’Gaza est un écueil pour le dialogue judéo-chrétien’. Entretien avec Jean-Claude Guillebaud

Le conflit israélo-palestinien rend plus difficile le dialogue entre Juifs et Chrétiens, estime un grand intellectuel catholique français, Jean-Claude Guillebaud.

‘Gaza est un écueil pour le dialogue judéo-chrétien’

Entretien avec Jean-Claude Guillebaud

Par Élias Lévy, reporter1

Le conflit israélo-palestinien rend plus difficile le dialogue entre Juifs et Chrétiens, estime un grand intellectuel catholique français, Jean-Claude Guillebaud.

Écrivain, journaliste - il a été pendant une quinzaine d’années grand reporter au journal Le Monde et au magazine Le Nouvel Observateur - et éditeur aux Éditions du Seuil, Jean-Claude Guillebaud, qui est un fin connaisseur de la tradition juive, est l’auteur d’une dizaine d’essais de réflexion sur le désarroi du monde contemporain et les profondes mutations historiques et anthropologiques que l’humanité a connues depuis la fin des années 70.

Son dernier livre, paru aux Éditions du Seuil: Le Commencement d’un monde. Vers une modernité métisse.

Au cours de l’entrevue qu’il nous a accordée lors de son dernier passage à Montréal, où il a été l’invité de l’Institut de pastorale des Dominicains du Québec, ce Catholique farouchement prolaïc nous a livré ses réflexions sur l’état actuel des relations judéo-chrétiennes, notamment depuis la déplorable Affaire Williamson.

 

Canadian Jewish News: L’Affaire Williamson a porté un coup dur aux relations entre le Judaïsme et le Christianisme?

Jean-Claude Guillebaud: C’est une affaire piteuse et désastreuse pour les relations entre le Christianisme et le Judaïsme. J’ai été l’un des deux initiateurs de l’Appel des intellectuels chrétiens contre le pape Benoît XVI lancé par le grand journal catholique français La Vie quelques heures après l’annonce par le Vatican de la levée de l’excommunication de l’évêque négationniste britannique Richard Williamson. J’ai été effaré par cette espèce de main tendue par Benoît XVI à cet évêque intégriste, qui nie grotesquement la Shoah. Il fallait dénoncer vigoureusement la position abjecte et honteuse de ce prélat négationniste. Jean-Pierre Denis, directeur de la rédaction de La Vie, et moi avons rédigé ensemble un texte qu’on a proposé à la signature des grands intellectuels catholiques de France. En quelques jours, quelque 5000 personnalités catholiques, dont des intellectuels proches du Vatican, notamment l’historien René Girard de l’Académie Française, le philosophe Jean-Luc Marion, Paul Thibaud, ex-directeur de la revue intellectuelle Esprit et ancien président des Amitiés judéo-chrétiennes de France… ont signé cet Appel, qui a déclenché un immense maelström dans les cénacles intellectuels catholiques d’Europe.

C.J.N.: Comment expliquer l’attitude laxiste et insensée du pape Benoît XVI dans cette sordide Affaire?

J.-C. Guillebaud: Dans un article que j’ai publié dans La Vie, j’ai expliqué les raisons qui m’ont motivé à écrire, avec Jean-Pierre Denis, et à signer cet Appel dénonçant cette bévue injustifiable de Benoît XVI et du Vatican.

J’ai tout de suite pensé à l’adresse fameuse d’Albert Camus: “Ce que le monde attend des Chrétiens, c’est qu’ils parlent à haute et claire voix”. Et là, c’est peu de dire qu’il y avait trouble. Or, il est des circonstances où les ambiguïtés, voire les palinodies diplomatiques de l’Église catholique, ne sont pas de mise. Cela en était une. Il fallait protester.

Pour autant, je n’ai jamais pensé que le pape Benoît XVI était intégriste ni même complaisant. Par ailleurs, je déteste par-dessus tout le lynchage médiatique des papes, vieille spécialité française dont Jean Paul II, souvenons-nous, a fait les frais pendant trente ans. Enfin, je me doutais bien que, dans cette affaire Williamson, il fallait faire sa part au dysfonctionnement du Vatican et à l’amateurisme de l’équipe chargée de la “Communication” de Benoît XVI. Mais, que l’Église puisse rester silencieuse, ne serait-ce que deux heures ou deux jours, quand des propos négationnistes aussi odieux étaient tenus par un évêque, fût-il traditionaliste, j’ai trouvé cela insensé. Ni l’estime pour le grand théologien qu’est Benoît XVI, ni même la crainte de “donner des armes aux imbéciles” ne pouvaient me dissuader de signer cet Appel.

J’ai pensé, et je pense toujours, qu’il y avait là une urgence absolue. Sans attendre, il fallait dire “à haute et claire voix” notre trouble, notre douleur, notre consternation, notre attente. J’ajouterai que la sévérité de notre jugement concernant l’action récente de l’armée israélienne à Gaza nous oblige à être d’autant plus intransigeants, et vigilants, sur la question du négationnisme ou de l’antisémitisme.

C.J.N.: Donc, selon vous, le conflit israélo-palestinien est un sérieux écueil pour le dialogue judéo-chrétien?

J.-C. Guillebaud: Oui, c’est un grand écueil. J’étais très engagé dans le dialogue judéo-chrétien. J’ai participé à plusieurs débats avec Gilles Bernheim, aujourd’hui Grand Rabbin de France, et mon ami Shmuel Trigano m’a invité plusieurs fois à donner des conférences au Collège des Études juives qu’il a fondé à l’Alliance Israélite Universelle. Il faut dire pour être juste qu’il y a un facteur important qui aggrave les choses entre les Juifs et les Chrétiens: les conséquences du conflit israélo-palestinien, qui n’en finit pas.

L’affaire de Gaza a été terrible. Dès qu’il s’agit d’Israël, des intellectuels juifs se radicalisent. Je comprends très bien que ces derniers ressentent de la peur et de l’effroi quand l’État d’Israël est attaqué. Mais cette manière d’interdire toute critique de la politique israélienne en brandissant systématiquement l’accusation d’antisémitisme, c’est inadmissible! Cette situation est aggravée par le fait que dès qu’il y a des affrontements entre Israéliens et Palestiniens, il y a des relents d’antisémitisme en France et dans les autres pays européens. Il y a une hypersensibilité dans la Communauté juive de France dès que la politique d’Israël est critiquée. Pourtant, je crois qu’il faut qu’on puisse clairement et paisiblement juger la politique d’Israël comme on juge la politique d’un État normal. C’était le souhait du père fondateur de l’État juif, David Ben Gourion. Puisque certains d’entre nous avons été assez sévères pour juger de la politique militaire d’Israël à Gaza, ça nous oblige à être extrêmement vigilants et intraitables dès qu’il y a le moindre dérapage antisémite.

C.J.N.: À une époque où l’intégrisme religieux a pignon sur rue, le dialogue interreligieux n’est-il pas un voeu chimérique?

J.-C. Guillebaud: Le dialogue interreligieux ne peut se faire que par le sommet et non au prix de concessions. Le dialogue interreligieux, ce n’est pas du syncrétisme, ni de la démagogie, ni cacher sous le tapis les différences. Au contraire, c’est avoir le courage et l’énergie de mettre clairement sur la table les différences qui existent entre Juifs et Chrétiens et d’en débattre sans ambages.

Shmuel Trigano m’a aidé à mieux comprendre et à réfléchir sur le messianisme juif et sur ce que nous, Chrétiens, lui devons. C’est-à-dire: la voix des Prophètes cinq siècles avant Jésus-Christ, qui tout d’un coup surgissent dans le monde pour annoncer que le temps n’est pas circulaire, comme le pensaient le Grecs, mais droit, c’est-à-dire orienté vers un projet. Les Prophètes nous ont rappelé que nous, humains, sommes responsables du monde à venir. J’ai lu dans un passage du Talmud un commentaire sur les Psaumes qui m’a profondément touché: “Nous n’acceptons pas d’abandonner le monde aux méchants”, c’est-à-dire à la logique de la puissance.

C.J.N.: Pour vous, la tradition chrétienne puise toute son essence dans le Judaïsme?

J.-C. Guillebaud: Absolument. Je ne fais jamais une conférence dans les milieux catholiques ou protestants sans rappeler: “N’oubliez jamais que sur des points essentiels nous, Chrétiens, sommes Juifs”. Ce n’est pas une rigolade! Les Chrétiens sont enracinés dans la tradition juive. Évidemment, on peut débattre de la différence entre le messianisme juif et l’espérance chrétienne. Il ne faut pas que cette reconnaissance d’une filiation nous empêche de voir qu’il y a des différences fondamentales entre le messianisme juif et l’espérance chrétienne. Les Juifs et les Chrétiens n’ont pas la même perception des choses. Il y a une kyrielle de questions théologiques qu’il faut accepter de poser car celles-ci ne sont pas solubles dans la gentillesse.

On ne peut pas comprendre l’espérance chrétienne telle qu’elle a été d’abord formulée sur le plan strictement spirituel -l’espérance de la Parousie et ensuite, à partir du XIIe siècle, comment sont apparus dans le monde temporel les mouvements millénaristes avec Joachim de Flore et Saint Thomas d’Aquin - ce dernier entretenait une correspondance bien plus attentive qu’on ne le croit avec Rachi, ils s’estimaient réciproquement - sans sa référence directe au messianisme juif. Au fond, qu’est-ce que c’est que l’espérance chrétienne sinon le fondement de ce que la modernité a appelé “le progrès”, c’est-à-dire le sentiment d’être responsable du monde qui vient.

C.J.N.: Tout en étant un Catholique convaincu, vous êtes aussi un défenseur invétéré de la laïcité. Pourtant, nombreux sont ceux qui croient que la religion et la laïcité sont deux notions antinomiques.

J.-C. Guillebaud: Je suis un défenseur acharné de la laïcité. Mais, pour moi, la laïcité véritable, ce n’est pas la peureuse révision à la baisse des points de vue, c’est leur libre expression dans un rapport robuste et apaisé. En Occident, les progressistes sont résolument persuadés que ces valeurs fondamentales, notamment la liberté individuelle, ont été arrachées, à la suite de luttes homériques, à l’obscurantisme judéo-chrétien ou à l’autoritarisme clérical catholique. Nous avons tendance à retourner cette liberté individuelle contre les religions.

Nous oublions ainsi que l’individualisme est une invention judéo-chrétienne. Cette primauté donnée à l’individu dans son intériorité, c’est quelque chose qui n’existe pas du tout sous cette forme-là dans les autres cultures humaines, ni chez les Grecs à l’époque de l’Antiquité, ni chez les Chinois, ni dans l’islam. Il en est de même de l’aspiration égalitaire, magnifiée par Saint Paul dans l’Épître aux Galates. On peut faire aussi le même constat sur les notions d’universalité, de progrès et, bien sûr, d’espérance, qui a substitué l’idée du “temps circulaire”, de l’ “éternel retour”, telle que conçue dans la tradition grecque, ou orientale, par l’idée de “sens de l’Histoire”.

C.J.N.: Malraux disait que “le XXIe siècle sera religieux, ou ne sera pas”. Mais, le XXIe siècle ne sera-t-il pas plutôt le siècle de l’intrusion et de l’instrumentalisation du politique par les religions?

J.-C. Guillebaud: C’est vrai qu’aujourd’hui la religion est de plus en plus souvent instrumentalisée et mise au service de la violence. En ce qui a trait au conflit israélo-palestinien, aujourd’hui, les adversaires de l’État d’Israël sont des fondamentalistes islamistes alors qu’il y a vingt ans le principal ennemi des Israéliens était l’OLP, une organisation qui à l’époque était plutôt laïque et très hostile à l’islam. De la même façon, il y a quinze ou vingt ans, qui était le principal adversaire d’Israël sur le plan international? C’était l’Irak, une dictature baasiste, c’est-à-dire laïque et très antireligieuse, à tel point que les Occidentaux s’en étaient servis pour faire pièce à l’Iran après la révolution khomeyniste.

Cette instrumentalisation du politique et du social par des groupes religieux est une réalité très ostensible. Mais, en même temps, il ne faudrait pas oublier qu’au siècle précédent, le XXe siècle, il y a seulement neuf ans, qui a été sans doute l’un des siècles les plus ensanglantés de l’Histoire, la violence a été générée par des idéologies qui étaient antireligieuses. À ce que je sache, l’hitlérisme, le stalinisme ou les folies meurtrières du Kampuchéa démocratique du Cambodge ne s’appuyaient pas sur la religion.

C.J.N.: Mais, force est de reconnaître que les intégrismes religieux, qui sont légion en cette première décade du XXIe siècle, constituent une sérieuse menace pour la stabilité sociale et géopolitique du monde.

J.-C.Guillebaud: Ce n’est pas le religieux en tant que tel qui nous menace. Le religieux peut être source de violence comme le non religieux. Ce qui nous menace, et sur lequel il faut être extrêmement vigilant, c’est la pathologie de la croyance. Je pense que toutes les croyances, toutes les convictions, qu’elles soient religieuses ou antireligieuses, sont habitées et menacées par leur propre dérive meurtrière. Il ne faut pas succomber à la mode médiatique qui a tendance à “confessionnaliser” tous les conflits du monde, c’est-à-dire à expliquer ces conflits uniquement à travers le prisme religieux. Il y a quantité de conflits dont l’objet initial et le moteur principal ne sont pas religieux mais qui donnent lieu aujourd’hui à une instrumentalisation de la religion parce que les grandes idéologies, même les pires, sont en déclin.


  1. Nous remercions la direction du Canadian Jewish News de nous autoriser à reproduire sur jcrelations.net cet article paru dans l’édition du 12 mars 2009 (http://www.cjnews.com/).