Le peuple d’Israël, la terre d’Israël et l’État d’Israël

En 1994, le Saint-Siège a signé avec l’État d’Israël un accord établissant des relations diplomatiques. Quelle est la position de l’Église catholique à l’égard d’un État qui se définit comme juif et qui se voit en continuité directe avec les institutions de l’ancien Israël dans les Écritures, que l’Église considère également comme sacrées? Mettant de côté un «enseignement du mépris», l’Église a cherché à développer un «enseignement du respect» pour les juifs et le judaïsme qui prenne au sérieux la façon dont les juifs se perçoivent eux-mêmes. Comment l’attitude à l’égard d’Israël, peuple, terre et État, s’inscrit-elle dans cet enseignement[1]?

Le fait de repenser la relation avec les juifs a ouvert les yeux de nombreux catholiques sur la réalité vivante du peuple juif, son identité et ses aspirations. Un document de 1974 insistait pour que «les chrétiens cherchent à mieux connaître les composantes fondamentales de la tradition religieuse du judaïsme et qu’ils apprennent par quels traits essentiels les juifs se définissent eux-mêmes dans leur réalité religieuse vécue»[2]. Dans l’ère post-Vatican II, en écoutant les juifs, les catholiques deviennent de plus en plus conscients que de nombreux juifs se définissent aujourd’hui davantage comme un peuple que comme une religion et qu’à ce titre, beaucoup revendiquent une terre qu’ils appellent «la terre d’Israël» et s’identifient à un État, «l’État d’Israël», qui existe depuis 1948. En 2000, des juifs de diverses confessions religieuses ont publié un document en huit points, intitulé Dabru Emet (Dites la vérité), qui encourage les relations avec les chrétiens. Le troisième point du document affirme que «L’événement le plus important pour les juifs depuis l’Holocauste a été le rétablissement d’un État juif dans la Terre promise. En tant que membres d’une religion basée sur la Bible, les chrétiens apprécient que [la terre d’]Israël ait été promise - et donnée - aux juifs comme le centre physique de l’alliance entre eux et Dieu. Beaucoup de chrétiens soutiennent l’État d’Israël pour des raisons beaucoup plus profondes que purement politiques»[3].

Selon Dabru Emet, parce que les juifs et les chrétiens partagent un même langage, fondé sur les Écritures d’Israël, ils peuvent également comprendre que la terre d’Israël a été promise et donnée aux juifs. D’un point de vue théologique, l’élection d’Israël par Dieu et le don de la terre sont en effet des thèmes centraux de l’Ancien Testament. Cependant, les chrétiens comprennent l’Ancien Testament en référence au Nouveau, et cela est particulièrement vrai pour des thèmes tels que l’élection d’un peuple et le don d’une terre. La foi en Jésus distingue la lecture chrétienne de la Bible de la lecture juive et, dans le cadre du dialogue en cours avec les juifs, il est important de préciser comment cela affecte la compréhension chrétienne de la terre et, en particulier, la question des frontières.

Dans le récit de l’Ancien Testament, Dieu a promis cette terre à Abraham et à ses descendants. Par la suite, Dieu aurait conduit Josué à conquérir cette terre comme le lieu où Israël vivrait la relation d’alliance avec Dieu en observant la Torah. Au centre de cette terre se trouvait Jérusalem, la Sainte Sion, et au centre de Jérusalem, le Temple, lieu d’habitation de la présence divine constante. Il ne faut pas oublier, cependant, que cette terre, bien que donnée à Israël dans l’Ancien Testament, a toujours appartenu ultimement à Dieu (cf. Lévitique 25,23), et qu’elle constitue un lieu où Israël serait la «lumière des nations» (cf. Isaïe 42,6; 49,6), attirant toutes les nations à Jérusalem, venant apprendre la Torah (cf. Isaïe 2,3). Selon le langage de l’Écriture, en particulier celui des livres de la tradition deutéronomiste, cette terre a été perdue à cause des péchés d’Israël. Mais Dieu, par grâce et en vertu de sa fidélité, y a ramené le peuple à l’époque de Cyrus, roi de Perse. L’exil a fait place au retour, la mort à la résurrection. Le canon juif des anciennes Écritures d’Israël se termine par les paroles de Cyrus, adressées aux exilés: «Quiconque, parmi vous, fait partie de tout son peuple, que le Seigneur son Dieu soit avec lui! Qu’il monte (à Sion)» (2 Chroniques 36,23).

L’Église a organisé les Écritures différemment, plaçant 2 Chroniques au milieu de la saga d’Israël dans l’Ancien Testament. L’épître de Cyrus est un événement de plus qui fait avancer le récit vers la promesse de la fin de l’Ancien Testament, la venue du Jour du Seigneur dans le livre de Malachie avec la figure d’Élie. Dans le Nouveau Testament, Jean annonce ce jour et l’associe à l’apparition de Jésus de Nazareth, qui transfigurera les frontières entre les peuples et leurs terres, conduisant finalement à la dissolution de ces frontières. Il est clair que la compréhension chrétienne de la terre change lors du passage de l’Ancien au Nouveau Testament. Un document de 2001 de la Commission biblique pontificale le souligne: «Une béatitudes effectue le même type de passage du sens géographique historique à un sens plus ouvert: ‘les doux posséderont la terre’ (Matthieu 5,5); ‘la terre’ équivaut là au ‘Royaume des cieux’ (5,3.10) dans un horizon d’eschatologie à la fois présente et future»[4] À première vue, la terre semble presque avoir disparu dans les écrits du Nouveau Testament, les chrétiens considérant que leur patrie est le ciel (cf. Hébreux 11,13-16). Cependant, la terre n’est pas absente mais plutôt transfigurée par le Christ ressuscité, car les frontières qui séparent une terre d’une autre, un peuple d’un autre, se dissolvent progressivement au fur et à mesure que l’Évangile se répand. L’expansion continue de la terre est évidente lorsque l’Évangile est prêché, lieu après lieu, comme le montrent les Actes des Apôtres, de Jérusalem jusqu’aux extrémités de la terre. La terre n’est plus exclusivement la terre d’Israël, mais s’étend à toute terre où l’Évangile est prêché et vécu. L’abolition des frontières est un aspect central de la mission du Christ :

Car il est notre paix; en sa chair, il a fait de l’un (juif) et de l’autre (païen) un seul groupe et il a abattu le mur de séparation, c’est-à-dire l’hostilité qui existait entre nous. Il a aboli la loi avec ses commandements et ses ordonnances, afin de créer en lui-même une seule humanité nouvelle à la place des deux, faisant ainsi la paix, et afin de réconcilier les deux groupes avec Dieu en un seul corps par la croix, faisant ainsi mourir cette hostilité par elle. C’est ainsi qu’il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin et la paix à ceux qui étaient proches, car par lui nous avons tous deux accès au Père dans un seul Esprit (Ephésiens 2,14-18).

Bien que les juifs et les catholiques partagent effectivement un langage commun dérivé de l’Écriture, ils ne partagent pas toujours une compréhension théologique commune de ce langage et de ses implications, enracinés qu’ils sont dans deux conceptions religieuses distinctes. En fait, de nombreux chrétiens hésiteraient à utiliser les textes de l’Ancien Testament pour justifier les idéologies et les politiques du XXe siècle au Moyen-Orient aujourd’hui. Après 1948, l’Église catholique a procédé avec lenteur et prudence lorsqu’il s’est agi de traiter avec l’État d’Israël, en partie à cause des circonstances traumatisantes dans lesquelles l’État a été créé. Après des décennies d’hésitation, le Saint-Siège a inauguré des relations diplomatiques complètes avec cet État en 1994, à une époque où la paix entre Israéliens et Palestiniens semblait imminente. Pourtant, malgré la reconnaissance diplomatique de l’État, certains juifs ont continué à déplorer la réticence de l’Église à affirmer la signification théologique de la revendication juive sur la terre et de l’existence de l’État. Invité à s’exprimer aux côtés du cardinal Kurt Koch, président de la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme, lors de la présentation du document de 2015 célébrant le 50e anniversaire du paragraphe 4 de Nostra Aetate, le rabbin David Rosen a eu un commentaire en ce sens: «Peut-être m’est-il alors permis [...] de souligner que pour respecter pleinement la compréhension de soi des juifs, il est également nécessaire d’apprécier le rôle central que joue la terre d’Israël dans la vie religieuse historique et contemporaine du peuple juif, ce qui semble manquer»[5].

Alors que le document de 1965 ne mentionnait pas Israël, terre ou État, le texte de 2015 mentionne l’État d’Israël à deux reprises. La première fois, il cite le document de 1985 de la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme, à propos de l’attachement des juifs à la «terre des ancêtres»:

Les chrétiens sont invités à comprendre cet attachement religieux qui trouve ses racines dans la tradition biblique, sans pour autant faire leur une interprétation religieuse particulière de cette relation (cf. Déclaration de la Conférence des évêques catholiques des États-Unis, 20 novembre 1975). Pour ce qui regarde l’existence de l’État d’Israël et ses options politiques, celles-ci doivent être envisagées dans une optique qui n’est pas en elle-même religieuse, mais se réfère aux principes communs de droit international»[6].

La deuxième fois, c’était à propos de la justice et de la paix: «Dans le dialogue juif-chrétien, une grande attention est donnée à la situation des communautés chrétiennes présentes dans l’État d’Israël où, plus que dans tout autre pays du monde, une minorité chrétienne vit aux côtés d’une majorité juive. La paix en Terre Sainte – qui fait défaut et pour laquelle nous prions constamment – joue un rôle de premier plan dans le dialogue entre juifs et chrétiens»[7]. Certains catholiques font cependant pression pour promouvoir une affirmation catholique de la signification théologique de la revendication juive concernant la terre et l’État[8].

Bien qu’aujourd’hui l’Église soit prudente, les juifs sont en droit de rétorquer qu’elle n’a pas toujours agi avec autant d’hésitation. L’idéologie impériale qui s’est développée une fois que les chrétiens ont accédé au pouvoir terrestre a contredit la conception néotestamentaire de la terre, du moins à partir de l’époque de l’empereur Constantin au IVe siècle. L’empire chrétien a suscité un enthousiasme pour les frontières à défendre et les territoires à conquérir dans le but constant d’étendre ces frontières. Au Moyen Âge, une chrétienté militarisée est entrée en guerre pour «libérer» Jérusalem des musulmans, qui pour certains représentaient une sorte de résurrection du judaïsme[9]. L’enseignement du mépris des musulmans a été parallèle à l’enseignement du mépris des juifs. Pour beaucoup, à l’époque des croisades, la guerre avait deux dimensions: elle se faisait à la fois contre l’ennemi intérieur (les juifs) et contre l’ennemi extérieur (les musulmans). Les croisés, inspirés par la Bible, se considéraient comme des guerriers dirigés par Dieu, et les échos de la mentalité des croisés résonnent tout au long de la longue histoire du colonialisme européen. Les explorateurs et les conquérants ont ouvert la voie aux missionnaires et aux prédicateurs. Par opposition aux chrétiens victorieux, confirmés par Dieu dans leurs victoires, les juifs étaient dépeints comme vaincus et subjugués, ayant perdu la terre de leurs ancêtres à cause de leur perfidie. Jésus lui-même ne l’avait-il pas prophétisé[10]? Ils étaient considérés comme condamnés à être un peuple errant[11].

La prise de conscience du fait que les juifs ont souffert de l’émancipation des chrétiens, souvent basée sur une lecture contraire à l’éthique des textes bibliques, est fondamentale pour repenser les relations judéo-chrétiennes après le Concile Vatican II. Les mécanismes qui lient l’émancipation des chrétiens à la marginalisation des juifs doivent être mis au jour et transformés, et les principes théologiques supposés à la base de ces mécanismes doivent être déracinés. Les catholiques ont commencé l’important travail de reformulation des attitudes à l’égard des juifs, une bénédiction de notre époque; cependant, un défi tout aussi important est de s’assurer que la reformulation d’une théologie chrétienne, purifiée de l’antijudaïsme et imprégnée du nouveau langage de dialogue et de collaboration entre juifs et chrétiens, ne légitime pas à son tour de nouveaux mécanismes d’émancipation et d’exclusion. Toute réflexion catholique sur la terre et l’État d’Israël doit tenir compte du contexte politique, social, économique et culturel en Israël/Palestine. Cela implique un examen minutieux de la manière dont les revendications juives et les politiques israéliennes sont liées au bien-être des communautés chrétiennes et musulmanes indigènes, aux aspirations du peuple palestinien, ainsi qu’à la protection des lieux saints de la chrétienté et de l’islam.

Si la préoccupation de l’Église pour les lieux saints et les communautés religieuses semble assez naturelle, la préoccupation de l’Église pour la justice et la paix n’est pas simplement une question politique ou diplomatique, mais fait plutôt partie intégrante de la mission de l’Église. Le document Gaudium et Spes de Vatican II le précise :

Quant à l’Église, fondée dans l’amour du Rédempteur, elle contribue à étendre le règne de la justice et de la charité à l’intérieur de chaque nation et entre les nations. En prêchant la vérité de l’Évangile, en éclairant tous les secteurs de l’activité humaine par sa doctrine et par le témoignage que rendent des chrétiens, l’Église respecte et promeut aussi la liberté politique et la responsabilité des citoyens[12].

L’Église formule sa position sur la situation actuelle du conflit en Israël/Palestine avec un sens de la responsabilité morale et en ne limitant pas son discours à des formules bibliques ou à des spéculations théologiques.

Au cours des dernières décennies, soit depuis le début du conflit actuel dans la période qui a suivi la Première Guerre mondiale, l’Église a développé un discours sophistiqué sur la terre d’Israël/Palestine, ses peuples et ses structures de gouvernance. Son langage est fondé à la fois sur l’Écriture, la tradition, le souci des communautés chrétiennes, un engagement au dialogue avec les juifs et les musulmans et une insistance particulière sur la promotion de la justice et de la paix pour les Israéliens et les Palestiniens. Ce discours à plusieurs niveaux n’est pas un exercice de diplomatie mais un projet dynamique visant à dire la vérité dans une situation de division, de conflit et de violence[13]. En outre, l’Église universelle ne peut pas promouvoir un discours spirituel ou théologique abstrait sur une terre où les membres de l’Église locale sont confrontés aux réalités quotidiennes de la discrimination et de l’occupation, qui affectent les Palestiniens chrétiens comme elles affectent tous les Palestiniens et les juifs vivant dans la région. Les efforts de l’Église locale pour faire face à ces réalités ont un impact très important sur la réflexion sur les questions de terre et d’État dans l’Église universelle. Les revendications juives sur la terre, qui font appel à la fois à l’autorité biblique et à la souffrance juive dans l’histoire, doivent également être considérées à la lumière de l’exil du peuple palestinien de sa patrie et de son expérience de discrimination et d’occupation dans les territoires qu’Israël gouverne aujourd’hui. Le patriarche Michel Sabbah, à la tête de l’Église catholique romaine en Terre Sainte pendant plus de vingt ans, a posé la question théologique brûlante dans sa lettre pastorale de 1993: «Serions-nous (les Palestiniens) victimes de notre propre histoire du salut, qui semble favoriser le peuple juif et nous condamner? Est-ce vraiment la volonté de Dieu devant laquelle nous devons inexorablement nous incliner, exigeant que nous nous dépouillions en faveur d’un autre peuple, sans aucune possibilité d’appel ou de discussion[14]

Selon l’enseignement de l’Église d’aujourd’hui, le peuple juif, comme tous les peuples, a le droit de s’exprimer dans ses propres termes en tant que peuple. Marginalisé pendant des siècles, le nationalisme juif, le sionisme, a rejeté cette marginalisation et a lutté pour son émancipation. L’Église comprend le lien historique, religieux et émotionnel des juifs avec la terre, rejetant aujourd’hui les siècles d’enseignement traditionnel qui condamnaient les juifs à un état perpétuel d’exil comme punition pour leur refus d’accepter le Christ. Cependant, la reconnaissance par l’Église de la spécificité permanente du peuple juif et son respect pour l’attachement des juifs à la terre d’Israël ne doivent pas être compris comme une légitimation de la détermination politique et idéologique de gouverner la terre de manière exclusive. L’Église se méfie du langage des droits exclusifs, en particulier lorsqu’il supplante les droits des autres. Au contraire, l’Église reconnaît l’autorité du «droit international» qui établit des critères pour promouvoir la justice, l’égalité et la paix dans n’importe quel contexte[15].

En outre, il convient de noter qu’il n’y a pas d’unanimité parmi les juifs eux-mêmes en ce qui concerne l’État d’Israël. Le sionisme a suscité la méfiance, voire l’hostilité de certains juifs, et de nombreux autres juifs ont critiqué les options politiques adoptées par les dirigeants sionistes, notamment à l’égard du peuple palestinien[16]. Martin Buber, célèbre penseur juif, écrivait déjà en mai 1948, au milieu de la guerre qui a accompagné la création de l’État d’Israël: «Il y a cinquante ans, lorsque j’ai rejoint le mouvement sioniste pour la renaissance d’Israël, mon cœur était entier. Aujourd’hui, il est déchiré. La guerre menée pour une structure politique risque à tout moment de devenir une guerre de survie nationale... Je ne peux même pas me réjouir en anticipant la victoire, car je crains que la victoire juive signifie la chute du sionisme»[17]. Sa voix était empreinte d’angoisse lorsqu’il a vu la genèse du militarisme israélien et craint qu’il ne conduise à la disparition de sa forme d’humanisme sioniste. Son angoisse s’est aggravée lorsque les autorités israéliennes ont refusé d’établir des relations avec les réfugiés palestiniens et ont instauré un régime militaire sur les Arabes qui n’avaient pas fui le territoire qui est devenu l’État d’Israël (une situation qui n’a pris fin qu’en 1966, quelques mois après la mort de Buber). Il n’a pas vécu assez longtemps pour voir l’imposition de l’occupation militaire sur les territoires occupés par Israël lors de la guerre de 1967. La philosophe juive Hannah Arendt s’est également montrée prophétique dans son analyse incisive du côté obscur du sionisme. Forte de son étude du totalitarisme sous ses formes modernes, Arendt a mis en garde contre les dangers du sionisme pour le peuple juif. Dans un article de 1945, Arendt écrit : «Les sionistes, s’ils continuent à ignorer les peuples méditerranéens et à ne s’intéresser qu’aux grandes puissances lointaines, n’apparaîtront que comme leurs outils, les agents d’intérêts étrangers et hostiles. Les juifs qui connaissent leur propre histoire devraient savoir qu’un tel état de fait conduira inévitablement à une nouvelle vague de haine des juifs»[18]. La plupart des juifs, cependant, voient dans l’État d’Israël quelque chose de plus qu’un simple État.

L’enseignement selon lequel l’exil des juifs est une punition divine doit être rejeté, car il trahit l’Évangile de la fidélité de Dieu. Cependant, l’alternative n’est pas l’affirmation théologique du nationalisme juif, mais plutôt le rejet de toutes les formes d’enseignement du mépris qui affirment des droits exclusifs pour certains et l’exclusion pour d’autres. L’insistance sioniste sur la souveraineté nationale, définie comme juive, est en forte tension avec la reconnaissance des droits de tous les citoyens de l’État d’Israël, y compris ceux qui ne sont pas juifs. La réalité de plus de soixante-dix ans d’existence de l’État d’Israël se manifeste dans l’expérience des citoyens qui se heurtent à de multiples formes de discrimination, de marginalisation et d’exclusion parce qu’ils sont des «non-juifs» dans l’État juif. Eux aussi doivent pouvoir s’exprimer, non seulement dans l’arène politique, mais aussi dans la conversation théologique sur la terre et l’État d’Israël. Quel que soit le cadre fixé pour une solution au conflit israélo-palestinien, qu’il s’agisse de deux États vivant côte à côte ou d’un État unique pour tous, le principe ultime pour une résolution durable est la dignité de la personne humaine et l’égalité en droits et en devoirs. Une déclaration de 2019 des évêques catholiques de Terre Sainte a souligné ce principe :

(…) nous promouvons une vision selon laquelle tous les habitants de cette Terre Sainte sont égaux, l’égalité convenant à tous les hommes et toutes les femmes créés égaux à l’image et à la ressemblance de Dieu lui-même. Nous pensons que l’égalité, quelles que soient les solutions politiques adoptées, est une condition fondamentale pour une paix juste et durable. Nous avons vécu ensemble dans ce pays dans le passé, pourquoi ne pas vivre ensemble dans l’avenir? Telle est notre vision pour Jérusalem et toute la terre, appelée Israël et la Palestine, entre le Jourdain et la mer Méditerranée[19].

Lorsque les juifs et les catholiques regardent cette terre et ses habitants, ils ne sont peut-être pas unis dans une vision commune, mais ils peuvent certainement l’être dans une prière commune pour la paix et le bien-être de tous ceux qui y vivent.

 

[1] Voir D. Neuhaus, «Popolo di Israele, Terra di Israele, stato di Israele», Civiltà cattolica 2020 (4086, 19.9.2020), 491-502.
[2] Commission pour les relations religieuses avec le Judaïsme, «Orientations et suggestions pour l’application de la Déclaration conciliaire "Nostra Aetate (n. 4)"» (1974) Préambule.
[3] National Jewish Scholars Project, Dabru Emet (2000), no 3.
[4] Commission pontificale biblique, Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne (2001), no 57. Voir aussi l’étude classique de W.D. Davies, The Gospel and the Land: Early Christianity and Jewish Territorial Doctrine (Berkeley, University of California Press, 1974).
[5] Cité dans G. D’Costa, Doctrines catholiques sur le peuple juif après Vatican II (Paris, Cerf, 2023), 116-117. Voir aussi R. Langer, «Theologies of the Land and State of Israel The Role of the Secular in Christian and Jewish Understandings» Studies in Jewish-Christian Relations, 3 (2008), 1-17.
[6] Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme, «Notes pour une correcte présentation des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique» (1985), no VI, 1 cité dans «Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables» (2015), no 5.
[7] Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme, «Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables» (2015), no 46.
[8] Voir P. Lenhardt, «La fin du sionisme?» Sens no 285 (2004/3), 99-138; M. Remaud, Échos d’Israël (Jerusalem, Elkana, 2010); R. Lux, The Jewish People, the Holy Land and the State of Israel: A Catholic View (Mahwa, Paulist Press, 2010); G. D’Costa, Doctrines catholiques sur le peuple juif après Vatican II (Paris, Cerf, 2023).
[9] Certains considéraient l’Islam comme une forme nouvelle et puissante de christianisme hérétique mêlée de judaïsme talmudique. Ils avaient tendance à traiter autant le Talmud que le Coran comme des sources d’erreurs (cf. les écrits de Pierre Alphonse, le Corpus de Cluny, Ricoldo da Monte Croce et autres)  
[10] Jésus, pleurant sur Jérusalem dans l’Évangile de Luc, déclare: «Si toi aussi tu avais su, en ce jour, comment trouver la paix...! Mais hélas! cela a été caché à tes yeux! Oui, pour toi des jours vont venir où tes ennemis établiront contre toi des ouvrages de siège; ils t'encercleront et te serreront de toutes parts; ils t'écraseront, toi et tes enfants au milieu de toi; et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n'as pas reconnu le temps où tu as été visitée.»
[11] Des Pères de l’Église ont comparé la condition apatride des chrétiens à l'exil juif. Tertullien en fournit un exemple caractéristique: «Dispersés, vagabonds, bannis de leur pays, ils errent par toute la terre, n'ayant pour roi ni un homme ni un Dieu, et il ne leur est pas permis de mettre le pied sur le sol de la patrie et de le saluer, même à titre d'étrangers». Tertullien, «Apologétique» XXI,5.
[12] Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps (Gaudium et Spes), no 76,4.
[13] Pour une réflexion catholique sur ces thèmes, voir A. Marchadour et D. Neuhaus, La terre, la Bible et l’histoire: "Vers le pays que je te ferai voir" (Paris, Bayard, 2006).
[14] M. Sabbah, «Lire et vivre la Bible au pays de la Bible aujourd'hui: lettre pastorale, novembre 1993», no 7, dans Lire et vivre la Bible au pays de la Bible (Desclée De Brouwer, Paris, 2003).
[15] «Le droit se présente comme un instrument de garantie de l'ordre international, c'est-à-dire de la coexistence entre communautés politiques qui, individuellement, poursuivent le bien commun de leurs citoyens et qui, collectivement, doivent tendre à celui de tous les peuples, dans la conviction que le bien commun d'une nation est inséparable du bien de la famille humaine tout entière» (Compendium de la doctrine sociale de l’Église, no 434).
[16] Sur l’opposition juive au sionisme, voir le recueil de textes publiés par M. Selzer, Zionism Reconsidered: The Rejection of Jewish Normalcy (New York, Macmillan, 1970).
[17] M. Buber, «Zionism and Zionism,» dans P. Mendes-Flohr (éd.), A Land of Two Peoples: Martin Buber on Jews and Arabs (Oxford, Oxford University Press, 1983), 198.
[18] H. Arendt, «Zionism Reconsidered,» dans M. Selzer (éd.), op. cit., 216.
[19] Assemblée des Ordinaires catholiques de Terre Sainte, Justice et paix s’embrassent (20.5.2019).

Remarques de l’éditeur

Le Père David M. Neuhaus, S.J., Ph.D., né le 25 avril 1962 à Johannesburg, en Afrique du Sud, est un jésuite israélien d’origine allemande et le supérieur de la communauté jésuite de la maison de l’Institut biblique pontifical à Jérusalem. Auparavant, de 2009 à 2017, il a assumé la fonction de vicaire patriarcal pour les catholiques de langue hébraïque au sein du Patriarcat latin de Jérusalem.

Le texte original anglais de cet article, paru dans Chicago Studies 60, no. 2 (Printemps/Été 2022), est disponible en ligne à: https://issuu.com/chicagostudies/docs/cs_spring_summer_2022_complete_issue.

Traduit et adapté pour Relations judéo-chrétiennes par Jean Duhaime.