Continuité malgré la rupture

Romuald-Jakob Weksler-Waszkinel prêtre catholique, a découvert ses origines juives à l’âge de 35 ans. Intégrant en lui cette double identité, il s’emploie depuis à favoriser la compréhension mutuelle entre les chrétiens et les juifs de son pays. Spécialiste de Bergson, il enseigne la philosophie à l’Université catholique de Lublin. Il a livré ce témoignage personnel lors d’une conférence prononcée à l’Université de Montréal le 9 mai 2005.

Continuité malgré la rupture

Romuald-Jakob Weksler-Waszkinel

Romuald-Jakob Weksler-Waszkinel prêtre catholique, a découvert ses origines juives à l’âge de 35 ans. Intégrant en lui cette double identité, il s’emploie depuis à favoriser la compréhension mutuelle entre les chrétiens et les juifs de son pays. Spécialiste de Bergson, il enseigne la philosophie à l’Université catholique de Lublin. Il a livré ce témoignage personnel lors d’une conférence prononcée à l’Université de Montréal le 9 mai 2005.

« Sion avait dit : ‘Adonai m’a abandonnée ;
Le Seigneur m’a oubliée.’
Une femme oublie-t-elle son petit enfant,
Est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles ?
Même si les femmes oubliaient,
Moi, je ne t’oublierai pas. »
Is 49, 14 – 15.

Je voudrais que mon témoignage soit tout d’abord une expression de gratitude pour mes parents juifs et polonais, un hommage et, en même temps, expression de respect et de vénération à l’égard de la communauté juive où qu’elle soit : avant tout en Israël, mais aussi au Canada, en Pologne et partout dans la diaspora.

I.

Je suis né au début de l’année 1943, mais j’ignore la date précise. Je ne me rappelle pratiquement rien des années de la guerre ni du transport de Stare Święcinay (actuellement Svenčionys) dans la région de Vilnius où je suis né, vers la Pologne d’après-guerre.

A.

Je me rappelle très bien la rue et la petite maison individuelle où j’habitais avec mes parents à Pasłęk, chef-lieu d’arrondissement alors dans la voïvodie d’Olsztyn ; je me rappelle aussi le petit garçon : bégayant, se jetant avec effroi à terre à la vue d’un avion, qui se sauvait en apercevant un chien, un coq, voir une souris. Mon seul refuge, ma sécurité ce furent mes parents, auxquels d’ailleurs je ne ressemblais point, et cela fut la cause de bien des chagrins, des pleurs.

Un jour, vers le soir – je ne fréquentais pas encore l’école, donc cela dut être 1947 ou 1948 – en rentrant à la maison, j’entendis : « Youpin, Youpin, bâtard juif ! » Je me retournai. De l’autre côté de la rue se tenaient deux hommes, qui – voyant ma réaction à ces cris – éclatèrent de rire. J’eus la certitude qu’ils m’insultaient. Tremblant d’épouvante, transpirant et sentant mauvais – dans un moment d’affolement, il m’arrivait de ne pas contrôler ma physiologie – je tentai d’expliquer à ma mère ce qui s’était passé. Je la pressai de questions : « Que veut dire Youpin ? Pourquoi m’injurient-ils en me traitant de bâtard ? Pourtant j’ai un papa et une maman ! » Ma mère me serra contre elle, me demanda si je connaissais ce qui criaient après moi, puis, après un moment de silence, au lieu d’une réponse à mes questions, je l’entendis dire : « Les gens raisonnables et bons ne diront jamais de toi des choses pareilles. Et les sots, il ne faut pas du tout les écouter ».

Mais que devais-je faire, comment me comporter, que dire lorsqu’on me demandait : « Au fond, à qui ressembles-tu ? » Je m’énervais et je pleurais, car je ne ressemblais ni au père ni à ma mère ; aucun de mes proches parents, aucun de mes parents éloignés ne me ressemblait...

Pendant les heures de catéchisme, j’entendis parler des Juifs, mes petits compagnons de jeux les évoquaient aussi : « Ceux qui crucifièrent le Christ ». A l’église, plus d’une fois il était question de « leur perfidie », de « leur fourberie », de « leur astuce ». J’avais peur de Juifs. A Pasłęk, où je fréquentai l’école primaire et l’école secondaire, je ne rencontrai jamais de Juif, mais le mot « Youpin » venait me frapper de temps à autre et j’en souffrais, beaucoup.

J’avais, je crois, onze ans lorsqu’un jour je criai cette douleur devant ma mère. Elle était assise près du poêle en train de coudre ou de raccommoder ; je me tenais devant le miroir et je peignais mes cheveux noirs, abondants alors, bouclés. Et brusquement, je remarquai dans mon visage une ressemblance avec la fugure de mon père. « Maman, m’écriai-je tout joyeux, regarde, je ressemble à Papa, n’est-ce pas ? » Mais ma mère ne confirma pas ma « découverte ». Un silence se fit. Je criai donc : « Eh bien, si je suis Juif, vous verrez ce que je ferai de moi ! » Je ne ne me rappelle guère la suite, seulement les larmes de ma mère, je m’en souviens. J’ai honte des paroles criées, mais c’est ainsi que je sentais les choses. Je ne voulais absolument pas être Juif. – Personne ne disait du bien d’eux. Je ne voulais avoir rien de commun avec « ceux qui » – tout le monde en parlait – « avaient assasiné Jésus ».

En 1956, je terminai mes études primaires et alors mon père décida de faire avec moi un voyage dans la région de Vilnius, notre terre natale. A Podbrodzie, petite ville près de Vilnius, où dans l’entre-deux-guerres il avait fait son service militaire, un homme rencontré par hasard, racontait quelque chose. A un certain moment, pointant son index vers moi, il demanda : « Où est-ce que vous avez déniché ce Youpin ? » Je tressaillis comme touché par le courant électrique et me cachant la figure, je me serrai contre les jambes de mon père. Je ne voulais voir rien ni personne. J’avais la certitude que papa ne permettrait pas que l’on me fît du mal. Il en était toujours ainsi. J’eus des parents extraordinaires. Ils m’aimaient beaucoup.

De l’école secondaire, je ne garde aucun souvenir particulier. Sauf peut-être que lorsque j’avais à réciter un fragement du Concert de Yankiel de l’épopée mickiewicznienne Monsieur Thadée, j’avais toujours la gorge bizarrement serrée au moment de prononcer les paroles : « Juif honnête il aimait la patrie comme un Polonais » ; j’avais envie de pleurer.

Quelques semaines avant le baccalauréat, à la question de notre aumônier quels étaient mes plans pour l’avenir, je répondis sans réflexions : je crois que je serai prêtre. Sitôt dit cela, je sentis des doutes monter en moi : ai-je été sincère ? Une crise de foi marquait cette période... Enfant, je voulais toujours être prêtre ; dans les jeux d’enfants, j’étais toujours prêtre. Très tôt, je commençai à servir à l’église comme enfant de choeur. Mais au lycée, je changeai de prédilections ; ce fut la musique qui commença à m’attirer davantage. Et aussi le théâtre, la danse... aucune sauterie à l’école ne se passait sans moi ! Et enfin, dans la classe terminale, adroitement présentée, la théorie d’Oparine de l’origine du monde et de l’homme, ébranla l’univers de ma foi.

Le jour même, pendant le souper, je relatai à mon père la conversation avec l’aumônier. Je croyais que cela lui ferait plaisir. Il était homme d’une foi profonde. Mais voilà qu’il parut irrité. Il refusait presque d’écouter mon récit. Il coupa court : « Ce sont là des balivernes. » Il estimait que je pourrais être un bon médecin, peut-être un enseignant, à la rigueur – un artiste, mais pour le sacerdoce ? Non, je n’étais pas fait pour cela. Cette opposition catégorique, et complètement unattendue, de la part de mon père me troubla fort. Je me sentis vexé, dédaigné en quelque sorte. Je me défendais en alléguant que l’on ne pouvait pas manquer à sa parole : « Puisque j’ai dit à l’aumônier que je serais prêtre, je dois au moins essayer et entrer au séminaire, même sans vocation. » Telle fut ma conviction.

B.

C’est ce que je fis. Le 15 septembre 1960, je commençai mes études au Séminaire d’Olsztyn. Le 20 octobre de la même année mon père mourut, terrassé par l’infractus. Quelques jours plus tôt, il était venu me voir au séminaire en acceptant mon choix. En tout cas, il me semblait qu’il en était ainsi. Il m’accompagna dans la chapelle du Séminaire où il fondit en larmes. Je n’arrivais pas à comprendre la raison de ses pleurs. Sa mort inopinée me fut encore plus difficile à accepter.

Ma première réaction fut de vouloir quitter le séminaire. Je me sentais coupable de la mort de mon père. J’en parlai à ma mère. Elle protesta : « Tu n’es en rien coupable de cette mort ; je te defends de penser ainsi. » Je décidai de présenter mon tourment au recteur. Celui-ci me conseilla de ne pas agir à la hâte, sous l’influence du choc, d’attendre au moins un mois avant de prendre une décision. Après un mois, ma résolution fut de rester : ce n’est plus seulement mon affaire, elle a « coûté » déjà la mort de mon père. Il me faut donc rester au séminaire et par ma vie prouver à papa que je peux être un bon prêtre.

Les années d’études passaient vite. Je n’eus guère de gros problèmes avec les matières enseignées. Je me sentais très bien. La chose la plus importante : le contact quotidien avec les Saintes Ecritures et surtout l’excellent cours biblique, changeaient peu à peu mon attitude à l’égard de monde juif. Je cessai de craindre les Juifs. Et bien que je n’eusse encore aucune occasion de rencontrer un Juif, ceux du « coeur » de la Bible me devenaient de plus en plus proches. Je découvrais, non sans étonnement, que Jésus de Nazareth, Sa Mère et tous les Apôtres étaient Juifs.

Avant les ordinations, dans la paroisse dont l’ordinand est originaire, on annonce le fait qu’il doit être ordonné prêtre. Au cas où un paroissien aurait connaissance d’un empêchement éliminant le candidat, il doit contacter le curé. Sans appréhension aucune, j’attendais les résultat de ces démarches dans ma paroisse de Pasłęk. J’avais la certitude qu’il ne pouvait y avoir rien de nature à empêcher mon ordination. Je me trompais. Il y eut de très graves empêchements, que je n’aurais jamais soupçonnés. Le recteur me fit savoir qu’il y avait de sérieux doutes quant à mon baptême.

Je compris alors immédiatement le sens de ces doutes : voilà qu’après des années de silence, la « sonnerie juive » se faisait entendre à nouveau. Mais cette fois-ci, je ne m’affolai plus. Je ne craignais plus les Juifs : j’avais désormais beaucoup d’ « amis qui m’étaient familiers » - ceux des Livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. Evidemment, le reproche, ou plutôt son absurdité, ne fut pas sans me bouleverser. Je demandai au recteur quelle était « la source » de ces informations. Il ne voulut rien dévoiler, mais il insista sur l’opportunité d’un baptême conditionel. Je refusai carrément en arguant du fait qu’il m’était impossible de répondre à un tel reproche sans connaître sa source. D’abord, je n’avais aucun doute que le reproche était faux. Même si mes parents n’avaient pas pu me baptiser pendant la guerre, ils l’auraient certainement fait après la guerre. Pourquoi personne ne voulut-il me baptiser à l’occasion de la première communion ou de la confirmation ? Pourquoi des gens aussi honnêtes et bons, profondément pénétrés de la religion, devraient-ils tromper quelqu’un dans un affaire d’une telle importance ? D’ailleurs, l’ « argument » décisif, ce fut ma marraine, vivant à ce moment-là (et longtemps encore après – elle n’est décédée qu’en 2002), témoin direct de mon baptême. Sa venue à Olsztyn et sa déclaration éliminèrent définitivement toute ombre de doute.

Cependant ces doutes à mon endroit suscitèrent en moi-même des doutes d’une autre espèce : « Suis-je vraiment l’enfant de mes parents ? Peut-être suis-je Juif quand même ? – Tout comme Jésus, sa Mère, tous les Apôtres... » Je tressaillis en y pensant. Mais cela paraissait tout à fait invraisemblable. Est-il possible d’aimer un enfant étranger au point où je l’étais ?

Le 19 juin 1966, je fus ordonné prêtre. Après une année de travail dans une paroisse, à Kwidzyn, important chef-lieu d’arrondissement, je fus envoyé à l’Université Catholique de Lublin, pour y étudier la philosophie. J’y travaille jusqu’à aujourdh’hui.

Pendant cette brève activité pastorale à Kwidzyn, à un certain moment le motif juif réapparut. Un jour, à l’occasion de visites des malades, le chauffeur de taxi qui me conduisait me demanda si je savais comment on m’appelait dans la paroisse : « Youpin, mon père, Youpin ; vous ne le saviez pas ? » Je ne le savais pas. Mais je ne me fâchai pas et je ne ressentis aucune douleur. Je lui demandai à mon tour s’il savait que « Jésus était Youpin aussi ». Il ne répondit pas. Je me tus. Je portais le Corps du Christ aux malades.

C.

En 1968, j’étais déjà étudiant de l’Université Catholique de Lublin. Ce fut alors que les autorités communistes de Pologne lancèrent une campagne antisémite ; nombre de Juifs furent obligés à l’émigration et privés en conséquence de la citoyenneté polonaise. Parmi les étudiants de l’Université catholique apparurent alors quelques personnes d’origine juive, chassées des universités d’État. Ce furent les premiers Juifs que je rencontrai dans ma vie. Je les regardais ; certains me ressemblaient.

Lublin, avec son histoire multiculturelle et juive au sein de la République (16e s.), avec des traces récentes du camp d’extermination Maïdanek, forçait en quelque sorte à se plonger dans l’histoire, et, à la suite des événements de 1968, surtout dans l’histoire des Juifs. J’eus alors hâte de combler les lacunes dues à l’endoctrinement communiste à l’école primaire et secondaire. En ce qui concernait l’enseignement, les séminaires eux aussi subissaient le contrôle des autorités communistes. Ce fut avec effarement que je découvrais mon ignorance dans le domaine de la littérature, de l’histoire. Je ne savais presque rien de l’extermination des Juifs pendant la guerre.

II.

Depuis 1971, je travaille à la faculté de Philosophie de l’Université Catholique de Lublin. En 1975, ma mère vendit la petite maison de Pasłęk et s’installa chez moi à Lublin. Après une quinzaine d’années, de nouveau nous étions ensemble. A partir de 1960, où je commençai mes études, je ne passais à Pasłęk qu’en hôte. Mais depuis le 1er septembre 1975, c’est ma mère qui fut mon hôte, mon invitée. A vrai dire, moi je redevins « enfant », et elle – comme toujours – une mère magnifique, protectrice, aimante.

Au cours de cette période, je lus beaucoup d’ouvrages sur les camps de concentration, beaucoup de souvenirs des Juifs ayant survécu à la tourmente. Tout au long de mon séjour lublinien, le motif juif ne me quittait guère. Il me parvenait toutes sortes de bruits ou des remarques faites en passant, qui me faisaient dresser les oreilles. Tout ce qui était en rapport avec la question juive m’intéressait vivement. Mes horizons allaient s’élargissant et de plus en plus souvent, il m’arrivait de me poser la question de savoir si je n’étais quand même pas un enfant juif, sauvé de la Shoah.

La présence constante de ma mère créait évidemment une ambiance favorable à la formulation de questions fondamentales. Mais ma mère – et cela m’intriguait – n’abordait point le sujet de la Shoah. Comme si elle n’entendait pas mes questions ; ou bien elle changeait de sujet. Souvent le soir, quand l’atmosphère était propice, je lisais à haute voix des souvenirs de Juifs ayant échappé à la mort. Ecoutant avec recueillement, elle essuyait des larmes. Un jour, j’interrompis la lecture et je demandai : « Maman, pourquoi pleures-tu ? Suis-je Juif ? » – « Est-ce que je ne t’aime pas ? », fit-elle en sanglotant. Je sortis de la pièce en courant et je pleurai aussi. Je n’avais plus de doute : sa réponse-question à ma question fut un signe on ne peut plus clair qu’il fallait continuer à interroger – avec délicatesse et avec encore plus d’amour.

A.

Après cet événement, elle ne voulait plus que je lui lise quoi que ce soit. Elle lisait elle-même, avec une prédilection marquée pour Le Chant de Bernadette, de Franz Werfel. Moi, je savais désormais qu’on ne devait plus poser des questions aussi directes et intepestives.

J’ai changé d’abord le sujet de nos entretiens. Le plus souvent, après le repas du midi ou du soir, j’interrogeais maman sur Svenčionys, lieu de ma naissance. Nous ØmarchionsØ donc les rues de cette ville, nous Ørendions visiteØ à nos connaissances, nous nous rappelions divers événements de ce temps–là. J’appris ainsi qu’avant la guerre, mes parents habitaient à Łyntupy, (à 40 km de Svenčionys, actuellement en Biélorussie), qu’en 1942, ils s’installèrent à Svenčionys, où ils avaient loué une petite chambre avec cuisine. Après un bombardement de Svenčionys (la date est restée incertaine dans la mémoire de maman), mes parents, en m’emportant avec eux, s’enfuirent dans la forêt voisine, pour ensuite trouver refuge dans l’ancienne propriété de M. Halecki (Cerkliszki), non loin de Swenčionys.

Le moment crucial vint le 23 février 1978 : après le souper, on causait comme d’habitude. C’était quelques mois après le retour de maman de l’hôpital (seconde hospitalisation déjà, soupçon de leucémie). Heureusement, il n’y eut pas de leucémie, mais elle ne paraissait pas trop croire mes assurances que peu à peu, elle se rétablirait complètement. Elle rappelait qu’elle approchait de son 70e anniversaire (4 avril 1979). Elle vécut encore 11 ans et put fêter son 80e anniversaire. De toute façon, une fois de plus, les souvenirs affluèrent, nous ØétionsØ de nouveau à Swenčionys, ou cohabitaient Polonais, Lituaniens, Russes, Tatars.

« Et des Juifs ? Tu n’as pas rencontré de Juifs à Swenčionys ? », demandai-je.

Elle me dévisagea et se tut.

« Romek, tu sais très bien qu’en 1941, lorsque les Allemands sont venus... » et elle fondit en larmes. Je pris ses mains dans les mienns, je les embrassai et je la priai de me dire enfin toute la vérité. Ce furent de belles pages de sa vie, mais en même temps, la vérité de ma vie ; je la suppliai de me la dire. Je l’assurai que je ne l’aimerais pas moins, tout au contraire.

J’entendis alors pour la première fois : « Tu as eu des parents magnifiques. Ils t’aimaient beaucoup. Ils étaient Juifs. Ils ont été assassinés. Je n’ai fait que te sauver de la mort. »

Nous pleurâmes tous les deux.

Je lui demandai mon nom de famille ; elle ne le connaissait pas. Elle n’avait pas voulu retenir ce nom. La peur avait été plus forte que la mémoire. Elle m’expliquait : si quelqu’un l’avait dénoncée et si l’on se mettait à l’interroger, peut-être même à la torturer, cela aurait pu devenir dangereux. Et commce ça : « Ils auraient pu me tuer, mais moi, sans mentir, j’aurais dit que c’était mon enfant et que je l’aimais. »

Je lui demandai encore pourquoi elles avait tellement tardé à me dire la vérité. Elle me rappella alors mon comportement et mon cri devant le miroir : « Si je suis Juif, vous verrez ce que je ferai de moi ! Mais je t’aime et je ne voulais pas que tu te fasses du mal. Maintenant, tu as changé. Tu es tout à fait autre. »

Le même soir, j’entendis la chose la plus importante pour moi. Ma mère polonaise avait voulu adopter un enfant, un orphelin. Ella avait même pensé à un orphelin juif, mais elle avait très peur. Mes parents polonais, nous le savons déjà, n’avaient pas leur propre maison à Swenčionys ; ils louaient un petit logement auprès d’une famille. Garder un enfant juif dans ces conditions était difficilement concevable. Toute aide à un Juif était punie de mort.

En fin de compte, je ne réussis pas à savoir dans quelle circonstances ma mère polonaise avait rencontré ma famille juive. Le fait est que ma mère biologique, voulant « laisser » son enfant, c’est-à-dire moi, eut recours à des arguments faisant appel au christianisme de ma mère polonaise. Celle-ci s’étant plusieurs fois déclarée chrétienne croyante, ma mère biologique lui dit un jour : « Vous soulignez que vous êtes chrétienne, que vous croyez en Jésus. Pourtant Il fut Juif. Sauvez donc ce bébé juif au nom de ce Juif en qui vous croyez. Vous verrez, quand il aura grandi, il sera prêtre, il enseignera. »

J’entendais battre mon coeur. J’étais déjà prêtre depuis 12 ans et j’avais 35 ans. Je naissais pour la duxième fois, je revenais chez moi... Je compris alors le comportement étrange de mon père polonais, surtout ses larmes dans la chapelle du séminaire. Il lui était probablement difficile de croire que les paroles de la Juive terrifié désirant sauver son enfant de la mort pourraient devenir réalité dans la vie de celui-ci. Pour moi, ce sont les paroles les plus importants de ma vie – paroles de la mère juive dans la vie de son fils, prêtre catholique.

Ce fut le commencement du chemin de retour chez soi. Ma mère polonaise se souvenait encore que mon père biologique était tailleur ; un très bon tailleur, c’est pourquoi les Allemands le laissaient vivre encore en 1943. En outre – elle s’en souvenait aussi – j’avais un frère, Samuel.

B.

Comment trouver quelque chose de plus ? Surtout mon nom de famille. Peut-être mon frère est-il en vie ? Ces questions ne cessaient de me tourmenter. Je craignais d’en parler à qui que ce soit. Dans des circonstances assez bizarres, je m’en ouvris à une religieuse, qui, je le savais, avait de nombreux contacts en Israël. Pendant la guerre, elle avait sauvé beaucoup de Juifs. Commença donc la correspondance avec Israël, mais sans beaucoup d’intérêt de « leur » part. C’est qu’il y avait en Israël pas mal de personnes ayant un curriculum vitae aussi mouvementé que le mien.

Le 15 avril 1989, ma mère polonaise est morte, dans mes bras. Vers Pâques 1992, la soeur mentionnée plus haut, alla en Israël. Quelqu’un y a eu l’idée d’organiser une rencontre des Juifs rescapés originaires de Svenčionys. Une excellente idée : il s’est avéré que j’étais fils de Jakob et Batia Weksler, frère de Samuel. Tous ont péri. Cependant le frère de mon père, Zwi Weksler, et sa soeur, Rachel Sargowicz, née Weksler, vivaient encore en Israël, à Netanya.

La même année, en juillet, je me rendis en Israël. L’accueil fut tendre et émouvant. Mon oncle, Juif très pieux, ne pouvait pas admettre ma qualité de prêtre catholique. A vrai dire, il ne l’a jamais acceptée, mais il me traitait et m’aimait comme son fils.

C.

J’ai fait évidemment des démarches pour que mes parents polonais soient distingués par l’attribution posthume de la médaille de Juste Parmi les Nations du Monde. La chose n’allait point sans encombre : Mes parents polonais avaient sauvé un bébé juif, mais ont-ils sauvé un Juif ? On accumulait des difficultés.

Mais les difficultés sont là pour être surmontées. Le 1er septembre 1995, j’ai inauguré personnellement à Jérusalem – au mémorial Yad Vashem – un tableau avec le nom de mes parents polonais. Ma soeur polonaise a reçu à Lublin une médaille spéciale conférée à ses parents par Yad Vashem.

Conclusion

Dans ma carte d’identité figurent : le prénom de mon père : Jakob, celui de ma mère : Batia. J’ai deux nom de famille : Weksler-Waszkinel. Le premier est celui de mes ancêtres, l’autre celui de mes parents polonais. J’ai également deux prénoms : Romuald Jakob. Le premier, je l’ai reçu au baptême, le second est le prénom de mon père juif. En Pologne, on distingue citoyenneté et nationalité (en allemand Staatsangehörigkeit et Volkszugehörigkeit). Ainsi, dans la première case, j’ai la mention, « polonaise », et, dans l’autre, « Juif ». En ce qui concerne le côté religieux – je ne me suis jamais séparé du monde juif ; je l’ai retrouvé et je l’aime profondément. Et j’ai la conviction profonde que c’est Jésus de Nazareth, le Fils de la Mère Juive, qui m’a sauvé la vie. Je suis Juif de Jésus. Telle est ma continuité malgré la rupture.