Ce lien qui unit les Chrétiens et les Juifs

Entretien avec Bogdan Bialek, co-directeur chrétien du Conseil Polonais des Chrétiens et des Juifs

 

C’est un lien unique et particulier qui unit les Juifs et les chrétiens – rappelle Bogdan Bialek. C’est pourquoi il est souhaitable que l’Église s’engage encore plus dans le dialogue avec les Juifs et le judaïsme. Entretien réalisé à l’occasion des Quatrièmes Rencontres Judéo-Chrétiennes « Shalom/La Paix » de Kielce (Pologne) qui se sont déroulées du 4 au 11 avril 2014[1].

ACI – En quoi consiste, selon vous, le dialogue judéo-chrétien ?

Bogdan Bialek – Qu’entend-on par dialogue en général ? Il est commun de le voir comme une discussion. Mais discussion peut signifier conflit ou confrontation. Selon moi par contre, le dialogue est une rencontre, non pas une négociation. Par conséquent le dialogue judéo-chrétien est la représentation d’une telle coexistence des chrétiens et des Juifs, elle permet de rester nous-mêmes, tels que nous sommes, dans un respect et une acceptation mutuels. Avec toute la richesse  de cette union particulière, unique, liant les chrétiens et les Juifs.

ACI – Quand et à quel endroit le dialogue a-t-il réellement commencé ?

BB – Les chercheurs s’entendent, et à juste titre, pour dater le début du dialogue, à partir de la déclaration conciliaire Sur la relation de l’Église avec les religions non-chrétiennes du 28 octobre 1965, connue sous l’appellation Nostra Aetate (grâce à son préambule qui débute par ces mots). Il ne faut pas oublier que les Juifs ont eu une grande influence sur cette déclaration, surtout le grand penseur Abraham Joshua Heschel.

ACI – De quel côté a-t-on davantage besoin d’un dialogue – du côté juif ou du côté chrétien ?

BB – Vous abordez là une question importante, il est fréquent de relever l’argument d’une absence de symétrie du dialogue. Qui, le premier, a tendu la main et qui l’a accueillie ? Selon moi, le fait que, par définition, il ne puisse être « symétrique », constitue la spécificité du dialogue judéo-chrétien. Dieu a d’abord choisi Israël, et comme nous le savons de l’enseignement catholique, Il ne l’a jamais renié par la suite. Si nous nous posons la question durant un instant, il paraît clair que nous, les chrétiens, avons besoin davantage d’un tel dialogue. Pourquoi ? Parce que le judaïsme sans le christianisme s’en sortira mais en est-il de même pour le christianisme ?   


Jean-Paul II l’avait exprimé de façon lapidaire : « Celui qui rencontre Jésus, rencontre le judaïsme ». Nous ne cessons d’oublier que Jésus, humainement parlant, était pleinement juif et que son enseignement, il le donnait dans les synagogues. Les apôtres étaient des Juifs orthodoxes qui recevaient l’enseignement de Jésus dans le contexte d’une éducation, d’une tradition et d’une compréhension juives. On nous avance parfois l’argument que le judaïsme à l’époque de Jésus était différent du judaïsme contemporain. Mais est-ce que le christianisme d’aujourd'hui est le même – et je ne parle même pas des premiers siècles – que celui, par exemple, de la fin du premier millénaire ? 

ACI – Qui bénéficie davantage du dialogue ? Le chrétien ou le Juif ?

BB – Cette question entend d’emblée le dialogue comme un effort vers une marchandisation ou l’obtention d’un gain. Tandis que le dialogue, selon moi, est un don pour tous. Une bénédiction. Par conséquent il ne débouche pas sur une perte ou un gain.

ACI – Qui se sent plus concerné par ce dialogue ?

BB – Certains milieux catholiques considèrent que la Journée du Judaïsme, instaurée dans l’Église catholique en Pologne par la Conférence épiscopale, est une tentative de judaïsation du christianisme. Je connais aussi des milieux juifs ainsi que des Juifs qui me le disent clairement : « Cela ne nous intéresse pas ». Plus encore, certains affirment que les chrétiens sont des idolâtres qu’ils préfèrent ne pas fréquenter. Là, en effet, on retrouve une symétrie. Mais il ne s’agit pas d’un enthousiasme plus ou moins grand d’un côté ou de l’autre. Et d’ailleurs, devons-nous penser tous de la même manière ?


Il s’agit d’un dialogue qui en soi, ne doit viser personne. Pas même les adversaires du dialogue. On ne peut, tout en bénissant, maudire. Dans le dialogue judéo-chrétien tout ne dépend pas de nous. Nous devons laisser aussi une marge à l’Esprit-Saint, à la Divine Providence et à la grâce de Dieu. Et c’est un grand mystère que certaines choses s’accomplissent, d’autres pas. Pour moi un dialogue, et j’aimerais le souligner de toutes mes forces, doit servir à quelque chose et non pas s’opposer à quelque chose.

ACI – À quel niveau un dialogue interreligieux a-t-il un sens : au niveau de la hiérarchie ecclésiastique ou celui des relations humaines, des gens modestes ?

BB – Tout dialogue a un sens. Les barrières dans celui-ci proviennent souvent de l’ignorance. Je pense toutefois, qu’en réalité, le fond du dialogue judéo-chrétien en Pologne est un dialogue cristiano-chrétien. Car nous avons beaucoup à réfléchir nous-mêmes. Ne serait-ce qu’à la question de la Journée du Judaïsme. On entend souvent dire dans les paroisses qu’elle n’y est pas organisée parce que les Juifs en sont absents. Penser ainsi conduit vers une impasse. Les Juifs n’ont aucune obligation d’y participer. Nous devons nous rappeler qu’il s’agit de la Journée du Judaïsme au sein de l’Église catholique. C’est un moment où les fidèles de l’Église ont à réfléchir sur les sources de leur foi ainsi que sur l’enseignement de l’Église dans ses rapports avec les Juifs, et par là même, avec l’autre. C’est ce qui ressort de Nostra Aetate.


Si les curés regardaient attentivement, ils verraient qu’ils ont des Juifs dans leurs paroisses. Ceux qui ont toujours existé dans la mémoire des paroissiens. Pas seulement la mémoire de ceux qui, avant la guerre, rencontraient des Juifs mais aussi de ceux qui passent indifférents près d’un cimetière juif dégradé ou sur les lieux connus de tous comme ayant été les lieux de la tragédie des Juifs.

ACI – Où en est aujourd'hui le dialogue cristiano-juif en Pologne ?

BB – Il y a aujourd'hui une sorte de renaissance de l’intérêt pour la culture juive et les Juifs. À Torun, nous avons une école unique, qui est l’École Supérieure de Philologie Hébraïque, dirigée par des franciscains. Il existe toutes sortes de cours en rapport avec le dialogue, comme par exemple, « L’ABC des relations cristiano-juives » à l’Université Jean-Paul II de Cracovie, ou des séminaires au Collège Bobolanum de Varsovie.


Mais, par ailleurs, on peut dire qu’il reste beaucoup à faire. Mon opinion n’est pas univoque. Malgré de grands mérites sur ce plan-là de l’archevêque Stanislaw Gadecki, l’actuel président de la Conférence Épiscopale de Pologne, l’engagement du Primat  Mgr l’archevêque Henri Muszynski, un gros travail de l’évêque Mieczyslaw Cislo, l’actuel président du Comité pour le Dialogue avec le Judaïsme, je reste toujours sur ma faim. On ressent un climat de distance et de prudence.


Un des évêques m’a parlé de la visite ad limina[2] des évêques polonais et du grand intérêt du pape François pour les relations cristiano-juives en Pologne maintenant et durant la seconde guerre mondiale. Le Saint-Père était particulièrement intéressé par la famille Ulmo. Il écoutait très attentivement la description qui lui en était faite et a affirmé qu’il continuerait à s’intéresser à cette question. J’espère vivement que le pape encouragera l’Église polonaise à un engagement toujours plus grand dans le dialogue avec les Juifs et le judaïsme, ne serait-ce qu’à une plus importante participation des clercs dans les commémorations de l’anniversaire des crimes de Jedwabne, ce qui serait un acte symbolique d’un poids considérable. Certes, je connais des clercs qui s’y rendent, par exemple l’évêque Cislo s’y est rendu avec un groupe de prêtres du diocèse de la voïvodie de Lublin. Mais aussi bien Jedwabne que Kielce restent des sujets difficiles, douloureux...

ACI – Quelles sont les actions que le Conseil Polonais des Chrétiens et des Juifs prévoit ?

BB – Le Conseil mène une initiative unique qui s’appelle « La Joie Partagée de la Torah ». Les premières rencontres avaient lieu à l’église de l’Enfant Jésus à Zoliborz, à l’église du prêtre feu Roman Indrzejczyk, personnage important du dialogue en Pologne. Actuellement, l’église St Andrzej Bobola, en organise aussi. Durant de telles rencontres nous partageons avec joie les paroles de Dieu.


Depuis peu, le Conseil organise un cycle d’évènements sous le nom de « Rencontres Rapprochées Cristiano-Juives », qui se déroulent à l’église et à la synagogue, alternativement. Peut-être y joindrons-nous tantôt d’autres églises chrétiennes de Varsovie. De telles rencontres auront aussi lieu bientôt dans des villes comme Cracovie, Bialystok.


Nous décernons deux prix – le Prix de l’Homme de la Réconciliation et le Prix du prêtre Roman Indrzejczyk. Bien qu’ils concernent des catégories de gens variées, le message est commun : promouvoir les attitudes d’ouverture et de bienveillance envers son prochain, le rapprochement des chrétiens et des Juifs.

ACI – Comment évaluez-vous les résultats des rencontres cristiano-juives de Kielce?

BB – Durant ces rencontres, des ateliers pour les jeunes ont lieu dans les écoles. Nous organisons des rencontres psalmiques ouvertes, des débats, des concerts, des vernissages. Chaque année, à cette occasion, environ quatre mille personnes s’y rendent, au total cela fait déjà plus de seize mille. Beaucoup de gens attendent ces rencontres. Notre ville a changé mais son image a changé aussi, et aux yeux des Juifs qui nous rendent visite, en mieux. Nous devenons moins étrangers l’un à l’autre, plus ouverts, plus francs.

[1]Bogdan BIALEK, psychologue de formation, engagé depuis des années dans le dialogue interreligieux, est le co-directeur chrétien du Conseil Polonais des Chrétiens et des Juifs depuis le 29 novembre 2013 et l’organisateur des Quatrièmes Rencontres Judéo-Chrétiennes « Shalom/La Paix » de Kielce. Il est aussi rédacteur adjoint du mensuel « Charaktery » et président de l’Association Jean Karski. Entretien réalisé par Andrzej Piskulak de l’Agence Catholique d’Information (ACI). Source : http://ekai.pl/wydarzenia/ekumenizm/x76831/chrzescijan-i-zydow-laczy-wiez-szczegolna-i-niepowtarzalna/ (2 avril 2014). Traduit du polonais par Irena Elster et communiqué à Relations Judéo-Chrétiennes par ses bons soins.

[2]Ad limina : latin, visite quinquennale des prêtres à Rome (N.d.T.)