Ce colloque organisé en collaboration avec le Conseil de Coordination pour la collaboration entre Juifs et Chrétiens en Autriche et l’Université Paris Lodron de Salzbourg a réuni des représentants de 25 pays dans une région d’une grande beauté et d’une culture raffinée mais dont nul ne peut ignorer le passé sombre. Un passé très présent quand on se trouve devant le chemin «Stefan Zweig», ou sur le pont Marco Feingold, de mémoire bénie, survivant de la Shoah, président de la très petite communauté juive locale et qui a su rétablir une véritable présence juive dans la ville et être un témoin écouté et estimé de son vivant.
Le sujet, «la sainteté» des hommes — car celle de Dieu ne se discute pas —, était difficile. Certaines dénominations protestantes ont dit d’emblée ne pas s’y reconnaître.
Certaines langues font une distinction claire entre le sacré et le saint, mais l’hébreu, la langue d’origine du verset, ne le fait pas vraiment, tout en désignant comme empreint de sainteté le temps du Shabbat par exemple. Un seul mot: Kadosh dit tout. Sanctifié, ou mis à part, se dit à partir de la même racine: Mekoudash, ou Mekoudeshet quand il s’agit du féminin.
La question posée mettait en tension l’injonction religieuse et l’obligation morale. Ce qui est saint est-il forcément moral? Ce qui est moral est-il d’emblée saint?
Beaucoup de choses sont, de nos jours, sacralisées, le sacré est véhiculé par la musique, par les arts visuels, par des personnes officiellement déclarées saintes par l’Église Catholique ou reconnues comme telles et vénérées, quelquefois avec dévotion, sans aucun rapport avec les religions.
Il y a des lieux, des objets, des temps sanctifiés ou empreints de sainteté, mais nos sociétés se sont considérablement sécularisées et la sainteté a été évacuée de notre quotidien.
La sainteté peut aussi être invoquée de manière abusive, et entraîner une violence pouvant aller jusqu’à la guerre, aussi bien dans le passé que de nos jours.
Dans nos sociétés post sécularisées, la sainteté est souvent là où on ne l’attend pas. Le pluralisme culturel et religieux présent dans de nombreux pays nous invite à repenser comment nous vivons nos religions en présence de la religion de l’autre. Cela relativise-t-il notre perception de la sainteté, ou cela nous permet-il de voir la sainteté comme un idéal partagé que nous aspirons tous à atteindre ?
Dans nos sociétés plurielles où nous ne souhaitons plus témoigner publiquement de nos religions respectives, nous risquons bien de laisser la mise en valeur de celles-ci aux mains de penseurs et acteurs traditionnalistes et conservateurs. Comment faire alors pour mettre la religion en valeur de manière ouverte, pas exclusive ou absolue ?
Ainsi par exemple, il semblerait qu’un lieu de culte dédié à une seule religion peut être ressenti comme fermé, voire menaçant, par certains, alors qu’une maison réunissant sans syncrétisme les trois religions monothéistes sous un même toit comme: «House of One» à Berlin est perçue comme un lieu de paix.
Le choix de la thématique du colloque était bien antérieur aux événements du 7 octobre 2023, mais je ne suis pas loin de penser que le sujet, complexe et théologique, nous aura permis une vraie rencontre des esprits, atteignant une grande profondeur de pensée, précisément car il s’agissait d’un sujet intemporel et inexhaustible, dont la compréhension nous pose question et réserve une part de mystère, un surplus de sens.
La mise en commun des difficultés et des problématiques posées par la question de la sainteté par des experts des trois religions monothéistes dans la diversité de leur dénomination s’est appuyée aussi sur la sociologie et les sciences politiques.
La question des droits humains, qui ne découlent pas forcément et automatiquement de notre aspiration à la sainteté, a été abordée comme présentant un possible tronc commun. Toute la complexité du sujet a pu émerger lors des échanges en plénières mais aussi au cours des nombreux ateliers tout au long de la rencontre.
Une visite au calvaire de Bad Ischl, situé à 50 kms de Salzbourg, nous a permis d’apprécier la beauté du paysage environnant, lieu de villégiature de l’Empereur jusqu’à sa mort. Le site était un lieu de pèlerinage dans la tradition catholique, un lieu de paix et de contemplation, du moins en apparence. En réfléchissant à l’histoire de ce lieu et de sa chapelle, l’histoire de l’exclusion à dessein et violente des Protestants, des Juifs et des Musulmans s’impose avec force. Une initiative locale s’est donnée pour objectif de « détoxifier » ce lieu et d’en faire un lieu d’ouverture et de rencontre. Peut-être ce calvaire est-il maintenant plus empreint de sainteté que par le passé grâce au fait qu’il n’est plus pensé de manière absolue et contre les autres.
Les événements du 7 octobre étaient présents à notre esprit à tous tout au long de cette rencontre.
Le Centre Rossing pour l’Éducation et le Dialogue, organisation membre de l’ICCJ en Israël, a délégué deux de ses associées à notre rencontre: Hana Bendcowsky et Vivian Rabia. Elles ont témoigné ensemble, respectivement en anglais et en arabe, de leur vécu depuis le 7 octobre et de leur travail ininterrompu pour continuer l’éducation au dialogue malgré la guerre et ce qu’elle signifie et entraîne concrètement sur place.
À aucun moment, ce sujet si douloureux n’aura été occulté, à aucun moment il n’a empêché la rencontre et le partage de la parole. Bien au contraire, nous avons écouté et ressenti la souffrance exprimée en évacuant nos réactions partisanes qui, malgré tout, surgissent souvent en premier.
À l’issue de la dernière plénière, le conseil de l’ICCJ a donné lecture d’un texte écrit avec soin pour dire à tous son engagement profond à continuer ce travail de dialogue entre Juifs et Chrétiens et à l’approfondir malgré la guerre et les obstacles que celle-ci met forcément sur notre trajectoire.
La rencontre à Salzbourg a débuté par une cérémonie d’ouverture ponctuée par la musique d’un groupe de Klezmer et la remise du Prix Seelisberg à Edward Kessler, Professeur et Fondateur du Woolf Institute à l’université de Cambridge au Royaume Uni.
De jeunes musiciens de Salzbourg ont, en guise de temps de méditation, joué du Mozart pour commencer nos journées de délibération et d’études, une mise en écoute très appréciée.
Nous n’avons pas atteint une définition consensuelle de la sainteté mais plutôt le sentiment qu’elle était insaisissable, vécue peut-être par des impressions ou à des moments fugaces. Ce manque de conclusion ferme n’a pas empêché la perception partagée de son importance fondamentale comme aspiration humaine.
Peut-être pouvons-nous affirmer avec Edward Kessler que se risquer au dialogue interreligieux, prendre le pari de l’approfondir est une manière de faire place à la sainteté parmi nous.
L’ICCJ et ses partenaires dans l’organisation de ce colloque ont su mobiliser au-delà de leur famille habituelle: la présence de nombreux jeunes, de chrétiens orthodoxes, de musulmans originaires de divers pays dont la république de Singapour, permet d’envisager l’avenir avec espoir.
Rendez-vous est pris pour l’été 2026 à Stuttgart, en Allemagne.