Mgr Vetö: «Nous avons besoin du peuple juif pour être nous-mêmes»

Alors que l'Église célèbre le soixantième anniversaire de la déclaration conciliaire Nostra Aetate, entretien avec l'évêque auxiliaire de Reims, spécialiste des relations avec le judaïsme sur l'état du dialogue aujourd’hui, après les horreurs du 7 octobre 2023.

Texte fondateur du dialogue entre l'Église catholique et les traditions non chrétiennes, la déclaration conciliaire Nostra Aetate, promulguée par Paul VI il y a 60 ans, est l'occasion de revisiter les relations avec le peuple juif, qui ont pris un tournant décisif au moment du Concile Vatican II. Alors que de nombreux juifs sont marqués à vif par le traumatisme des attentats du 7 octobre 2023 près de la bande de Gaza et par la montée de l'antisémitisme dans de nombreux pays, entretien avec Mgr Étienne Vetö, évêque-auxiliaire de Reims. Il a dirigé pendant plusieurs années le centre Cardinal Bea de l'Université pontificale Grégorienne de Rome, qui approfondit les liens entre chrétiens et juifs. Il est par ailleurs consulteur au sein de la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme du dicastère pour la Promotion de l’unité des chrétiens. 

Quel a été. à votre avis, l’impact des horreurs du 7 octobre 2023 sur le dialogue entre juifs et chrétiens?

On sait que l'attaque contre Israël le 7 octobre était un pogrom. On sait que c'était terrible et terrifiant. Mais depuis, beaucoup de personnes qui étaient en relations assez proches avec des juifs ont commencé à accuser le peuple juif. Elles ont d'abord accusé Israël, mais plus largement le peuple juif de commettre des atrocités. Il me semble que, pour le moment, les relations entre juifs et chrétiens depuis Nostra Aetate ont été pratiquement comme une plante sous une serre.

C'était un moment qu'on n'a jamais vécu en 2000 ans d'histoire, de proximité, de compréhension. Et là, le 7 octobre, c'est le test de la réalité, c'est une réalité historique. Dans ce cas-là, il y a probablement deux choses à faire qui nous permettent de vivre ce test réalité.

D'une part, regarder la vérité en face. C'est ce qui s'est passé quand le Pape François, par exemple, a donné accès de manière anticipée aux archives de la période du pontificat de Pie XII. Il a dit «La vérité nous rendra libres, et l'Église n'a pas peur de la vérité». Et je crois que les relations judéo-chrétiennes ne doivent pas avoir peur de la vérité.

Et quand je dis vérité, c'est, d'une part, le fait qu'on doit vraiment regarder la violence de la riposte israélienne. Mais la vérité, aussi, c'est comprendre que l'État d'Israël est un État complètement légitime, reconnu par le Vatican. Mais cet État est dans une crise existentielle, comme le peuple palestinien. Nous avons deux peuples qui sont en crise existentielle, et nous devons prendre cela en compte pour comprendre la situation.

D'autre part, il y a un aspect théologique aussi: nous avons appris à reconnaître que le peuple juif est le peuple de Dieu, et c’est dans un regard de foi que nous pouvons dire que oui, quoi qu'il fasse, et en tenant compte entièrement de ses difficultés, nous croyons que ce peuple est vraiment le peuple de Dieu. Et nous avons besoin de ce peuple aussi pour être nous-mêmes.

Pourquoi est-ce qu'on ne peut pas se passer, sinon d'une amitié, au moins d'un dialogue théologique avec le peuple juif?

C'est même plus profond qu’un dialogue théologique. Nous avons tout simplement besoin du peuple juif. L'Église, en tout cas, a besoin du peuple juif. Parce que l'Église, selon l'image que Saint Paul a donné dans l'épître aux Romains, c'est la greffe des nations sur l'arbre, sur l’olivier que représente Israël. Et dans un sens, nous ne sommes pas «complets», ou, du moins, notre complétude est blessée quand nous ne sommes pas reliés au peuple juif.

Nostra Aetate dit que le peuple juif, ce sont nos racines. Et les racines, ce ne sont pas le passé de l'arbre, mais le présent d'un arbre, c'est ce qui le nourrit. Plus concrètement il est vrai que le peuple juif est celui qui a écrit la Bible. Le Nouveau Testament a été écrit par des juifs. Et nous sentons que nous avons besoin de ce double regard chrétien et juif pour entièrement comprendre la Bible et comprendre tous les trésors des Écritures.

Le peuple juif étant très enraciné dans l'histoire, il y a toujours un risque pour le christianisme d'un certain gnosticisme, c'est à dire de décoller dans une sorte de spiritualisme abstrait, quand on n'est pas relié à ce peuple très historique, ce peuple qui est un peuple et qui n'est pas simplement une foi.

Vous rêvez, pour demain, d'un «apprentissage réciproque». Qu'est-ce que les catholiques peuvent apprendre des juifs?

Il est vrai que déjà le fait d'apprendre l'un de l'autre est un fruit de 60 ans de relations nouvelles, de relations qui ont été transformées en grande partie par Nostra Aetate. Les chrétiens reconnaissent Jésus comme messie, moi, en tant que catholique, je suis persuadé de cela, je suis convaincu de la vérité de cela.

Et en même temps, il y a quelque chose que souvent nous ne voyons pas: c'est que Jésus, dans sa première venue sur terre il y a 2000 ans, n'a pas accompli, ou réalisé, toutes les promesses messianiques. Ces promesses messianiques, telles qu'elles sont dans les prophètes de l'Ancien Testament, parlent d'un monde sans guerre, d'un monde où la justice régnera, d’un monde aussi où dans certains cas, il n'y a pas de maladie, pas de mort. Cela s’est peut-être accompli par Jésus, dans un sens, parce qu’il en a apporté les germes. Mais cela n'est pas réalisé entièrement pour tout le monde dans l'histoire. Et donc le peuple juif nous renvoie le fait qu'il y a encore quelque chose à attendre.

Dire cela ce n'est pas renverser la religion chrétienne, ni la contredire: tous les dimanches, lorsque nous disons le Credo, nous disons que nous attendons le retour de Jésus. Mais c'est nous aider, nous chrétiens, à découvrir quelque chose qui fait partie de notre foi, c'est à dire nous attendons encore quelque chose, nous avons besoin d'attendre quelque chose, mais nous avons aussi besoin du peuple juif. Très concrètement le peuple juif nous le rappelle.

Comment peut-on faire résonner ce dialogue judéo-chrétien auprès des jeunes, notamment, aujourd’hui, et le faire infuser dans la société, pour montrer qu'il peut être profitable et joyeux aussi pour tous?

Je pense que c'est une question absolument fondamentale et honnêtement, je n'ai pas de réponse complète ou toute faite.C'est quelque chose qui fait partie du défi pour nous aujourd'hui.

Il y a une question vis-à-vis de l'État d'Israël: je pense que c'est important de faire comprendre à la jeune génération que le peuple juif et l'État d'Israël ne sont pas identiques, et, en même temps, que tout juif est profondément attaché à l'État d'Israël, de manière très différente. Cela fait partie de l'identité juive d'avoir une relation à cet État.

J'ai bien aimé le mot que vous avez employé, la joie: le fait d'étudier ensemble donne énormément de joie et je pense que dans ces cas-là, le plus important c'est de réussir simplement à entrer en relation, à se faire des amitiés et à s'inviter mutuellement. On peut tout à fait inviter des chrétiens à des célébrations de shabbat le vendredi, ou dans les familles juives le vendredi. Et puis inviter des juifs à lire la Bible et à nous aider à lire le Nouveau Testament ensemble.

En vous écoutant, on a l'impression que chercher à comprendre l'état d'âme des juifs aujourd'hui et le faire avec empathie et humilité, en se projetant sur nos propres failles, c'est une clé, un outil pour pouvoir protéger notre relation.

Il me semble que Jésus lui-même nous guide dans ce sens-là en disant: «tu ne jugeras pas», et «regarde d'abord la poutre qui est dans ton œil avant de juger la paille qui est dans l'œil du prochain».

De fait, il y a tout d'abord, dans une démarche d'humilité, à reconnaître ses propres torts. Et puis je pense que l’on ne peut interpeller qu'à l'intérieur d'une relation d'amitié. Et une relation d'amitié, cela suppose, comme vous avez dit, de l'empathie.

Il faut réaliser quelle est la souffrance du peuple juif depuis le 7 octobre 2023. Même si cet événement s’est passé il y a deux ans, pour beaucoup de juifs, c'est encore comme si c'était hier, c'est très présent comme blessure. Et l'on peut sentir, avec le peuple juif, la peur devant l'antisémitisme qui monte. Si on arrive à sentir cela, on peut trouver des mots pour parler, pour dialoguer, pour analyser ensemble la situation.

Face à la déshumanisation en Terre Sainte, pensez-vous que l'Église peut s’attribuer un rôle de facilitateur?

Je ne pense pas que l'Église peut s'attribuer un tel rôle. Il faut être humble sur ce qu'on est capable de faire. Mais je pense que l'Église est jetée dans cette situation et a pour mission de toute façon d'être un pont. On est toujours mieux à trois qu’à deux, en face-à-face. Mais il faut s’aider, se soutenir avant tout.

Remarques de l’éditeur

Source : D’après Vatican News, 20 octobre 2025.