Retour De Lund

Compte rendu de la conférence de l’Amitié internationale judéo-chrétienne (ICCJ), à Lund (Suède), du 30 juin au 3 juillet 2019

Lund, une petite ville universitaire dans le sud de la Suède a toujours été un centre important de vie religieuse au Nord de l’Europe. La majestueuse cathédrale romane érigée en plein cœur de la ville a accueilli, le 30 juin 2019, plus de 160 participants pour une très belle séance d’ouverture de la réunion annuelle de l’ICCJ. Le thème choisi pour cette année démontre que les progrès sont tangibles et que le rapprochement entre Chrétiens et Juifs permet d’examiner des questions nouvelles. Nous nous sommes donc demandé «Comment notre nouvelle relation affecte-t-elle la compréhension de soi, chrétienne et juive? – Transformations internes et externes».

Ces transformations sont palpables pour nous tous. Dans son préambule au programme de la conférence, le président de l’ICCJ, le Révérend Bo Sandahl, a noté que si la belle cathédrale de Lund, aujourd’hui luthérienne, signalait autrefois aux Juifs qu’ils étaient tenus à distance et considérés avec mépris, son parvis a accueilli cette année une soirée d’allumage des bougies de Hanoukka en présence de la petite communauté juive de Lund.

La communauté juive de Suède compte aujourd’hui 15 000 personnes environ. Son histoire pendant la Deuxième Guerre Mondiale est assez connue. Dans les années 1930, la population juive comptait quelques 7 000 personnes. Ce nombre se verra augmenté par les 900 Juifs norvégiens fuyant le nazisme dans leur pays et les 8 000 Juifs du Danemark accueillis sans réserve en 1943[1].

Aujourd’hui de nombreux incidents antisémites en provenance de l’extrême droite et de petits groupes de musulmans radicalisés inquiètent beaucoup les ressortissants juifs suédois. Malmö est souvent évoquée comme étant à la fois une des villes les plus multi ethniques d’Europe mais aussi comme le théâtre de manifestations d’une violence rare à l’encontre de la communauté juive.

Dans cette même ville de Malmö un rabbin et un imam ont fondé ensemble une association nommée Amanah qu’ils définissent comme un projet de «Confiance et de Foi Juive et Musulmane». Le rabbin Moshe David Hacohen et l’Imam Salahuddin Barakat ont créé une plateforme d’études de style Beit Midrash/Madrasa qui permet l’étude, l’échange et le partage de valeurs de ces deux communautés juives et musulmanes.

Ils ont animé ensemble un atelier sur «Un Abraham: deux traditions, quel fils?» pendant notre congrès. Sans être irénique et y voir la solution à tous les problèmes de coexistence, il faut saluer le courage et la détermination de ces deux hommes dans un contexte qui est loin d’être simple.

Les premières plénières

Le 1er juillet, les conférences plénières du matin ont campé le sujet à la fois pour les Juifs et pour les Chrétiens: est-ce que notre compréhension de soi a été changée par le dialogue entre nous? Est-ce que les Juifs se pensent de manière différente depuis que cette nouvelle relation s’établit et se développe? Est-ce qu’ils continuent à voir les Chrétiens comme des Noahides? Est-ce que nos concepts théologiques aux uns comme aux autres peuvent être traduits d’une manière qui les rendrait compréhensibles à ceux qui sont de l’autre religion?

Certaines tendances du Judaïsme, comme le mouvement Reconstructioniste, ont aboli l’Élection par exemple, et pourtant pour les Chrétiens en dialogue avec le Judaïsme ce concept est fondamental. Chaque nouvelle réflexion théologique entraîne des changements subtils dans le dialogue entre nous et nécessite un approfondissement de la conversation. Le dialogue est un chemin, pas un travail achevé, même si les acquis sont nombreux.

Est-il indispensable d’avoir une identité très affirmée pour entrer en dialogue et pour mieux se connaître? Ce point est fondamental et préoccupe les acteurs et penseurs du dialogue depuis longtemps. On peut penser qu’en cas d’identité très affirmée le dialogue est perçu comme moins déstabilisant, moins menaçant, mais est-on vraiment ouvert à l’autre et à la profondeur de sa spiritualité si on est ancré de manière absolue dans sa propre tradition?

Cette question essentielle, reste ouverte, à mon avis. Je ne vois pas comment on pourrait établir une réponse normative et, si on le faisait, on restreindrait le nombre des personnes en dialogue de manière significative; or il est essentiel d’élargir le groupe des participants.

Les deux conférenciers de la première séance plénière, Joshua Ahrens et Rebecca Lillian, rabbins tous les deux, un homme et une femme, un orthodoxe et une libérale, ont conclu en affirmant que le Christianisme a lui aussi un statut spécial pour le Judaïsme, malgré l’asymétrie dans notre relation, et que nous devons continuer à apprendre à mieux nous connaître. Tout se joue dans cet apprentissage. C’est aussi dans cet apprentissage que nous explorons le domaine du possible en nous risquant quelquefois vers la limite à ne pas dépasser afin de préserver l’intégrité de nos religions respectives. Il ne s’agit pas de s’aventurer au-delà de sa zone de confort personnelle, mais de le faire dans le cadre du possible à titre individuel.

Le deuxième temps de parole était imparti aux Chrétiens, le Révérend Michael Ipgrave et le Professeur Phil Cunningham: deux hommes, un anglican et un catholique. La perspective féminine était, et on peut le regretter, absente de cette plénière, car elle dit quelque chose de la dignité humaine qui résulte de l’expérience vécue des femmes qui sont maintenant actrices du fait religieux. Rebecca Lillian m’a convaincue quand elle a affirmé que le féminisme libère les hommes autant que les femmes; la voix féminine m’a manqué pour cette plénière.

Néanmoins, c’est avec humilité et honnêteté que Michael Ipgrave a présenté les dangers d’une vision chrétienne naïvement universaliste. Il a abordé également la question épineuse de la mission sans laquelle, selon lui, les Chrétiens ne savent pas se comprendre et qu’ils voient comme irréversible. Mais il a ajouté qu’elle est vécue de manière très différenciée à l’intérieur de son Église et qu’elle n’est pas nécessairement dirigée vers les Juifs avec qui il existerait plutôt une mission commune, découlant de l’Alliance et avec pour objectif de parfaire le monde. Cette question de la mission à laquelle les Juifs sont si sensibles est elle aussi au cœur-même de la compréhension de soi pour les Chrétiens et touche peut-être à la limite infranchissable du dialogue. Sa compréhension nouvelle est influencée par les conséquences de la rencontre véritable avec l’autre. Michel Ipgrave nous a annoncé également la publication d’un document officiel de l’Église Anglicane sur ses relations avec les Juifs au cours de l’année qui vient.

Le professeur Phil Cunningham a affirmé que l’acceptation du fait que l’Alliance de Dieu avec le peuple juif est irrévocable constitue une transformation déterminante pour le Christianisme. Les ondes de choc provoquées par ce fait bouleversent encore le monde chrétien à différents niveaux. Le dialogue doit muer en approfondissement de l’étude commune afin que nous devenions des partenaires qui partagent leurs perspectives et leurs expériences de vie. Même en l’absence d’une communauté juive, les chrétiens doivent avoir à l’esprit la présence virtuelle de ce partenaire afin que la nouvelle relation devienne de fait une réalité concrète.

Nationalismes et Antisémitisme

L’après-midi fût consacré à une table ronde sur les Nationalismes, une menace pour nous tous et pour le dialogue. Hannah Bendcowsky a brossé le portrait et signalé les dangers du nationalisme religieux en Israël, où une minorité chrétienne existe au sein d’une majorité juive. Cette réalité inédite pose un défi à la fois à l’histoire et à la théologie.

Mary Boys a décrit la résurgence d’un nationalisme blanc aux États-Unis d’Amérique qui est caractérisé par la haine des gens de couleur, des immigrés et aussi des Juifs, qui ont subi, en 2019, deux attentats meurtriers à l’encontre de synagogues. Pour lutter efficacement contre cela, il faudrait déjà accepter que l’antisémitisme soit l’affaire de tous, aussi au sein des mouvements antiracistes qui ont quelquefois tendance à le banaliser ou à l’écarter tout simplement.

Jesper Svartvik a décrit l’antisémitisme en Suède, dû à son avis à une collision à la fois entre certaines vues de droite et de gauche, l’islamisme radical et l’antijudaïsme chrétien qui subsiste dans un monde post Chrétien. L’extrême droite, qui serait très active, accuse le «Judaïsme mondial» de conspirer contre la «race aryenne». Au sein de la grande communauté musulmane la détestation d’Israël converge souvent avec la haine des Juifs. La classe politique est lente à réagir à cela. Le discours chrétien et post chrétien est imprégné de stéréotypes anti-juifs: «Oeil pour œil» est plus volontiers attribué aux sources juives que «L’Éternel est mon berger». Pour Jesper Svartvik, l’antisémitisme est plutôt une hérésie qu’un péché: si Jésus est de la même essence que le Père, prétendre que le Christianisme est meilleur que le Judaïsme est une hérésie.

La normalisation d’un discours de la haine qui résulte de la résurgence des nationalismes est un phénomène très inquiétant que pour l’instant rien ne semble pouvoir endiguer. Les réseaux sociaux disséminent cette haine à une vitesse incroyable, souvent au nom du droit à la liberté d’expression. Des images (fabriquées) de soldats israéliens en uniformes nazis et le rejet pur et simple de la mémoire de la Shoah sont très courants sur la toile.

La matinée du mardi 2 juillet a continué l’exploration de ce sujet incandescent avec une nouvelle analyse de l’antisémitisme américain aujourd’hui et dans le passé par le Professeur Alan Berger et par Johannes Heuman, un chercheur suédois qui s’est penché sur l’aspect politique et historique d’une certaine haine des Juifs présente dans des mouvements de gauche. L’ubiquité du problème est effrayante, la pauvreté de nos moyens face à cette déferlante l’est tout autant. Les pouvoirs réagissent dans la plupart des pays, c’est certain, mais ce cancer a connu des années sans traitement et aujourd’hui il a des métastases.

Quelques ateliers

De nombreux ateliers ont ponctué cette rencontre, approfondissant encore les sujets déjà abordés. On en trouvera la liste dans le programme de la conférence, disponible sur le site de l’ICCJ. 

J’ai suivi l’atelier sur le Féminisme, présenté par plusieurs théologiennes de renom comme Mary Boys, Helene Egnell et Deborah Weissman. Elles ont expliqué comment le féminisme avait influencé leur théologie. En explorant ce que les figures féminines de la Bible nous disent, on acquiert une perspective nouvelle et un niveau discours sur Dieu. Les deux sont libérateurs pour les hommes et pour les femmes car ce discours remet à plat des représentations exclusivement masculines de Dieu, et peut-être même des représentations tout simplement. Certaines théologies féministes de la Libération se sont opposées à ce qu’elles voyaient comme une culture patriarcale imputée, entièrement et uniquement, et reprochée au Judaïsme. Formuler une critique du patriarcat ensemble, hommes et femmes, est incontestablement un projet commun qui pourrait rassembler toutes les religions.

J’ai également animé un atelier sur la liturgie avec Phil Cunningham. Ensemble nous avons exploré ce qui était de l’ordre du possible au sein de nos traditions respectives pour avoir l’autre à l’esprit quand nous prions. Cette présence virtuelle ou réelle ne peut plus et ne doit plus être ignorée.

La cathédrale et sa Menora

Des visites des sites touristiques de la région ont permis une respiration nécessaire le mardi après-midi. Nous avons bien sûr visité la cathédrale, immense et splendide, et vu son chandelier à sept branches entouré d’iconographie chrétienne, rappelant une époque où la théologie de la substitution prévalait. J’ai été saisie par la présence de ce symbole puissant représentant le temple et son rôle dans le Judaïsme. La guide nous a dit que cette représentation était naturelle vu l’origine juive du Christianisme! Cette appropriation en apparence innocente, doit impérativement acquérir un sens nouveau pour les très nombreux fidèles et pour les touristes qui voient cette Menora. J’espère que notre présence à Lund laissera une trace dans les esprits et que peut-être une explication écrite sera proposée aux visiteurs décrivant l’origine et la signification réelle de cette Menora.

Le Forum Abrahamique

Au cours de la dernière journée (3 juillet), le Forum Abrahamique a présenté une importante table ronde à plusieurs voix (Elena Dini, Prof. Dr. Reuven Firestone, Dr M. Hannan Hassan, Prof. Dr. Heidi Hadsell, Prof. Dr. Frederek Musall, Imam Morteza Rezazadeh). Le dialogue y a été proposé comme une tâche morale qui nous est commune. Le monde musulman est divers et peu connu. On lui reproche d’être extrémiste, de ne pas questionner ses sources, de ne pas s’ouvrir au dialogue avec les autres, alors qu’existent des textes comme la Déclaration de Marrakech (2016) qui prône la citoyenneté et s’inspire de la Charte de Médine pour demander la protection des droits des minorités religieuses dans les pays à majorité musulmane. Les relations personnelles permettent des initiatives locales. Il faut pratiquer le dialogue de manière inconditionnelle et gratuite, comme on prie, comme on jeûne, comme on pratique sa religion fût la conclusion très convaincante de cette table ronde.

Vers l’avenir

La dernière plénière a été exceptionnelle dans la mesure où tous les participants à la rencontre ont livré leurs impressions, ce qu’ils retenaient pour l’avenir de leur engagement et de notre engagement commun. La liste de ces impressions est longue et j’ai choisi de retenir quelques paroles prononcées que je restitue ici sans les commenter:

-    La joie et l’énergie de renouveler des engagements; dialoguer mais aussi étudier ensemble.

-    L’absence des Chrétiens Orthodoxes mais aussi d’une partie de l’hémisphère Sud, notamment l’Asie et l’Afrique. Des ressortissants de l’hémisphère Sud sont présents dans certaines de nos communautés; comment les faire participer à nos rencontres?

-    Les relations personnelles, les rencontres permettent de déployer des initiatives nouvelles.

-    Pratiquer une forme de dialogue à l’intérieur de chacun de nous pour explorer des notions spécifiques comme la justice, la paix, la réconciliation et ensuite les étudier ensemble. Voir le visage de Dieu dans le visage de l’autre.

-    La confiance réciproque indispensable à tout examen d’une nouvelle compréhension de soi, qui était le sujet de cette rencontre. Prendre connaissance des limites qui bougent de manière visible, se sentir confirmé dans notre chemin, dans nos actions et entreprendre des actions communes au niveau local d’abord.

-    Aboutir au respect total de l’autre au-delà de nos différences.

Je laisse volontiers ces réflexions conclure ce compte-rendu en y ajoutant tous mes remerciements aux organisateurs: Bo Sandahl, président de l’ICCJ, Peter Borenstein co-organisateur de la rencontre et Anette Adelmann, secrétaire générale de l’ICCJ.

[1] Voir l’art. «Histoire des Juifs en Suède» sur Wikipedia.

Remarques de l’éditeur

Liliane Apotheker est vice-présidente de l’ICCJ.