’une autre la société québécoise par leur dévouement professionnel, leur créativité artistique ou leur engagement social. Certains sont plus connus du public et d’autres gagneraient à l’être, ne serait-ce que par la qualité de leur contribution ou l’originalité de leur apport. Tous ont laissé dans leur milieu d’appartenance une trace indélébile inspirée de leur éducation juive et de leur volonté de participer à l’amélioration des conditions faites à l’ensemble des citoyens.

 

Remarques de l’éditeur

* Pierre Anctil est professeur titulaire au Département d’histoire de l’Université d’Ottawa.
Source : Juifs d’ici. Le projet « Juifs d’ici » s’inscrit dans le cadre des festivités du 100e anniversaire de la Fédération CJA, une importante organisation juive montréalaise.
Texte légèrement adapté par la rédaction de Relations judéo-chrétiennes.