«Il n’existe pas de “guerre juste”» (Pape François)
Ardent défenseur d’une culture de la rencontre et de la fraternité comme «fondement et route pour la paix» -titre de son premier message pour la Journée mondiale de la paix en 2014- le Pape François a assisté depuis 2013 à la guerre en Syrie, à l’avancée de Daech en Irak, à l’agression russe en Ukraine, à la guerre des généraux au Soudan, sans oublier aux conflits du Proche-Orient et aux guerres civiles au Yémen ou en Birmanie. Une «troisième guerre mondiale par morceaux» qui pourrait, craint-il, se muer en «véritable conflit mondial».
«On fait facilement la guerre sous couvert de toutes sortes de raison», écrivait-il en 2020 dans son encyclique Fratelli tutti, dénonçant les prétendues justifications des guerres avancées toutes ces dernières décennies. Or, pour lui, au motif que toute guerre est une défaite pour l’humanité, «il n’existe pas de “guerre juste”», comme il le défendra dès le début de son pontificat puis avec force en mars 2022 devant les membres de la Fondation pontificale Gravissimum educationis.
Dans Fratelli tutti (par. 252) François juge, «très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible “guerre juste”».
Énoncée par saint Augustin, formalisée par saint Thomas d’Aquin et réenvisagée lors de la conquête de l’Amérique latine ou plus tard à l’aune des deux Guerres mondiales, la doctrine de la “guerre juste” enseigne que, pour entrer en guerre, une autorité légitime doit en prendre la décision en ultime recours, pour le bien commun et non son intérêt propre, et au nom d’une cause juste, telle que la légitime défense - ce que stipule avec précision le Catéchisme - ou pour réparer une injustice. Il faut que des dommages graves et certains soient constatés. Autres conditions nécessaires: une proportionnalité entre les maux évités et les maux provoqués, des chances raisonnables de succès et toujours avoir pour objectif le retour à la paix.
Des conditions que le Pape juge inadaptées au monde actuel, alors que des armes peuvent détruire massivement des populations. «Le concept de guerre juste est en cours de révision», confirmait début juillet le cardinal Secrétaire d’État Pietro Parolin. Décryptons la question avec le P. Bernard Bernard Bourdin, professeur à l’Institut Catholique de Paris.
Au fil de l’Histoire, l’Église a-t-elle déjà révisé sa doctrine de la “guerre juste”?
Oui, bien sûr, l’Église est obligée de réévaluer sa doctrine. De saint Augustin à saint Thomas et plus tard avec Francisco de Vitoria, à chaque fois la “guerre juste” prend une signification différente. Les principes sont les mêmes, mais les applications sont différentes, les enjeux changent. Il y a en réalité une grande souplesse dans la doctrine de la “guerre juste”.
À l’âge du nucléaire, il lui faut évidemment réévaluer la doctrine en tenant compte de ce paramètre. En outre, la guerre est de nos jours extrêmement marquée par la technologie. Notons qu’une réflexion a déjà été engagée à ce sujet, notamment par l’épiscopat américain[1]. On ne peut pas négligemment dire «voilà, défendez-vous, c’est bien», sans tenir compte de l’armement technologique extrêmement sophistiqué, violent et dangereux des jours actuels. Cela dit, si on prend l’exemple de la guerre russo-ukrainienne, nous pouvons constater que, pour l’instant, il s’agit d’une guerre traditionnelle.
Désormais, l’intelligence artificielle figure parmi les outils à disposition des militaires. Le Pape s’inquiète d’armes tueuses qui agirait sans prise de décision humaine. Est-ce là encore un motif poussant à revoir la doctrine de la “guerre juste”?
La montée en puissance de la technologie nous dépossède en quelque sorte des prises de décision et cela pose la question, pour moi, d’une réflexion politique à mener de la part de l’Église. En effet, il serait extrêmement grave que le sujet politique soit complètement submergé par la technologie et l’intelligence artificielle, car, dans la doctrine de la “guerre juste”, traditionnellement, le premier critère, c’est la prise de décision par un empereur/État/gouvernement. Autrement dit, un sujet humain, donc responsable politiquement et moralement. Une intelligence humaine et non artificielle. Qu’est-ce que serait que la responsabilité morale de l’intelligence artificielle? Ça ne veut rien dire. C’est une intelligence, à mon avis, qui est amorale.
Si l’intelligence humaine en vient à être débordée par l’IA, c’est à désespérer de ce qu’est un État et une structure politique. Il ne serait plus sujet de lui-même. Mais cela serait une raison supplémentaire de remettre du politique, au sens noble du nom. L’enjeu est effectivement sérieux et l’Église peut avoir à dire des choses et doit dire des choses en s’adressant non seulement aux populations mais aux responsables d’État.
«Aucune guerre n’est juste», disait il y a quelques temps le cardinal Parolin à la suite du Pape. Déjà dans Fratelli tutti, François explique qu’il est «très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, muris, dit-il en d’autres temps, pour parler d’une possible guerre juste». Est-ce une proposition de révision de la doctrine ou, plus encore, une rupture?
Dans son encyclique, le Pape François prend position très clairement contre la guerre juste. On l’a vu plus tard au sujet de la guerre russo-ukrainienne, il prône la paix et avait estimé que, pour y parvenir, il fallait être capable de sortir le drapeau blanc. Les Ukrainiens avaient alors répondu que leur drapeau n’était pas blanc mais bleu et jaune. Bien sûr, cette guerre est une impasse. La guerre sans fin fait beaucoup de morts, elle est nuisible et il bon de faire la paix. Mais vous ne pouvez pas non plus, au nom d’un désir de paix qui est parfaitement justifié, empêcher un peuple et un État de se défendre. La guerre de défense, c’est le principe de la “guerre juste”.
Je crois que l’Église a intérêt à ne jamais empêcher que les États puissent se défendre, et dans le même temps, elle est parfaitement légitime et a même le devoir, sans se contredire avec son enseignement de la “guerre juste”, de viser la paix internationale, par-delà les États. On revient à la question d’une communauté internationale. C’est son devoir de le faire, mais pas en contre-carrant la logique des États, qui est une logique de puissance. L’Église doit trouver le point juste, en prenant en compte sa faculté de se situer au-dessus de la logique étatique pour encourager à des négociations à la paix. Dans ce sens, le Pape François a eu un beau geste lors de la Semaine Sainte de 2022: la croix a été portée par une femme russe et une femme ukrainienne. Cela a déplu aux Ukrainiens mais François a eu raison. Il ne jouait pas la carte partisane mais celle de la réconciliation. Des gestes de ce type sont importants et il n’y a pas d’autres choses à faire.
L’Église ne peut empêcher, dites-vous, un État de se défendre. Mais quel serait le risque pour l’État agressé de déposer les armes? N’irait-on pas in fine vers une guerre totale?
Ben sûr, il y a un risque à renoncer au droit de se défendre, c’est évident, on deviendrait des non-sujets, des objets de développement. Il y a l’enjeu de la guerre totale, on l’a déjà connu lors de la Seconde Guerre mondiale malheureusement. Prenons aujourd’hui l’exemple d’Israël et de la Palestine. Israël, au départ, après le 7 octobre, est dans une configuration dont on peut dire qu’elle correspond à une guerre juste. Israël est agressé, c’est un État qui se défend, en plus il y a des otages, etc. Et on sait que le Hamas dirige un État terroriste. C’est clair. Mais on a vu la bascule se faire au cours des mois. On est passé d’une guerre de défense à une guerre de contre-agression. On a franchi la ligne rouge. On voit les massacres de civils commis aujourd’hui, c’est terrible. Donc la victime d’hier se retrouve dans le rôle du coupable d’aujourd’hui.
Avec une population massacrée à Gaza et sans visée au retour à la paix, ce qui est un des critères essentiels à la “guerre juste”…
La paix est une finalité certes, et les États peuvent en tenir la rhétorique. Mais en fait il n’y a rien derrière, il n’y a aucune finalité au fond. Le problème, c’est que ces États sont des États laïques –je ne le conteste pas, ce n’est pas la question– mais quelle est leur source de la finalité d’existence humaine? C’est un sens purement séculier. Et c’est là que le christianisme, et en particulier l’Église catholique, a quelque chose à dire d’essentiel. Car l’Église a un sens spirituel de la finalité. Je pense évidemment à l’eschatologie. Quand l’Église parle de paix, elle pense à la paix civile, politique, mais parce qu’elle a aussi dans ses ressources spirituelles la paix eschatologique, la paix de Dieu, ce qu’elle pratiquait d’ailleurs au Moyen-Âge[2]. Alors aujourd’hui, elle n’a plus cette influence là, mais la paix entre les peuples dans l’Église veut dire quelque chose.
Et c’est là qu’on voit tout le rôle qu’une religion comme le christianisme peut jouer au nom même de sa foi et de son espérance, en faveur de la paix. Pour un chrétien, la paix a une finalité qui est métapolitique, mais elle peut irriguer, nourrir une paix politique. Le fait que nous recherchons la paix comme finalité est partie intégrante de la foi des chrétiens. Pour nous, c’est une évidence mais pour les États, ça l’est beaucoup moins. Ils aimeraient bien, mais c’est une paix calculée, c’est une paix grise, une non-guerre. La paix que les chrétiens proposent, c’est autre chose. Et c’est là que le discours religieux et spirituel peut retrouver tout à fait sa place dans le champ politique, sans se confondre avec le champ politique, mais apporter quelque chose que le champ politique et les États ne peuvent pas apporter d’eux même.
Et ça remet en scène tout le rapport entre politique et religieux aujourd’hui, non pas un rapport de confusion, de concurrence, mais un rapport de complémentarité.
Le Vatican est toujours au service de la paix, même quand les partis concernés ne peuvent l’envisager. Est-ce que l’Église, le magistère, a quelque chose à nous dire sur la paix juste ou comment obtenir une paix juste?
Alors ça, une “guerre juste” est une chose; une paix juste, en est encore une autre et c’est pourtant le but recherché. Sur ce plan, je ne dirais pas que le magistère a un enseignement très lié. D’abord est-ce possible? Chaque guerre a sa propre spécificité. Qu’est-ce que serait une paix juste, si ce n’est que chacun s’y retrouve, qu’aucun peuple ou État ne serait humilié. Mais concrètement, bien malin celui qui dira quelle est la paix juste entre la Russie et l’Ukraine, or il en faudra bien une.
Alors l’Église peut faire des propositions. C’est d’ailleurs ce qu’a fait Benoît XV lors de la guerre de 1914, mais cet exemple montre combien c’est difficile. Quand un Pape va trop loin, s’il est trop précis dans ses propositions, il ne pourra pas empêcher d’être suspecté d’esprit partisan. Par exemple, le gouvernement de la France, à l’époque, a estimé que le Pape était pro-allemand, car parmi les différents points exposés pour obtenir un retour à la paix en Europe, il ne parle pas de l’Alsace-Moselle, or c’est évidemment incontournable pour la République française de retrouver ces territoires.
Encore une fois, il faut que l’Église puisse s’engager sur le terrain de la paix, c’est parfaitement légitime, mais il ne faut pas qu’elle se substitue aux États. Parce que si elle va trop loin et trop précise, elle risque de mettre là le doigt dans l’engrenage d’une position partisane d’agrément. Par exemple, si elle disait demain, il faut que l’Ukraine lâche le Donetsk, Lougansk et la Crimée, le Pape serait perçu comme étant pro-russe, forcément. Et qu’en serait-il s’il défendait l’inverse, avec tous les rebondissements œcuméniques que traversent actuellement l’Église catholique et l’orthodoxie russe? C’est un vrai problème, on voit bien que les questions théologiques deviennent aussi des questions politiques.
On connaît l’importance des nonciatures déployées à travers le monde. Est-ce que finalement le rôle du Saint-Siège n’est pas celui d’intermédiaire dans la construction de la paix?
J’aime bien ce mot d’intermédiaire! Il est frappant de voir combien de chefs d’État non-catholiques ont demandé une audience au Pape –ce qui n’est pas sans ambiguïté parce qu’ils peuvent s’en servir, venant chercher au Vatican une certaine forme de légitimité spirituelle au combat qu’ils mènent. Mais de fait, le mot intermédiaire me parait être le mot juste. Et ça c’est la force de l’ecclésiologie catholique, car l’Église est une structure internationale très charpentée et le Pape est lui-même un chef d’État. Donc il y a une visibilité internationale qui n’a pas d’égal dans toute autre religion et donc il peut jouer, à ce titre-là, un rôle d’intermédiaire. C’est très vrai.