Le féminisme comme point de rencontre

Le féminisme a été un point de rencontre pour les femmes juives et chrétiennes, même si leur sororité a été aussi ambiguë que toute relation sororale. Depuis ses débuts, le féminisme religieux moderne a été un projet commun pour les juifs et les chrétiens – mais la théologie féministe chrétienne n’a pas toujours réussi à éviter les pièges de l’antijudaïsme chrétien classique. Toutefois, les efforts conjoints des féministes chrétiennes et juives peuvent revitaliser et offrir de nouvelles perspectives au dialogue judéo-chrétien.

Judith Plaskow atteste de la coopération entre les féministes juives et chrétiennes : « Nous avons formulé ensemble une critique de la religion patriarcale ; nous avons discuté des profondeurs du patriarcat dans le judaïsme et le christianisme ; nous avons discuté ensemble de ce que signifie recouvrer et rendre visible l’histoire des femmes ; et nous avons lutté avec l’intégration de l’expérience des femmes dans nos traditions respectives »[1].

Un exemple de la façon dont les approches féministes peuvent donner de nouvelles idées est une discussion sur le concept d’alliance par Annette Daum et Deborah McCauley de 1983[2]. Elles veulent repenser l’idée d’alliance en termes de nos expériences de relations humaines. Les conceptions traditionnelles de l’alliance sont entachées de l’idée de triomphalisme religieux et nuisent tant à la relation entre hommes et femmes qu’à celle entre chrétiens et juifs : « Le symbolisme de l’alliance implique que les hommes sont plus choisis ou élus que les femmes, les juifs sont plus élus que les chrétiens, les chrétiens sont plus élus que les juifs » [3]. Une conception féministe de l’alliance devrait éviter les idées d’élection et d’exclusivité et se concentrer sur la « responsabilité et l’inclusivité », où la responsabilité est « réponse-habilité », la capacité de répondre.

La théologie de la croix est un autre domaine où la critique juive et la critique féministe peuvent s’informer et se renforcer mutuellement. Mary C. Boys introduit la critique féministe et womaniste de la façon dont certaines théologies de la croix sanctionnent la violence contre les femmes dans sa critique de « l’effet toxique » que l’histoire sacrée chrétienne a eu pour les juifs. Encore une fois, la réponse féministe a été de repenser la rédemption en termes de relations justes plutôt que de violence rédemptrice[4].

Cependant, ce n’est pas seulement une histoire de collaboration harmonieuse. La discussion sur l’antijudaïsme dans la théologie féministe a été lancée en 1980 par Judith Plaskow et Annette Daum, avec la parution de deux articles intitulés respectivement « Blaming Jews for Inventing Patriarchy », et « Blaming Jews for the Death of the Goddess », dans le Magazine Lilith (no 7). En 1986, Christian Jewish Relations a consacré un numéro à ce problème. En 1994, Katharina von Kellenbach a publié une étude complète sur le sujet[5].

L’accusation d’antijudaïsme dans les écrits féministes peut être résumée en trois points : (1) faire du judaïsme l’antithèse du christianisme (spécialement précoce, favorable aux femmes) ; (2) subsumer les intérêts juifs (féministes) sous les intérêts chrétiens ; et (3) faire du judaïsme le bouc émissaire pour la mort de la Déesse et la montée du patriarcat.

Dans les premiers temps de la théologie féministe, le slogan « Jésus était une féministe », inventé par Leonard Swidler en 1971 dans un article très influent, tendait à opposer Jésus à une communauté juive complètement patriarcale. Afin de sauvegarder l’unicité de Jésus, son affirmation de la femme a été opposée à une série de dictons négatifs sur les femmes dans les écrits juifs contemporains, tout en négligeant ceux qui montrent une attitude similaire à celle de Jésus. Souvent les sources juives citées sont écrites des siècles après les évangiles et devraient être comparées avec raison aux Pères de l’Église. Jésus est spécialement construit comme non-juif en contraste avec la judaïté de Paul.

Alors qu’elle a largement disparu des travaux savants grâce à la critique de Judith Plaskow, Susannah Heschel, Katharina von Kellenbach et d’autres, cette rhétorique antithétique est encore très commune dans les sermons et dans la production féministe populaire. Par une sorte d’effet de « ruissellement », des idées féministes révolutionnaires font désormais partie intégrante de la théologie libérale dominante – mais, malheureusement, les tendances antijuives demeurent intactes.

Quand les féministes chrétiennes supposent que ce qui libère les féministes chrétiennes est libérateur pour toutes les autres, elles subsument les intérêts juifs sous les chrétiens. En voici un exemple :  tout en affirmant qu’ « il n’y a plus ni homme ni femme »,  Galates 3,28, un des versets bibliques préféré des féministes chrétiennes, dit également « ni juif ni grec » ce qui, d’un point de vue juif, semble nier au judaïsme le droit d’exister en tant que religion indépendante. On en trouve un autre exemple lorsque les féministes chrétiennes, afin d’éviter le terme patriarcal « Seigneur », utilisent à la place l’indicible nom de Dieu. Le Psautier en langage inclusif est une illustration de cette approche. Dans de tels cas, on se montre sensible aux préoccupations féministes chrétiennes tout en étant indifférent aux préoccupations juives.

Dans la tradition chrétienne, les juifs ont été accusés de déicide pour avoir tué Jésus ; au cours de l’histoire, ils ont aussi servi de bouc émissaire pour des désastres comme la peste. De la même façon, dans la théologie féministe, on les a accusés d’avoir tué la Déesse et introduit le patriarcat. En étudiant le matriarcat ancien, les chercheuses féministes ont lu les Écritures hébraïques comme une preuve de la manière dont les sociétés matriarcales du Proche-Orient, pacifiques et adoratrices de la Déesse, ont été transformées en nations patriarcales et violentes par le culte imposé d’un dieu unique mâle. Bien que ce point de vue soit principalement adopté par les féministes postchrétiennes, il a également influencé les interprétations féministes chrétiennes des Écritures hébraïques.

À ces trois formes féministes de l’antijudaïsme classique, nous pouvons ajouter le détournement chrétien, dans le discours antijuif, de la critique interne féministe de la théologie et de la pratique juives. Les féministes juives ont trouvé problématique que le signe de l’alliance, la circoncision (Berit milah), soit exclusivement masculin. Dans une récente discussion sur la circoncision dans les médias suédois, deux (femmes) prêtres ont utilisé cette critique féministe comme argument pour légiférer contre la circoncision. Malheureusement, ce mésusage d’une discussion interne peut contribuer à un contrecoup pour le féminisme juif et son alliance avec les féministes chrétiennes, car il est toujours délicat pour les membres d’une minorité d’exprimer publiquement leur critique.

Les féministes juives et chrétiennes ont pourtant des programmes communs, non seulement en général, parce qu’elles cherchent à faire entendre la voix des femmes dans des traditions patriarcales, mais aussi parce qu’elles perçoivent des parallèles entre la misogynie et l’antijudaïsme. Les femmes et les juifs ont été « l’Autre » inférieur sur lequel ont été projetées des qualités indésirables. Le judaïsme est à la fois décrit et méprisé en termes féminins.

La recherche féministe a détecté un parallélisme entre la persécution des juifs, culminant dans l’Holocauste, et les chasses aux sorcières médiévales. Les mêmes mécanismes de boucs émissaires étaient derrière eux, car les deux groupes pouvaient être construits comme des symboles du mal. Comme les femmes doivent toujours expier la chute d’Ève, les juifs doivent toujours expier la mort de Jésus. Il y a une corrélation négative entre les pogroms et les chasses aux sorcières : par exemple, ce n’est que lorsque les villes allemandes étaient « judenrein » au 15e siècle que les chasses aux sorcières ont y commencé. Quand un bouc émissaire avait disparu, il fallait en trouver un autre. Le chapeau pointu des sorcières (maintenant rendu célèbre par les films d'Harry Potter) rappelle le chapeau que les juifs ont été forcés de porter – il a également été mis sur la tête des « sorcières » sur leur chemin vers le bûcher. Les similitudes entre la persécution des juifs et des sorcières ne peuvent être expliquées par aucune similitude sociologique entre ces deux groupes en tant que tels. C’était leur statut d’« hérétiques » et de symboles du mal qui en faisaient des menaces pour les autorités de l’Église et des boucs émissaires tout désignés.

Exposer les structures similaires de l’antijudaïsme et de la misogynie nous aide à analyser et à comprendre les deux phénomènes. Cela peut aussi nous aider à réaliser le besoin d’approches intersectionnelles et à apprécier la diversité en général. En effet, il peut y avoir des conflits lorsque des féministes juives rencontrent non seulement des féministes chrétiennes blanches, mais aussi celles d’autres ethnies et groupes opprimés.

Le troisième point du « Document de Berlin » de l’ICCJ, Le temps du réengagement[6], exhorte ses lecteurs à s’assurer « que les mouvements théologiques naissant en Asie, en Afrique ou en Amérique latine, ainsi que les démarches féministes, de libération ou de toute autre nature, intègrent une juste compréhension du judaïsme et des relations judéo-chrétiennes dans leur formulations théologiques ». Beaucoup de féministes chrétiennes du Sud, avec leurs sensibilités postcoloniales, pourraient détecter un agenda impérialiste et une attitude condescendante dans les mots « une compréhension exacte » – exacte selon qui ?

Les problèmes sont illustrés dans une table ronde sur « L’antijudaïsme et l’interprétation biblique postcoloniale » dans le numéro du Printemps 2004 du Journal of Feminist Studies in Religion. La féministe juive Amy-Jill Levine y interpelle les théologiennes féministes chrétiennes du Sud à propos de l’antijudaïsme qui, à son avis, a « infecté » leur interprétation biblique[7].

Levine exprime sa déception que les « féministes conscientisées au colonialisme » ne reconnaissent pas les mécanismes de « stigmatisation » des juifs dans le Nouveau Testament et la tradition interprétative chrétienne[8].

Elle donne une pléthore d’exemples de la façon dont les théologiens féministes du monde en développement reproduisent tous les stéréotypes antijuifs de la théologie féministe décrits ci-dessus. De plus, soutient-elle, les théologiennes « postcoloniales » identifient à tort les pratiques de leurs cultures indigènes concernant les tabous, la pureté, etc. avec des idées correspondantes dans les Écritures hébraïques, sans comprendre que leurs significations diffèrent.

Deux questions sont en jeu dans la discussion : (1) L’antisémitisme est-il un « cas spécial » ou seulement l’un des maux qui affligent l’humanité, au même titre que les atrocités que le colonialisme a infligées aux pays colonisés ? (2) Les chrétiens ont-ils le droit de lire les Écritures hébraïques à travers le prisme de leurs propres cultures ? Sur la question de l’antisémitisme, on constate une nette division entre les femmes blanches occidentales interrogées et les femmes des pays du Sud qui la considèrent comme un mal parmi d’autres, un mal dont elles refusent de prendre leurs responsabilités.

Dans sa réponse à la deuxième question, la théologienne kenyane Musimbi Kanyoro donne une nouvelle « tournure » à la question de la propriété des Écritures hébraïques. Elle affirme que les populations africaines s’identifient au peuple juif par leur proximité avec « l’Ancien Testament », tout en admettant que cette identification peut être un problème, parce que « l’appropriation de la culture d’un autre peuple peut implicitement être dangereuse si elle donne le droit d’y critiquer ce que les propriétaires de cette culture comprennent d’une manière différente »[9].

Kanyoro défend néanmoins le droit des théologiennes africaines à revendiquer « l’Ancien Testament » comme leur propre écriture, à l’utiliser pour cautionner ou pour condamner la culture indigène africaine. Quand la Bible est critiquée, elle est considérée comme un produit occidental, pas un produit juif, déclare-t-elle.

Dans cette table ronde, il y a simultanément une volonté intellectuelle de comprendre et d’aborder la question de l’antisémitisme dans « l’interprétation biblique postcoloniale » et une résistance émotionnelle contre celle-ci. Cette résistance émotionnelle est due en partie au fait que les femmes du monde en développement ne ressentent pas la même complicité dans l’antijudaïsme que les femmes occidentales, entre autres à cause de leur expérience de marginalisation par le discours occidental. Dans un contexte de discours racial, elles perçoivent également les femmes juives comme étant blanches[10].

Si elle est traitée de manière constructive, la participation des théologiennes féministes du Tiers-Monde au dialogue judéo-chrétien pourrait être considérée comme un « tiers-espace » [11] susceptible de libérer le dialogue éléments de culpabilité et de défense qui l’entravent si souvent le contexte européen. La théorie postcoloniale peut exposer l’intersection du discours colonialiste, du triomphalisme chrétien et de l’antijudaïsme.

Les dialogues que j’ai évoqués dans cet article ont eu lieu depuis un certain temps. Je ne vois pas trop d’activité dans le dialogue féministe judéo-chrétien à l’heure actuelle. Comme l’antisémitisme semble en croissance un peu partout dans le monde, il est important que les apports de la première critique juive du féminisme chrétien ne soient pas perdus et que les fruits de ce projet constructif ne soient pas gaspillés. Il est urgent d’inclure les féministes des pays du Sud dans le dialogue comme une voix importante, et pas seulement de les exhorter à adopter une « compréhension exacte » des relations judéo-chrétiennes.

Il est temps de redécouvrir la sororité judéo-chrétienne dans toutes ses complexités, pour le bénéfice du féminisme, pour celui de nos deux traditions religieuses et celui des relations judéo-chrétiennes.

[1] Judith Plaskow, « Feminist Anti-Judaism and the Christian God », Journal of Feminist Studies in Religion 8 no 2 (1991), p. 99.

[2] Anette Daum and Deborah MacCauley, « Jewish-Christian Feminist Dialogue : A Wholistic Vision », Union Seminary Quarterly Review 38 no 2 (1983), p. 147-190.

[3]Ibid., p. 163. 

[4] Mary Boys, Redeeming Our Sacred Story (New York : Paulist Press, 2013), p. 19-23.

[5] Katharina von Kellenbach, Anti-Judaism in Feminist Religious Writings (Oxford : Oxford University Press, 1994).

[6] ICCJ, Le temps du réengagement : Pour construire une nouvelle relation entre juifs et chrétiens (2009, accédé le 24 mai 2016).

[7] Voir la table ronde sur le thème « Anti-Judaism and Postcolonial Biblical Interpretation », Journal of Feminist Studies in Religion 20 no 1 (2004), p. 91-132.

[8] Amy Levine, « Roundtable Discussion : Anti-Judaism and Postcolonial Biblical Interpretation », Journal of Feminist Studies in Religion 20 no 1 (2004), p. 92.

[9] Musimbi Kanyoro, « Roundtable Discussion Response », Journal of Feminist Studies in Religion 20 no 1 (2004), p. 108.

[10] À l’époque de l’apartheid en Afrique du Sud, les juifs étaient classés comme blancs.

[11] Ce concept de « tiers-espace » est attribué à Homi K. Bhabha (Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris : Payot, 2007) et désigne l’espace « entre les cultures » ou entre les composantes d’une dualité.

Remarques de l’éditeur

La Rév. Dr Helene EGNELL est prêtre de l’Église (luthérienne) de Suède. Elle a obtenu son Ph. D. en missiologie à l’Université d’Uppsala en 2006. Elle travaille comme conseillère de l’évêque au Centre pour le dialogue interreligieux du diocèse de Stockholm.

Source : Paru initialement dans CURRENT DIALOGUE No. 58, 2016, publié par le Conseil œcuménique des Églises et reproduit avec son aimable autorisation. Traduit par Jean Duhaime.