Benoît XVI Les dons et l’appel sans repentir: Compte-rendu de Jean Massonnet

Le Président de l’Amitié Judéo Chrétienne de Lyon et région, propose une lecture critique d’un récent article du pape émérite Benoît XVI commentant la déclaration de la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme: « ‘Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables’ (Romains 11,29). Une réflexion théologique sur les rapports entre catholiques et juifs à l’occasion du 50e anniversaire de Nostra Ætate (n. 4)».

Le cardinal Koch vient de faire publier dans la revue Communio un article du pape émérite Benoît XVI[1]. Cela n’était pas prévu, mais, le cardinal se justifie en présentant cet article: «Après avoir étudié attentivement le texte, j’ai eu la conviction que les réflexions théologiques qu’il contient peuvent être intégrées dans le dialogue futur entre l’Église et Israël».

Pour le fond, la réflexion de Benoît XVI fait suite à la déclaration de la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme: «“Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables” (Rm 11,29). Une réflexion théologique sur les rapports entre catholiques et juifs à l’occasion du 50e anniversaire de Nostra Ætate (n. 4)». Les auteurs de ce document présentent eux-mêmes leur texte comme «point de départ d’un approfondissement de la pensée théologique destiné à enrichir et à intensifier la dimension théologique du dialogue juif-catholique.»

La réflexion de Benoît XVI veut donc s’insérer dans ce dialogue.

1. La signification théologique du dialogue entre juifs et chrétiens

Dans une première partie, il réfléchit sur «la signification théologique du dialogue entre juifs et chrétiens» (p. 388-391 [126-130]). La question des relations entre chrétiens et juifs ne porte pas tant sur l’Ancien Testament commun aux deux religions, que sur un événement décisif qui va entraîner deux réponses, celle du judaïsme et celle du christianisme: la destruction du Temple, et le nouvel exil, radical, d’Israël.

Aux yeux de Benoît XVI, ces deux événements ont un caractère définitif. Alors qu’au cours de l’histoire, destruction du Temple et exil étaient suivis d’une reconstruction et d’un retour (l’auteur parle de la répétition de ces événements, mais on ne connaît que l’exil de Babylone et le retour), la destruction du Temple en l’an 70 va se révéler comme irréversible, et l’exil sans perspectives de retour.

À cette nouvelle situation se fait jour une réponse tirée de la foi juive: il s’agit de la réaction des chrétiens qui n’étaient pas encore complètement séparés du judaïsme. Il semble donc que, dans la pensée de Benoît XVI, la vision du caractère définitif de la destruction du Temple et de l’exil, quoique d’inspiration juive, est celle des chrétiens. À cela, il faut opposer la vision proprement juive du judaïsme qui devrait pour le moins interroger les chrétiens; mais la question est-elle posée dans ce texte?

Toutefois, l’auteur décrit l’éloignement progressif qui sépare les deux religions, quoique toujours reliées par une référence à des Écritures communes. À preuve, du côté chrétien, la vigoureuse réaction contre la tendance marcioniste qui voulait libérer les chrétiens de leur relation à l’Ancien Testament, tout en supprimant du Nouveau tout ce qui contredisait sa thèse. Il est donc clair que chrétiens et juifs adorent le même Dieu et que la foi d’Abraham est aussi la foi des chrétiens.

Sur cette base commune se dessinent cependant des interprétations opposées:

-    Le Messie doit apporter la paix au monde, et le Christ ne l’a pas fait. Les chrétiens s’appuient donc à tort sur l’Ancien Testament pour rendre compte de leur foi.


-    En revanche, ces derniers affirment que, «après la destruction du Temple en l’an 70 et compte-tenu de la situation diasporique d’Israël dont on ne semble pas entrevoir la fin, l’Écriture, “l’Ancien Testament”, doit être interprétée de façon nouvelle et ne peut être vécue et comprise dans son contexte antérieur (in der bisherigen Form)». En envisageant la destruction du Temple et sa reconstruction en trois jours, Jésus a annoncé «une nouvelle forme de culte dont le centre devait être le don de son corps, si bien que l’alliance du Sinaï serait conduite à son état final, et deviendrait une nouvelle alliance. Ainsi l’alliance serait étendue à tous les croyants, et la promesse de la terre recevrait son sens définitif» (p. 390 [129]).

Benoît XVI poursuit en exposant l’interprétation chrétienne toute orientée sur le Christ, annoncé prophétiquement par toute l’Écriture (p. 391 [129-130]).

2. Vatican II et la nouvelle vision du problème

Il reste, dans une seconde partie (p. 391-393 [130-132]), à envisager cet état de choses en fonction de la nouvelle approche de Vatican II.

La démarche de l’auteur peut être résumée en deux temps:

-    Le rejet de la théorie de la substitution doit être maintenu, car “Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables” (Romains 11,29).


-    En conséquence, l’alliance avec Israël n’est pas abolie.

Cependant, cette double affirmation, rejet de la théorie de la substitution et permanence de l’alliance, doit être «pensée de façon critique» (p. 392 [130]). L’avènement du christianisme, accompagné de deux événements majeurs, la destruction du Temple et l’exil d’Israël, obligent à reprendre à nouveaux frais l’idée, à maintenir quoiqu’il en soit, du non remplacement d’Israël par l’Église. Des paraboles telles que les vignerons meurtriers (Marc 12,1-11) ou les invités au festin nuptial (Matthieu 22,1-14) pourraient être interprétées comme un rejet d’Israël: force est alors de songer à la fonction de ce dernier dans l’histoire présente du salut.

Quoiqu’il en soit, Israël ne peut pas être confondu avec les autres religions. Deux raisons importantes «ont toujours contredit la pensée d’une déconnexion totale du peuple juif hors de la promesse» (p. 392 [131]), à savoir:

-    Israël est toujours en possession des Écritures. Il les lit certes avec «un voile sur le cœur» qui ne peut être enlevé que lorsque l’on se tourne vers le Christ Jésus (2 Corinthiens 3,15-16). Des pères de l’Église comme Augustin, ont affirmé qu’Israël «ne doit pas appartenir à la communauté de l’Église, afin de témoigner de l’authenticité des saintes Écritures». (Ceux qui connaissent la théorie d’Augustin sur ce sujet, ainsi que ses conséquences pour les relations judéo-chrétiennes, apprécieront).


-    Non seulement Paul affirme que tout Israël sera sauvé (Romains 11,26), mais aussi l’Apocalypse qui montre «les 144 000 marqués du sceau de toutes lestribus d’Israël», précédant la foule immense des élus (Apocalypse 7,4-9).

L’Église a donc toujours reconnu que le judaïsme n’est pas une religion parmi les autres, mais bénéficie d’un statut particulier. Sur cette base, les papes au Moyen Âge ont développé l’idée d’un double devoir de protection: d’une part «défendre les chrétiens contre les juifs», d’autre part, «protéger les juifs», si bien qu’ils étaient les seuls, avec les chrétiens, à pouvoir exister comme religio licita (p. 393 [131-132]).

L’histoire nous révèle ce que fut la mise en œuvre dramatique de la défense des chrétiens contre les Juifs, et cela ne peut que susciter des réflexions de la part des chrétiens sur leur propre passé: afin de préserver les chrétiens de l’influence juive, on institua les ghettos et la mise en infériorité du peuple juif, un état de choses qui correspondait à la vision d’Augustin cité plus haut. Quant au deuxième point, la protection des Juifs, il peut en effet être mis au crédit de certains papes, mais pas tous.

Cette reconnaissance positive de la situation d’Israël comme religio licita s’est donc accompagnée de l’abaissement de ce peuple et de sa mise en relation d’infériorité par rapport au christianisme, lequel en exprime l’aboutissement et révèle le sens définitif de la révélation dont il est porteur.

Certes, il n’est pas question de substitution. Mais ce dernier point demande à être analysé en fonction des différents domaines en lesquels s’exprime l’élection: culte du Temple, lois cultuelles, droit et morale, le Messie, la promesse de la terre, pour enfin aboutir, dans une dernière partie, à «l’alliance jamais dénoncée».

3. La question de la «substitution»

La question de la substitution se pose donc dans les différents domaines qui viennent d’être évoqués (p. 393-402 [132-141]). Dans chacun d’eux est signalé un décalage, en général au profit de la vision chrétienne, dans une ligne de succession, progression ou accomplissement.

Le culte du Temple

Le premier de ces points concerne le culte du Temple. La question posée par l’auteur est de savoir si, à partir de la théorie de la non substitution posée à l’état brut, l’Eucharistie remplace le culte du Temple, ou si les deux sont nécessaires. Certes, le judaïsme (hellénistique en particulier) manifeste une propension croissante en faveur d’un culte spirituel qui se distancie de l’offrande des animaux. Cependant, un culte purement spirituel ne suffit pas, comme en témoignent les derniers versets du Psaume 51: «Tu ne prends pas plaisir au sacrifice, … Le sacrifice voulu par Dieu, c'est un esprit brisé … Alors tu te plairas aux sacrifices de justice, holocauste et totale oblation, alors on offrira de jeunes taureaux sur ton autel» (v.18…21). Benoît XVI ne note pas que le judaïsme actuel connaît un culte spirituel, puisque la liturgie du Temple n’est plus possible, et que étude et prière en tiennent lieu sans la remplacer. Sa restauration demandée dans la prière juive renvoie au temps de la rédemption, une perspective qui échappe à nos prises.

Pour les chrétiens, en revanche, le Christ s’offre corps et âme, et tout le culte trouve son accomplissement dans cette offrande. «Il n’y a donc pas substitution, mais une itinérance qui aboutit à une seule réalité et en conséquence à la nécessaire disparition des sacrifices d’animaux, à la place desquels (“Substitution”) entre l’Eucharistie» (p. 394 [133]). Le mot (allemand!) mis entre parenthèse dans cette citation est significatif.

Lois cultuelles

Sous ce titre sont envisagées les pratiques spécifiquement juives comme la circoncision et le shabbat. Ces rites sont d’une part nécessaires à la préservation de l’identité d’Israël, et, d’autre part, leur abolition a été la condition du déploiement du christianisme parmi les païens.

Droit et morale

Il n’y a pas de substitution dans ce domaine, mais approfondissement de la même réalité, comme une bonne exégèse du Sermon sur la montagne sait le montrer en Matthieu 5 – 7.

Le Messie

Benoît XVI reconnaît que la question messianique est débattue entre juifs et chrétiens. Il montre que la diversité du messianisme et son évolution aident à se représenter la vision chrétienne qu’il s’applique à décrire. L’idée d’un Messie terrestre et politique perdant du poids, «le sens de la passion comme élément essentiel de l’espérance entre de plus en plus au premier plan» (p. 396 [135]). Par son exégèse du Psaume 110 (109), Jésus montre, contre les scribes, que le Messie n’est pas fils de David, puisque David l’appelle son Seigneur (Marc 12,35-36). Il se réfère d’ailleurs lui-même à des personnages transcendants comme le Fils de l’homme de Daniel. En outre, ses références au Serviteur souffrant d’Isaïe façonnent le personnage du Rédempteur, ce qui peut être soutenu par des traditions juives où Dieu se révèle solidaire des souffrances de son peuple. Des paraboles comme l’ivraie dans le champ, le filet rempli de bons et mauvais poissons, le levain et la levée progressive de la pâte, décrivent un royaume de Dieu qui n’a rien de triomphant. Le cheminement de Jésus avec les disciples d’Emmaüs place quant à lui la croix au cœur de l’idée messianique. Enfin, dans le 4e évangile, le dialogue de Jésus avec les juifs est bouclé et reflète déjà le futur dialogue entre juifs et chrétiens: Moïse, qui s’entretenait avec Dieu «face à face» est alors la figure dominante, et Jésus endosse le personnage du prophète à venir semblable à Moïse (Deutéronome 18,15): «Personne n'a jamais vu Dieu; le Fils unique, Dieu, qui est dans le sein du Père, nous l'a dévoilé.» (Jean 1,18).

Cependant, Jésus n’apporte pas immédiatement la fin des temps, mais il inaugure un «temps des païens» entre la destruction du Temple et la fin du monde. Dans son entretien avec les disciples d’Emmaüs Jésus inaugure une lecture de l’Ancien Testament qui dessine la recherche théologique des deux premiers siècles, un chemin toujours à poursuivre (p. 398 [137]). On aurait là, selon Benoît XVI, le paradigme du dialogue entre juifs et chrétiens. Il insiste sur ce point: après avoir montré que le «temps de Jésus» est le «temps des païens», un temps où le mal exerce encore son pouvoir, il écrit: «En chemin avec Jésus, l’Église, comme les disciples d’Emmaüs, ne cesse d’apprendre à lire avec lui l’Ancien Testament, et à l’interpréter ainsi de façon nouvelle. Elle apprend à reconnaître que ceci a été prédit à propos du “Messie” et elle doit, en dialogue avec les juifs, chercher à montrer toujours de nouveau que cela est “conforme aux Écritures”« (p. 399 [138]). Peut-on sur cette base inaugurer un dialogue fécond?

La promesse de la terre

Avec ce thème nous abordons une question difficile qui est encore mal résolue chez bon nombre de chrétiens. Benoît XVI commence par reconnaître que la promesse de la terre est un don concret, fait aux enfants d’Abraham, dans un contexte historique. Mais il précise aussitôt que les chrétiens, qui s’estiment être eux-aussi enfants d’Abraham, n’attendent pas pour eux «une terre particulière en ce monde» (p. 400 [138]). Comme Abraham, Isaac et Jacob, ils confessent qu’ils sont «étrangers et résidents temporaires sur la terre» (Hébreux 11,13). La Lettre à Diognète présente les chrétiens comme citoyens responsables dans leurs pays respectifs et ils savent que «la vraie ville, le vrai pays, vers lesquels ils marchent, sont futurs», ce qui relativise les différentes appartenances à des terres précises.

En revanche, le judaïsme, qui se considère comme la descendance concrète d’Abraham, a toujours cherché à maintenir le sens d’une relation mondaine (innerweltlich) concrète avec la promesse de la Terre. Cependant, le dramatique échec de la révolte de Bar Kokhba (132-135 après J.-C.) a entraîné pour longtemps un renoncement à un messianisme politique. Maïmonide, au 12e s., a ressaisi cette attente dans un cadre rationnel. Mais au 19e s. l’espérance concrète a repris corps avec le sionisme et son mentor Theodore Herzl. Le cataclysme de la Shoah rendit plus urgent la nécessité d’un État pour les juifs et les conditions concrètes faisaient que la terre traditionnelle d’Israël se prêtait à ce projet. Du côté juif, les interprétations de cette restauration divergèrent considérablement, et passèrent d’une sensibilité purement profane et politique à une compréhension religieuse qui prit de plus en plus d’importance.

Le monde chrétien s’est trouvé confronté à ce sens religieux de la Terre d’Israël ressenti dans le monde juif. À ce sujet, Benoît XVI est très clair: Après la fondation de l’État d’Israël en 1948 «un enseignement théologique s’est fait jour qui rendit finalement possible la reconnaissance de l’État d’Israël par le Vatican. Il y a en son centre la conviction qu’un État compris dans un sens strictement théologique, un État juif fondé sur la foi (ein jüdischer Glaubensstaat), qui se comprendrait comme l’accomplissement théologique et politique des promesses, un tel État n’est pas pensable selon la foi chrétienne dans le cadre de notre histoire et se présente en contradiction avec la compréhension chrétienne des promesses. Dans le même temps, il fut clairement admis que le peuple juif, comme chaque peuple, pouvait légalement revendiquer le droit à une propre terre». Vu les conditions du Moyen-Orient à l’époque (fin de la domination turque, mandat britannique), un tel lieu pouvait se penser dans cette région. Dans ces conditions, «le Vatican a pu reconnaître l’État d’Israël comme un État de droit moderne et il voit en lui un foyer légitime du peuple juif, dont le fondement, il est vrai, ne peut pas être tiré directement des Saintes Écritures, mais qui, dans un sens plus large, peut exprimer la fidélité de Dieu au peuple d’Israël» (p. 401 [139-140]).

La position de Benoît XVI par rapport à la Terre d’Israël est, on le voit très en retrait par rapport à ce que peut ressentir un juif pour qui la création de l’État d’Israël ne peut manquer d’entrer en résonance profonde avec le cœur même de sa tradition. Le préambule de l’Accord fondamental entre le Saint Siège et l'État d'Israël (30 décembre 1993) a un accent plus ouvert à la sensibilité juive: «Le Saint Siège et l'État d'Israël, considérant le caractère unique et la signification universelle de la Terre Sainte; conscients de la nature unique des relations entre l'Église catholique et le peuple juif, du processus historique de réconciliation et de la compréhension et de l'amitié mutuelle grandissante entre les catholiques et les Juifs etc. …»

Benoît XVI continue: «Le caractère non théologique de l’État juif signifie que les promesses de l’Écriture Sainte, en tant que telles, ne peuvent être reconnues comme accomplies» (p. 401 [140]). Certes, personne n’est tenu de reconnaître un signe de la rédemption dans le retour d’Israël sur sa Terre, et en cela on peut être en accord avec Benoît XVI. Mais cela ne dispense pas quiconque a une connaissance même élémentaire du judaïsme de saisir les profondes résonances qu’un pareil événement peut faire entendre à des oreilles juives. Pour cette tradition, le retour d’Israël à Sion est une étape nécessaire de la rédemption. La prière quotidienne le proclame deux fois par jour. De nombreux juifs voient dans la reprise d'une vie nationale sur la terre d'Israël un signe qui a valeur messianique. Le Rav Kook (1865-1935) n’a pas hésité à discerner là un «commencement de rédemption» (’athalta’ dige’oula, selon une expression du Talmud, Megila 17 b). Les avis, comme toujours, sont partagés dans le monde juif et tous ne reçoivent pas la vision du Rav Kook, mais la force de l’événement s’impose, et vouloir en ignorer le sens possible (sans nécessairement le partager) ne permet pas à un chrétien d’entrer dans un dialogue ouvert avec des interlocuteurs juifs.

Prenant le contrepied d’une vue idéalisée du retour d’Israël sur sa terre, Benoît XVI s’applique au contraire à montrer les bienfaits pour l’humanité (et pour le christianisme) de la dispersion d’Israël, et ceci dès le premier exil à Babylone. À partir du scandale d’un Dieu qui n’aurait pas été capable de défendre sa propre terre, se construit au contraire l’image d’un Dieu qui n’est pas seulement le Dieu d’une terre particulière, mais un Dieu auquel le monde entier appartient. «En exil, Israël a définitivement reconnu que son Dieu est un Dieu au-dessus des dieux et qu’il dispose librement de l’histoire et des peuples» (p. 401 [140]).

Cela rejoignait une notion grandissante et éclairée de la réalité transcendante dans le monde gréco-romain qui prenait ses distances avec le polythéisme ambiant. C’est alors que pouvait s’établir un contact avec un Dieu d’Israël susceptible de répondre à ces aspirations évoluées. Cela explique le phénomène des «craignant Dieu» qui se groupaient autour des synagogues.

Il ne restait qu’un obstacle pour les non juifs: le lien de ce Dieu avec un peuple particulier et sa législation. «Lorsque – comme dans la prédication de Paul – ce lien fut défait, et que le Dieu des juifs pouvait être considéré par tous comme leur Dieu, la réconciliation de la foi et de la raison réussit. Ainsi, grâce à leur dispersion définitive (durch ihre engültige Zerstreuung), les juifs ont ouvert dans le monde la porte vers Dieu. Leur diaspora n’est pas simplement ni avant tout une sanction, mais elle signifie un envoi» (p. 402 [141]).

Au terme de ce paragraphe sur la relation des juifs à la terre d’Israël, on ne voit plus la signification qu’elle peut avoir pour eux. Leur tradition ancestrale, liée aux conditions historiques du 20e s., a permis leur réinstallation dans ce pays, mais, comme l’ont ressenti certains, «comme par hasard». La place d’Israël et sa fonction seraient d’être plutôt parmi les nations, au sein d’une diaspora «définitive»! Ainsi, Benoît XVI définit le rôle d’Israël, et ignore une dimension essentielle, jamais abandonnée: l’orientation vers la rédemption, lorsque Israël, rassemblé sur sa terre, autour du Temple, permettra à la gloire de Dieu de rayonner sur le monde. De la Bible en passant par les différentes étapes de la Tradition, et jusqu’à nos jours, cette vision n’a jamais été abandonnée. Certes, il ne s’agit pas de se représenter le scénario des derniers temps qui échappe à nos prises, mais cela ne dispense pas de maintenir les lignes de force qui y conduisent. Dans ce contexte, la Terre d’Israël ne peut pas être dénuée de sa signification unique, et le rôle d’Israël, réel dans sa diaspora, ne peut être accompli que lors de son rassemblement autour de son Dieu, dans sa Terre, pour le salut de toutes les nations.

Benoît XVI semble ignorer ces perspectives au nom de l’accomplissement réalisé dans le Christ. Mais la plénitude réalisée en lui est encore à venir pour l’humanité. Les chrétiens l’attendent. Juifs et chrétiens, nous sommes tournés vers ce temps de la rédemption qui porte nos regards au-delà du temps et de l’histoire. Est-ce que, pour des chrétiens, dire que le Christ accomplit les espérances d’Israël revient à éliminer les éléments juifs de cette espérance que sont la terre et le temple? La foi juive attend un temple qui descendra du ciel tout construit; des traditions essaient de se représenter l’irreprésentable, lorsque toutes les nations viendront à Jérusalem. Du côté chrétien, l’Apocalypse de Jean montre la Jérusalem qui descend du ciel. Tous ces scénarios orientent vers une réalité qui nous échappe. Dans ce monde de l’infini à venir, les espérances des uns et des autres seront reprises dans l’unité divine. Juifs ou chrétiens, nous n’avons rien à abandonner de nos espérances, sans chercher à réduire les unes au profit des autres, sachant que leur résolution ne nous appartient pas.

4. L’ «Alliance jamais révoquée»

Après avoir apporté à la question de la substitution les nuances qu’il estime nécessaires, Benoît XVI aborde la deuxième affirmation importante de la déclaration de la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme: l’alliance irrévocable. Il n’en conteste pas le principe affirmé pour la première fois par Jean-Paul II le 17 novembre 1980 à Mayence et repris dans le Catéchisme de l’Église catholique, mais juge nécessaire de le repenser et d’y apporter précisions et approfondissements.

Parler simplement de l’alliance au singulier, ou bien opposer sans autres nuances l’ancienne à la nouvelle, ne correspond pas à la réalité, car il existe une succession d’alliances. La Bible mentionne les alliances avec Noé, Abraham, Moïse, David. Le prologue de l’évangile de Matthieu ainsi que les récits de l’enfance chez Luc montrent comment l’alliance est rompue du côté des hommes, mais comment Dieu la renouvelle à partir de la «souche de Jessé» (Isaïe 11,1). La dynastie de David s’éteint comme toutes les dynasties terrestres, mais une promesse s’accomplit: son règne n’aura pas de fin (Luc 1,33).

Paul, en Galates 3 et 4, compare les alliances avec Abraham et Moïse: la première, universelle et inconditionnelle, est assurée; l’autre, plus tardive, est soumise à l’observation de la Loi de la part d’Israël, et risque donc la rupture. «Elle a une fonction intermédiaire, mais ne supprime pas la valeur définitive et universelle de l’alliance avec Abraham» (p. 403 [142]). Plus encore, l’épître aux Hébreux oppose à la nouvelle alliance (Jérémie 31) les différentes alliances reprises sous le terme d’«ancienne alliance». Les prophètes exposent le drame des ruptures d’alliance, mais l’accompagnent de la fidélité divine qui jamais ne renonce à son alliance et promet une «alliance éternelle» (Ézéchiel 16,61). L’adoration du veau d’or et la brisure des premières tables de l’alliance sont le paradigme des ruptures d’alliance de la part du peuple et de son renouvellement. Les nouvelles tables rappellent ce qui est arrivé aux premières (Exode 32).

La dénomination de l’alliance par le terme diathèkè «Testament» permet de maintenir tout ensemble la transcendance divine et la fragilité de la réponse humaine. Selon les termes de l’Orient Ancien, le Grand Roi impose ses conditions et le vassal est tenu de les observer sous peine de sanctions. Il y a d’un côté la permanence de l’engagement divin, de l’autre, une successions de ruptures. À partir de là, Benoît XVI s’applique à montrer que l’aboutissement de ce drame est résolu dans la mort du Fils: selon son essence même «l’alliance du Sinaï était promesse, progression vers le définitif.» Après toutes les destructions, la nouvelle alliance  se révèle être «l’amour de Dieu progressant jusqu’à la mort du Fils» (p. 405 [143]). La résolution définitive du drame humano-divin est donc exprimée dans la révélation chrétienne.

La présentation de l’alliance du Sinaï comme secondaire par rapport à l’alliance avec Abraham est classique dans la pensée chrétienne. Cette alliance est postérieure, vue comme conditionnelle, et elle peut être annulée si ses impératifs ne sont pas observés. D’autre part, certains de ses rites n’ont plus court, comme par exemple tous ceux qui tournent autour du Temple. L’auteur de l’épître aux Hébreux l’affirme très fort. Cependant, pour lui cette ancienne alliance demeure et elle est seulement «proche de sa disparition». (Hébreux 8,13). Le Christ a réellement ouvert la voie qui conduit au sanctuaire, mais cette voie n’est pas encore manifestée tant que «la première tente subsiste» (Hébreux 9,8), c’est-à-dire tant que le culte juif est actif. La permanence d’Israël témoigne du non accomplissement du salut. Mais dans notre temps présent Israël vit de l’alliance du Sinaï qui ne se réduit pas à des observations cultuelles ou légales. Elle est la rencontre permanente du peuple avec la Parole, source de vie, toujours nouvelle, sans cesse à interpréter. Cette alliance est bien vivante, actuelle, orientée vers son accomplissement. Elle est même un progrès par rapport à l’alliance avec Abraham en ce sens qu’elle contribue à la rendre possible: c’est en effet par la descendance d’Abraham que les promesses qui lui sont faites doivent trouver leur accomplissement. Certes, pour les chrétiens, le Christ est cette descendance (au singulier; Galates 3,16), mais cela n’exclut pas son peuple mais au contraire l’inclut nécessairement, à moins que l’on veuille déconnecter de son Messie le peuple premier appelé.

Pour terminer, Benoît XVI pose un diptyque qui oppose la faiblesse humaine avec ses échecs à l’amour de Dieu indestructible. Se contenter de parler d’une alliance irrévocable ne permet pas de saisir toute la réalité. «Certes, l’amour de Dieu est indestructible. Mais à l’histoire de l’alliance entre Dieu et l’homme appartiennent l’échec humain, la rupture d’alliance et ses conséquences: destruction du Temple, dispersion d’Israël, appel à la conversion qui rend de nouveau l’homme capable de l’alliance» (p. 405 [144]). Ce drame est ressaisi dans un passage du prophète Osée où Dieu exprime sa passion confrontée à l’infidélité de son peuple:  «Mon peuple! Ils s'accrochent à leur apostasie: on les appelle en haut, mais, tous, tant qu'ils sont, ils ne s'élèvent pas. Comment te traiterai-je, Ephraïm, te livrerai-je, Israël? Comment te traiterai-je comme Adma, te rendrai-je comme Cevoïm? Mon cœur est bouleversé en moi, en même temps ma pitié s'est émue. Je ne donnerai pas cours à l'ardeur de ma colère, je ne reviendrai pas détruire Ephraïm; car je suis Dieu et non pas homme; au milieu de toi, je suis saint: je ne viendrai pas avec rage» (Osée 11,7-9). Et Benoît XVI de conclure: «Ce qui est formulé ici avec force et de façon bouleversante est réalisé dans les paroles de Jésus lors du dernier repas:il se donne dans la mort et ouvre la nouvelle alliance dans sa résurrection» (p. 405 [144]). Benoît XVI le redit encore: tout est résolu et accompli par le Christ.

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Ces pages posent beaucoup de questions et obligent à réagir. L’auteur y exprime sa réaction au texte de la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme qui expose l’état de l’avancée des relations entre l’Église catholique et le Judaïsme, et tente d’en nuancer l’affirmation centrale sur l’irrévocabilité de l’alliance. Il se situe aussi en retrait par rapport au préambule des «Orientations et suggestions pour l’application de la déclaration conciliaire Nostra Ætate (n. 4) éditées par la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme en 1975: «De façon positive, il importe donc, en particulier, que les chrétiens cherchent à mieux connaître les composantes fondamentales de la tradition religieuse du judaïsme et qu’ils apprennent par quels traits essentiels les juifs se définissent eux-mêmes dans leur réalité religieuse vécue.»

L’alliance est bien sûr l’un des «traits essentiels» par lesquels «les juifs se définissent eux-mêmes». Lors de la fête de Rosh ha-Shanah, dans la bénédiction des «Mémoires» (Zikhrônôth) de l’office de Moussaf particulier à la fête, Israël s’adresse à Dieu qui se souvient des alliances avec Noé, Abraham, Moïse, ainsi que de la nouvelle alliance, l’alliance du Sinaï étant la référence principale. La conclusion de la prière reprend cette diversité dans l’unité de l’alliance unique: «Béni sois-tu, Seigneur, qui te souviens de l’alliance». Alors que Benoît XVI, en soulignant les ruptures advenues du côté des hommes, cherche à relativiser, sans la contester pour le fond, l’irrévocabilité de l’alliance, la tradition d’Israël, ancienne et toujours actuelle, reprend de façon très positive la suite des diverses alliances dans l’unique alliance présente dans la mémoire divine. «Il y a une seule et même alliance qui commence avec Noé et qui, selon Ézéchiel 16,60, sera accomplie en alliance éternelle» (Pierre Lenhardt).

Il convient aussi de confronter la vocation que se reconnaît Israël avec ce que présente Benoît XVI. Alors que pour la tradition juive, l’orientation vers la rédemption est un axe essentiel de sa foi, que la vision d’un Temple descendant du ciel (et non pas reconstruit de main d’homme) demeure vivante (Rashi sur bSoukkah 41, Nami), que la rédemption ne peut se concevoir sans le peuple rassemblé à Sion et illuminé de la gloire divine (Isaïe 60,1-3), le sort d’Israël, selon Benoît XVI, serait de demeurer dans une diaspora qui ne semble pas avoir de fin (p. 390 [129]) et de renoncer à des perspectives sur le Temple dont la destruction se révèle «toujours plus irrévocable» (p. 406 [144]). Son rôle, une fois libéré de son particularisme séparateur (ce dont Saint Paul s’est chargé, p. 402 [141]), est de livrer au monde la notion d’un Dieu universel propre à répondre aux aspirations les plus pures de l’humanité.

Il reste une issue pour Israël: celle de l’accomplissement de ses espérances dans le Christ (p. 404-405 [143]). Qu’en est-il alors du dialogue judéo-chrétien? Benoît XVI propose comme modèle l’épisode des disciples d’Emmaüs en Luc 24. De retour de Jérusalem, abattus après l’échec de la passion, les deux compagnons rencontrent Jésus sans le reconnaître. Celui-ci «commençant par Moïse et par tous les prophètes, leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait» (Luc 24,27). Benoît XVI note avec raison que ce type d’exégèse a marqué les deux premiers siècles de l’Église et que ce «chemin est toujours à explorer et parcourir»; et, ajoute-t-il, cela décrit «fondamentalement le dialogue entre juifs et chrétiens, comme il devrait exister aujourd’hui» (p. 398  [137]). Et un peu plus loin: l’Église «apprend à reconnaître que précisément cela est annoncé à propos du Messie et elle doit, en dialogue avec les Juifs, toujours de nouveau essayer de montrer que tout cela est conforme aux Écritures» (p. 399 [138]). Est-il besoin de persuader les juifs? La méthode employée par Jésus dans ce passage de l’évangile de Luc est typiquement juive, et un juif n’a aucune peine à la comprendre, sans qu’on la lui explique. Jésus fait un «collier avec la Tora», méthode qui passe de Moïse aux Prophètes et aux Psaumes afin d’illustrer un thème choisi. Ce thème, dans le cas qui nous intéresse, est le devenir de Jésus. La méthode a en outre l’avantage de faire ressortir l’unité de l’Écriture et de générer une intense expérience spirituelle. Mais ces démonstrations par l’Écriture n’ont rien à voir avec des preuves matérielles, de type fondamentaliste, qui s’imposeraient d’elles-mêmes. Elles viennent toujours à l’appui d’une conviction préalable, généralement reçue par la communauté, pour la confirmer. Sans cela, la démonstration n’a aucune force de persuasion. La foi en la résurrection en est un exemple: ce n’est qu’une fois cette réalité admise, fondée sur le sens de Dieu vécu dans le peuple, que l’on peut trouver, pour la confirmer, des appuis sur l’Écriture (voir Luc 20,27; Marc 12,24).

Or, dans le cas de Jésus et en ce qui concerne les juifs, cet accord préalable qui permet de le reconnaître «semé dans les Écritures», n’existe pas et ne peut exister. En janvier 1933, Martin Buber, dans un dialogue avec un exégète du Nouveau Testament, Karl Ludwig Schmidt, s'exprimait ainsi: «L'Eglise repose sur la foi en la venue du Christ, et y voit le salut accordé par Dieu à l'humanité. Nous, Israël, nous ne parvenons pas à le croire». Il reste aux chrétiens à admettre cette impossibilité, et à reconnaître aux juifs une vocation spécifique, permanente et inaliénable. Les exemples passés, tels le débat qui eut lieu sous le roi Saint Louis (1242), ou la «dispute de Barcelone» (1263), aux souvenirs amers, devraient convaincre: tous les exemplaires du Talmud furent brûlés à Paris, place de Grève (24 charretées!) et Nahmanide dut fuir en Terre d'Israël.

La reconnaissance de la vocation juive par les chrétiens est un préalable qui les met dans les dispositions d’un vrai dialogue. Ils sont appelés à reconnaître leur dépendance permanente de la révélation juive du Sinaï transmise par Jésus, et cela de façon inséparable du peuple qui la porte. Pour reconnaître l’Autre transcendant qui se révèle, il faut admettre devoir passer par l’autre, le peuple juif duquel Jésus est inséparable. À cette dépendance dans l’origine répond celle qui est signifiée par la rédemption. Paul lui-même le reconnaît: «Si, en effet, leur mise à l'écart a été la réconciliation du monde, que sera leur réintégration, sinon le passage de la mort à la vie?» (Romains 11,15). L’entrée d’Israël dans la plénitude des promesses qui lui sont faites conditionne l’avènement de la rédemption pour le monde. Paul reprend ici un schéma fondamental, inscrit dans la Bible et poursuivi dans tradition juive. Faut-il souligner l’immense bienfait d’une telle attitude pour les chrétiens, et particulièrement pour l’Église catholique en ces temps difficiles? La reconnaissance sincère de sa dépendance par rapport au peuple juif et sa révélation exorcise toute volonté d’autoglorification. Désormais, sur la base d’une vraie humilité, le dialogue est possible. Juifs et chrétiens s’ouvrent à la Parole infinie, à explorer sans cesse. Les deux parties sont en état de réception, et par conséquent d’écoute mutuelle.

La Déclaration pour le jubilé de fraternité à venir formulée par cinq juifs français en 2015 illustre bien le dialogue fécond que nous sommes appelés à engager:

N’avons-nous pas, en effet, pour espérance suprême que l’histoire des hommes ait un même horizon, celui de la fraternité universelle d’une humanité rassemblée autour du Dieu Un et Unique? Nous devons y œuvrer ensemble, plus que jamais, main dans la main.


Nous, Juifs, y travaillons par l’étude de la Torah, la pratique des mitsvot, c’est-à-dire des commandements divins, par l’enseignement de sagesse qui en découle, et qui vise la transformation des cœurs et des esprits. Vous, Chrétiens, y travaillez par l’accueil du Verbe qui vous donne ce supplément d’être, d’élévation du cœur et de l’esprit. Les divergences théologiques ne doivent pas nous faire oublier que bien des enseignements chrétiens sont en parfaite concordance avec ceux de la tradition rabbinique.

Nous chrétiens accueillons le Verbe qui nous est donné, que nous ne possédons pas, et qui doit être sans cesse reçu et exploré dans sa nouveauté. Saint Paul y invite au terme de sa longue réflexion sur son peuple: «O profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements sont insondables et ses voies impénétrables!» (Romains 11,33). Après nous être opposés dans des disputes stériles pendant presque vingt siècles, l’opportunité nous est donnée d’unir nos forces au service de notre monde: «Nous ne sommes plus des ennemis mais des partenaires sans équivoque dans la défense des valeurs morales fondamentales, pour la survie et le bien-être de l’humanité.» (Grand Rabbin de la Commission bilatérale Israël-Saint Siège, cité dans Faire la volonté de Notre Père des cieux. Vers un partenariat  entre juifs et chrétiens, Orthodox Rabbinic Statement on Christianity, 2015).

Peut-être vaut-il la peine de citer les dernières lignes du texte de Benoît XVI, et de s’attarder sur l’interrogation qu’elles posent. Il propose deux courtes formules pour ressaisir son discours:

«En relation aux juifs, Paul déclare “Les dons et l'appel de Dieu sont irrévocables” (Romains 11,29).

À l’adresse de tous l’Écriture dit: “Si nous souffrons avec lui, avec lui nous régnerons. Si nous le renions, lui aussi nous reniera. Si nous lui sommes infidèles, lui demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même” (2 Timothée 2,12-13)».

«À l’adresse de tous» donc aussi des juifs. Dans l’épître citée, il s’agit bien de renier le Christ ou de lui être fidèle. Après lecture attentive de ce texte du pape émérite, en particulier de son insistance exprimée à deux reprises, selon laquelle qu’il convient d’expliquer aux juifs la valeur de l’interprétation chrétienne «à partir des Écritures», la conclusion s’impose: un dialogue authentique avec les juifs selon les critères de Benoît XVI est impossible, car marqué par le désir plus ou moins voilé de leur conversion. Déjà ce pape autorisait une telle prière le Vendredi Saint par Motu proprio du 7 juillet 2007: Oremus et pro Iudaeis, Ut Deus et Dominus noster illuminet corda eorum, ut agnoscant Iesum Christum salvatorem omnium hominum». Instaurer un vrai dialogue entre juifs et chrétiens nécessite, de la part de ces derniers de reconnaître la valeur de la tradition juive et d’accepter la positivité du «non» que les juifs adressent au caractère divin que les chrétiens ont reconnu dans personne de Jésus de Nazareth. Sur cette base, des fruits magnifiques peuvent germer, au service de notre monde, en attente de la rédemption qui illuminera juifs et chrétiens. 

[1]Joseph Ratzinger – Benedikt XVI, «Gnade und Berufung ohne Reue – Anmerkungen zum Traktat De Iudaeis», Internationale Katholische Zeitschrift Communio, 47 (2018), p. 387-406. Les citations de l’article de Benoît XVI sont issues de la traduction personnelle par Jean Massonnet de l’original allemand, plutôt que de l’édition française de la revue (Joseph Ratzinger – Benoît XVI, «Les dons et l’appel sans repentir», Revue catholique internationale Communio 43,5. No. 259, sept.-oct. 2018, p. 123-145). Les numéros de pages suivant les citations renvoient d’abord à l’original allemand, puis, entre crochets, à la traduction parue dans l’édition française de la revue.

Remarques de l’éditeur

Jean MASSONNET, prêtre du diocèse de Lyon et diplômé de l’Institut biblique pontifical (1975), a enseigné au Séminaire interdiocésain Saint-Irénée de Lyon (1977-1996) et à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon (1990-2005) où il a dirigé le Centre chrétien pour l’étude du judaïsme. On lui doit plusieurs publications, dont un important commentaire de L’épître aux Hébreux (Paris, Cerf, 2016). Il est l’actuel Président de l’Amitié Judéo Chrétienne de Lyon et région

Source : Version légèrement remaniée d’un compte rendu publié sur le site de l’Amitié Judéo Chrétienne de Lyon et région.