Cet ouvrage me paraît important et propre à déplacer heureusement certaines des manières spontanées qu’a aujourd’hui le christianisme de voir le judaïsme. Avec Vatican II, l’Église catholique a en effet certes abandonné les accusations de peuple «déicide» (il était temps![1]), et le point 4 de la Déclaration Nostra Ætate («L’Église et les religions non chrétiennes»)[2], promulguée le 28 octobre 1965 et qui avait été votée par 2221 voix contre 88, a marqué un tournant[3]. Mais les chrétiens parlent parfois des Juifs comme de leurs «ancêtres» dans la foi, voire de «frères» dans la foi, et usent du terme «peuple de Dieu» comme si ce peuple était le même pour ce que rassemble le christianisme et ce que rassemble le judaïsme. Sont ici en cause l’autonomie et la persistance du judaïsme, qui traverse l’histoire bimillénaire de l’Occident à côté du christianisme et selon une disposition irréductiblement différente, une différence instructive au demeurant, pour chacun, le christianisme et le judaïsme bien sûr, mais aussi, plus largement, le socioculturel même.
L’ouvrage donne d’abord à lire le texte de quatre rabbins étasuniens, Joseph Ber SOLOVEITCHIK, Abraham Joshua HESCHEL, Irving GREENBERG et David NOVAK, datant, respectivement, de 1964, 1966, 2004 et 2019. Quatre rabbins connus et reconnus aux États-Unis et en Israël, mais quasiment pas en francophonie. Quatre rabbins dont l’Introduction signée des deux éditeurs du volume précise le milieu d’appartenance, «orthodoxe moderne» ou du «courant Massorti» plus à la frontière entre le monde juif orthodoxe et les Juifs libéraux. Chacun de leurs textes est précédé d’une introduction, d’un jésuite pour le premier, de rabbins pour les trois autres. Telle est la première et la plus grande partie du livre. La seconde donne des «Réponses» écrites pour le présent recueil par trois théologiens chrétiens, un réformé, Christophe CHALAMET, un catholique, Luc FORESTIER, et un orthodoxe, Alexandru IONITA.
Le premier texte, de Joseph Ber SOLOVEITCHIK, est intitulé «Confrontation» (p. 25-52)[4]. C’est le plus profilé et le plus réservé, voire plus, à l’égard du christianisme. Indépendamment des raisons de fond qui, à mon sens, subsistent (l’auteur n’a d’ailleurs pas révisé sa position jusqu’à sa mort en 1993), la posture adoptée tient aussi aux circonstances de son écriture. En 1964 en effet, le texte de Nostra Ætate est encore objet de débats, et J. B. SOLOVEITCHIK avait eu des discussions fructueuses à son propos avec des responsables du Vatican, notamment Mgr WILLEBRANDS, le secrétaire du cardinal BEA en charge du Secrétariat pour l’unité des chrétiens[5] et à qui JEAN XXIII avait spécifiquement confié la tâche de suivre le texte sur les relations avec le judaïsme. Mais à ce qui en était alors la dernière version, PAUL VI suggéra d’ajouter quelques mots sur «l’espérance de la conversion future d’Israël, qui indiqueraient que la condition actuelle des juifs – même digne de respect et de sympathie – ne doit pas être approuvée comme parfaite et définitive». Cette suggestion ne sera finalement pas suivie, mais ses termes avaient conduit J. B. SOLOVEITCHIK à retirer sa confiance et à sortir de la discussion en cours, alors que, par exemple, l’auteur du second texte ici publié s’engagea jusqu’au bout dans le processus de rédaction du point sur les Juifs de la Déclaration conciliaire.
Dans son texte, J. B. SOLOVEITCHIK s’en prend à la vision et à la mise en place d’un «homme non-confronté», du coup empêché de «se trouver et de délimiter son existence comme distincte et singulière» (p. 27); et c’est ce qu’il craint d’un judaïsme libéral, qui n’assumerait pas sa propre particularité. Se noue là une critique de l’universel ainsi que d’une forme de la modernité ignorant limite et extériorité (p. 29). Dit positivement: «L’expérience du Je est passionnelle et le vrai homme naît dans les douleurs de la confrontation» (p. 31), une confrontation qui doit être «réciproque et non unilatérale» (p. 35). Ou: Nous Juifs, ordonnés à la Torah, «avons toujours rejeté le nirvana de l’inaction parce que fuir la confrontation revient à admettre la faillite de l’homme» (p. 32). Tel est l’arrière-plan, et il vaut pour tous. Mais il convient de voir que, pour J. B. SOLOVEITCHIK, la charge est «double», «celle de la dignité de l’homme» – «universelle» – et «celle de la sainteté de la communauté de l’alliance». Or «le juif moderne émancipé tente depuis longtemps de se défaire de cette double responsabilité», alors qu’il n’y a pas d’identité sans «singularité» et «altérité» (p. 39-41). De manière plus développée: «Nous nous sommes toujours considérés comme une partie inséparable de l’humanité et nous étions prêts à accepter […] la responsabilité implicite dans l’existence humaine. Nous n’avons jamais proclamé la philosophie du contemptus ou de l’odium seculi. Nous avons constamment soutenu que la participation à l’ordre créatif du monde est obligatoire». Mais cela «n’exclut pas […] la seconde confrontation […] de deux communautés de foi, chacune étant consciente […] de ce qu’elle partage avec l’autre et de ce qui est singulièrement la sienne […]. Nous rejetons la théorie d’une confrontation unique […]. Nous sommes aux côtés de la société civilisée face à un ordre qui nous défie tous [et] nous devons relever le défi de nous confronter à la communauté de foi non juive» (p. 43). Entre ces deux ordres de responsabilité, il n’y a pas à «choisir» et, contrairement à ce que peut penser le moderne, il n’y a pas entre elles contradiction, mais «compatibilité» (p. 42).
Pour bien entendre ce propos, il convient à mon sens de prendre une pleine conscience que la tradition juive parle de deux régimes de lois, d’ordres différents et donc en rien comparables, ni emboitables, celui de Noé, qui vaut pour la création de tous, Juifs compris, et celui de Moïse, qui ne vaut que pour les Juifs et n’a pas vocation à être étendu[6]. C’est cette dualité d’ordres qui soutient l’affirmation d’une indépendance totale en matière de foi – les Juifs ne peuvent accepter d’être dits «frères» ou «frères séparés» (p. 45), avec «“quelques” différences» à réconcilier (p. 49) – et le renvoi du débat au seul plan séculier[7] (p. 47).
En bref, entre judaïsme et christianisme est en cause un dispositif différent, du coup un type différent de rapport au monde, non une différence de confessions relevant d’un ensemble de religions habitant différemment un même rapport au monde. Ne pas le voir conduit les chrétiens à une naïveté, voire à un impérialisme caché, fût-ce au nom d’un dialogue, et à méconnaître ce qui nous requiert aujourd’hui. Dans les mots de J. B. SOLOVEITCHIK, il faut prendre acte de ce que les Juifs appartiennent à «la société humaine» et sont «étrangers» (p. 50), relevant de ce qui transcende, excède et ne s’assimile pas, sauf pour la perte de chacun et de tous. Au cœur du monde, la spécificité du judaïsme est alors hors raison, et ainsi indirectement test de l’organisation sociale et de ses matrices culturelles, et cela vaut en contraste d’une veine majoritaire tant du christianisme que du monde, tout spécialement en ses formes modernes.
J’ai privilégié la lecture du texte de J. B. SOLOVEITCHIK en ce qu’il me paraissait particulièrement susceptible de faire voir des enjeux de fond, et je passerai plus rapidement sur les autres. Celui d’A. J. HESCHEL («Aucune religion n’est une île», p. 59-82)[8] met l’accent sur la collaboration possible et souhaitable des Juifs et des chrétiens à l’horizon du monde, son tragique, son cynisme et son nihilisme. L’auteur estime qu’on peut trouver «un terrain religieux de dialogue et de coopération» aux «plans moral et spirituel» (p. 66) et est lui-même engagé dans la lutte pour les droits civiques et contre la guerre au Vietnam. Le ton est donc différent de celui du texte de J.B. SOLOVEITCHIK, mais les circonstances sont autres: le Concile est terminé, la mention qui avait fait réagir J. B. SOLOVEITCHIK n’a pas été retenue, et A. J. HESCHEL s’exprime devant un auditoire protestant, à l’Union Theological Seminary. En matière de «foi et de dogme», il y a certes, entre chrétiens et juifs, un «abîme» (p. 73), dit-il, mais «Dieu est le même» (p. 67)[9]. Et d’exhorter alors les chrétiens à revisiter le processus de «déjudaïsation consciente ou inconsciente» (p. 70) inscrit au cœur du christianisme et les Juifs à se souvenir de la vieille perspective, maïmonidienne notamment, qui lit l’expansion du christianisme comme un moment de prélude et de «préparation» messianique au dessein final de Dieu (p. 71, p. 81 sq.), sachant que, pour notre temps, «la diversité des religions est la volonté de Dieu» (p. 73).
D’I. GREENBERG, très engagé dans le dialogue judéo-chrétien, le texte «Partenaire de l’Alliance dans un monde postmoderne» (p. 93-122)[10] aborde une riche série de motifs théologiques, notamment autour du triplet: la création, la rédemption qui la traverse – sur fond de «Dieu caché» (p. 96) et d’une référence au tikkoun olam de la cabale (p. 94, 105, 118) – et la vie bonne. Mais je vais me limiter ici aux perspectives ouvertes pour un judaïsme et un christianisme «post-Shoah» (p. 107), qui doivent revisiter la modernité et la catastrophe, ainsi que la renaissance de l’État d’Israël – nouvel «Exode de notre temps» (p. 108) –, valider autolimitation et pluralisme, et repenser leur «lien». I. GREENBERG souligne que judaïsme et christianisme sont tous deux «enfants d’Abraham», mais «de manière différente[11]». D’où un appel à une «reconnaissance mutuelle» (p. 110) et à un travail à entreprendre de part et d’autre (p. 114 sq.), ainsi que l’avertissement que si le christianisme «constitue une branche de la famille abrahamique», cela ne doit pas être interprété comme une «diminution de l’identité concrète du peuple juif» (p. 113). L’auteur affirme d’ailleurs nettement qu’«on ne peut être à la fois juif et chrétien» et que «cette séparation en deux communautés d’alliance distinctes était la volonté de Dieu» (p. 116), concluant que les deux «viennent pour accomplir une seule alliance» – celle «conclue avec Noé» – et que «par la volonté de Dieu elles se sont séparées en deux alliances parallèles» (p. 118), aucune des deux religions ne pouvant du coup «accomplir la tâche dans sa totalité» (p. 122).
De D. NOVAK, également engagé dans le dialogue judéo-chrétien, on lit enfin «Supersessionisme dur et modéré» (p. 129-142)[12], supersessionisme étant dans le monde anglophone l’équivalent de ‘théologie de la substitution’. Il y dénonce bien sûr la vision qui verrait le christianisme purement remplacer le judaïsme, mais aussi celle, juive, d’un christianisme retombant dans le paganisme (p. 130 sq.), et plaide pour un supersessionisme modéré, sans lequel les chrétiens n’auraient pas de raison de ne pas «revenir à leurs origines juives». La question est donc «interne» au christianisme et portera sur la manière dont ils comprennent le motif d’un «accomplissement» (p. 132 sq.). D. NOVAK va alors introduire la question des «origines du christianisme et du judaïsme» à l’encontre d’une «erreur historique», celle voyant le christianisme découler «d’un judaïsme déjà existant», le trahissant ou le portant à «un niveau plus élevé et plus accompli». Il écrit: «le christianisme n’est pas issu du judaïsme», mais «le christianisme et le judaïsme rabbinique sont tous les deux issus […] d’une religion basée sur la Bible hébraïque» – celle d’un «monothéisme hébraïque» – et la dépassant, le Talmud pouvant être appelé le «‘Nouveau Testament Juif’» et le Nouveau Testament le «‘Talmud chrétien’» (p. 136 sq.)[13]. La différence reste, et est indépassable, mais est redisposée, ce qui décale une part des discussions courantes.
Comme indiqué, le livre se termine avec trois Réponses de théologiens chrétiens. Que je ne vais pas évaluer comme telles, les comparant à la lecture que j’ai ici proposée. Je me contenterai de les évoquer à l’horizon qui fut le mien. Celle de C. CHALAMET, «L’alliance éternelle. Une réponse protestante» (p. 145-164) – une réponse de fait réformée, non luthérienne –, valide qu’il n’y a qu’une «seule alliance» (p. 146), hors toute vision qui verrait la dite nouvelle «compléter ou remplacer la première» (p. 149). Pourquoi pas, mais si l’on ne veut pas en rester à une pétition de principe, il conviendrait quand même de dire ce qu’on fait de la différence ou des divergences, et comment on les pense, comment on pense aussi les «convergences» qui, pour l’auteur, priment (p. 163), toutes choses que l’affirmation d’une unique alliance risque d’effacer.
Le texte d’A. IONITA, «Puisse Dieu être un supersessioniste dur! Une réponse chrétienne orthodoxe» (p. 185-202), donne des indications sur les Églises orthodoxes, dans lesquelles la spiritualisation portée par le christianisme est comme accentuée (p. 198 sq.) et les réalités du judaïsme beaucoup moins présentes qu’en Occident (p. 194-197). Quant au supersessionisme du titre, c’est celui du dépassement eschatologique de chacune des cristallisations historiques, ce qui est de saine relativisation, mais laisse quand même de côté ce que nous avons à faire ici et maintenant, au cœur du monde et des différences qui s’y marquent, qu’elles soient pour le meilleur ou pour le pire. En fin de compte, c’est la réponse de L. FORESTIER, «Indications et exigences. Quatre repères pour une théologie catholique de la permanence d’Israël» (p. 165-184), qui me paraît la plus riche, la plus différenciée et la plus prometteuse[14], et je terminerai par là. L’auteur souligne les équivoques de tout «vocabulaire familial» (la famille d’Abraham) et lui préfère celui de «branches» différentes, ou d’«amitié», soulignant qu’en «dissymétrie» à l’endroit du christianisme, le judaïsme va avec «l’appartenance à un peuple», concret et singulier, qu’on ne saurait du coup, à mon sens, sursumer dans un seul «peuple de Dieu», à l’encontre d’un usage de cette expression consacrée à Vatican II[15] (p. 175-177). Surtout, le texte esquisse une perspective repensée du motif de l’accomplissement inscrit en christianisme, le décalant d’une visée de «totalité», «saturante», au profit d’une «pluralité» possible de ses figures[16]. Théologiquement, pour les chrétiens, ce ne sont ni le christianisme ni l’Église qui seraient à penser comme accomplissement, mais le geste que figure le Christ Jésus, un geste inscrit au corps des Écritures et aux corps sociaux, et inscrit en l’absence même de tout corps christique (p. 178-181)[17].