Confession d’une œcuméniste juive

Malgré les progrès réalisés jusqu’ici, juifs et chrétiens ont encore beaucoup apprendre les uns des autres à travers un dialogue spécifique qui n’empêche pas l’interaction avec d’autres fidèles abrahamiques et avec le reste de l’humanité.

Je plaisante souvent en disant que j’ai probablement assisté a plus d’activités du Conseil œcuménique des Églises (COE) que n’importe quelle autre personne juive au monde. J’ai le sentiment d’avoir une grande dette de reconnaissance envers le COE. En juin 1988, grâce au COE, j’ai vécu une expérience qui a transformé ma vie. Le Conseil a invité environ soixante femmes, provenant de partout dans le monde et de neuf religions différentes, à une conférence d’une semaine à Toronto, portant sur la religion, la politique et le féminisme. Les neuf religions représentées à la conférence de Toronto étaient le judaïsme, le christianisme, l’islam, le bouddhisme, l’hindouisme, le sikhisme, le bahaïsme, les traditions spirituelles autochtones indiennes américaines et la religion Wicca. Cette semaine a changé ma vie. Elle m’a placée sur un chemin qui m’a amenée à m’engager davantage dans le travail interreligieux, notamment avec le COE. J’ai participé à de nombreuses conférences depuis lors. Mais je crois n’avoir jamais participé à aucune autre de ce genre. Habituellement, la partie la plus importante de ces rencontres consiste en contacts informels durant les pauses et les repas. À Toronto, je me réveillais chaque matin avec l’envie d’assister aux sessions elles-mêmes.

En quoi cette expérience m’a-t-elle transformée? Ayant grandi aux États-Unis d’Amérique, j’ai toujours eu des amis chrétiens. Mais, en 1972, j’avais pris une décision délibérée de déménager en Israël et de travailler dans le domaine de l’éducation juive. Ainsi, durant les seize premières années de ma vie à Jérusalem, je n’ai connu que relativement peu de non-juifs. La conférence des femmes, à Toronto, m’a placée sur une trajectoire qui m’a conduite à me consacrer pendant des années au dialogue interreligieux et en particulier au dialogue entre juifs et chrétiens. De 2002 à 2009, j’ai fait partie d’une instance internationale de dialogue interreligieux du COE qui s’appelait « Penser ensemble » (« Thinking Together »), avec des bouddhistes, des chrétiens, des hindous, des juifs et des musulmans. Nous étions une sorte de groupe de réflexion et nous avons produit plusieurs publications. Cela a confirmé ma conviction que le dialogue et l’interaction positive entre des personnes de traditions religieuses et spirituelles diverses apportent une contribution importante à la construction de la paix et de la compréhension dans le monde.

L’une des découvertes étonnantes que j’ai faites est ce que nous, juifs, avons en commun avec les hindous, par exemple un attachement semblable à nos patries respectives. Aucune des deux religions ne mène de campagne mondiale de prosélytisme. Une des personnes avec lesquelles je suis en dialogue insiste sur le fait que l’hindouisme est monothéiste dans son essence et que les nombreuses divinités sont les manifestations de la Divinité centrale, une idée qui fait écho à certains courants de la mystique juive ou kabbale. Comme les ressemblances entre les traditions hindoues et juives sont peu susceptibles d’être le fruit d’une interaction historique, cela les rend encore plus intéressantes pour moi.

Lorsque j’ai commencé ce parcours, j’étais d’avis qu’il y avait plus en commun entre les juifs et les musulmans qu’entre les uns ou les autres et les chrétiens. Historiquement, les commentateurs juifs avaient eu moins de problèmes avec l’islam qu’avec le christianisme. Les musulmans semblent être même plus radicaux que nous dans leur monothéisme et leur rejet des images. Les deux traditions sont basées sur un système légal complexe – la sharia et la halakhah respectivement – qui inclut certaines prescriptions (par exemple la circoncision des mâles) et interdits semblables (tel que le porc). Les deux sont décentralisées et généralement non hiérarchiques.

Toutefois, depuis 2006, je me suis concentrée surtout sur le dialogue bilatéral entre juifs et chrétiens dont la relation, à mon avis, a quelque chose d’unique. J’ai complété deux mandats à titre de Présidente du Conseil international des chrétiens et des juifs (ICCJ). Sous ma gouverne, l’ICCJ a réactivé le « Forum abrahamique », une structure favorisant un dialogue trilatéral entre juifs, chrétiens et musulmans. Je crois que ce type d’échange est de plus en plus important, entre autres depuis qu’un nombre croissant de musulmans immigre dans les pays occidentaux. Certains juifs, effrayés par l’augmentation des formes violentes de fondamentalisme islamique, ont commencé à considérer le dialogue judéo-chrétien comme une perte de temps et estiment qu’il ne reste pas grand-chose à discuter. Pour eux, le dialogue avec les musulmans est un besoin très urgent du point de vue politique et existentiel. Certains voudraient même transformer l’ICCJ en « ICCJM ». Je soutiens un dialogue trilatéral, aussi bien qu’un dialogue bilatéral judéo-musulman ou chrétien-musulman… mais pas aux dépens du dialogue judéo-chrétien. Lorsqu’un troisième partenaire entre en jeu, la dynamique change. 

Pour expliquer cela, j’emprunte l’expression du Psaume 34,15 : « Détourne-toi du mal, agis bien ». Dans la catégorie « détourne-toi du mal », il y a deux aspects du dialogue dans la relation bilatérale entre juifs et chrétiens :

1) Une bonne partie du travail à faire entre nous demeure inachevée. Un coup d’œil aux sections 1 à 8 des Douze points de Berlin de 2009[1] suffit pour réaliser que nous avons beaucoup à faire chacun de notre côté. Bien des chrétiens vivant ailleurs qu’en Occident, incluant ceux du Moyen-Orient, adhèrent à des croyances supersessionnistes, voire même à l’antijudaïsme traditionnel. Le christianisme est en croissance rapide dans des endroits où il n’y a que très peu – ou pas du tout – de juifs. De notre côté nous devons, en tant que juifs, répondre de manière plus significative aux profonds changements qui se sont produits dans les Églises au cours des cinquante dernières années.

2) Malheureusement, lorsqu’un problème semble avoir été « réglé », nous ne pouvons pas toujours prendre pour acquis qu’il ne resurgira pas. Il est nécessaire que toutes parties au dialogue exercent une vigilance constante pour s’assurer que ses résultats positifs demeurent intacts. Nous avons été témoins, au cours des dernières années, d’une résurgence alarmante de l’antisémitisme, particulièrement en Europe.

Ces deux points ne signifient pas que notre dialogue a été infructueux jusqu’ici. Mais, comme le faisait remarquer dans un autre contexte le regretté Moshe Greenberg, spécialiste de la Bible à l’Université Hébraïque : « Même les meilleures vignes ont besoin d’être émondées de façon saisonnière si l’on veut leur assurer une meilleure croissance »[2].

Mais après nous être « détournés du mal », il nous faut encore « faire le bien ». Ici encore, je voudrais signaler deux aspects :

1) Même si « les problèmes » ont tous été résolus, juifs et chrétiens ont une base commune assez large, surtout parce qu’ils ont des liens historiques et qu’ils partagent des Écrits sacrés. Je ne connais pas d’autre tradition de foi qui ait une relation aussi étroite. L’étude des textes que nous partageons, de même que des écrits que chacun a en propre, ainsi que leur interprétation, est particulièrement bénéfique et spirituellement enrichissante. Parce que nous partageons des Écrits sacrés, nous avons aussi en commun une partie de nos liturgies, par exemple la prière des Psaumes. Ici à Jérusalem, je fais partie d’un groupe judéo-chrétien d’étude qui s’appelle « L’arc-en-ciel ». Nous avons choisi comme thème, une année, « Les Psaumes ». Lors d’une rencontre mensuelle, un chrétien donnait son interprétation d’un psaume et un juif lui répondait. Il est clair qu’un dialogue de ce genre, qui est significatif et important pour les chrétiens et les juifs, n’est pas pertinent pour les musulmans ni pour quiconque qui n’utilise pas les Psaumes comme texte sacré.

2) Pour les chrétiens, l’étude du judaïsme est l’étude des racines juives de leur propre foi. Pour les juifs, l’étude du christianisme est, à tout le moins, une exploration de « la route non empruntée ». Cela peut aussi éclairer la culture juive des premiers siècles de l’ère courante. Une bonne partie du judaïsme rabbinique s’est développée en réponse au défi que représentait le christianisme. Apprendre au sujet de l’autre nous aide à apprendre davantage sur nous-mêmes et à mieux nous comprendre.

Le 30 juin 2015, l’ICCJ a eu le privilège d’être reçu par le Pape François au Vatican. S’adressant aux 260 participants de notre congrès annuel, il a dit, en faisant référence à Nostra Aetate : « Ce document représente (…) le ‘oui’ définitif aux racines juives du christianisme, et le ‘non’ irrévocable à l’antisémitisme »[3].

J’espère que cet optimisme est justifié et que nous, juifs et chrétiens, poursuivrons notre dialogue spécial, tout en continuant à interagir à d’autres niveaux avec d’autres fidèles « abrahamiques » et avec le reste de l’humanité.

[1] ICCJ, « Le temps du réengagement : les douze points de Berlin ». 27 janvier 2011. Disponible sur le site de l’ICCJ.

[2] Moshe Greenberg, cité dans Seymour Fox, Israel Scheffler et Daniel Marom (dir.), Visions of Jewish Education (Cambridge, Cambridge University Pr., 2003), p. 145.

[3] Pape François, « Discours aux participants au congrès international organisé par le Conseil international des chrétiens et des juifs » (30 juin 2015). Disponible sur le site du Vatican.

Remarques de l’éditeur

La Dre Deborah WEISSMAN est une chercheure et éducatrice juive. Elle a été Présidente du Conseil international des chrétiens et des juifs (ICCJ) de 2006 à 2014.

Source : Paru initialement dans CURRENT DIALOGUE No. 58, 2016, publié par le Conseil œcuménique des Églises et reproduit avec son aimable autorisation. Traduit par Jean Duhaime.