PRÉSENTATION DU MANIFESTE
Cette année, depuis le massacre perpétré par le Hamas à la frontière sud d’Israël le 7 octobre et la guerre menée ensuite par Israël contre le Hamas, les communautés juives d’Europe ont connu une augmentation alarmante des incidents antisémites. Une atmosphère d’hostilité et de menace de violence physique plane non seulement sur les synagogues, les centres communautaires et les rassemblements juifs publics, mais aussi sur les juifs individuels dans leur vie quotidienne. La sûreté et la sécurité sont désormais au premier plan de notre manifeste, tout comme la nécessité de contrer les discours haineux et de renforcer les programmes éducatifs, afin de combattre cette montée de l’antisémitisme. Cette priorité est essentielle non seulement pour protéger les citoyens juifs d’Europe, mais aussi pour préserver nos valeurs en tant que société démocratique.
Toutefois, la sauvegarde des droits juifs actifs reste également essentielle pour garantir que les juifs puissent continuer à vivre et à s’épanouir. La Conférence des rabbins européens (CER) a toujours été animée non seulement par l’obligation de lutter contre la haine et l’antisémitisme, plus pressante que jamais, mais aussi par celle de protéger et de construire la vie juive, en promouvant une identité et une communauté juives florissantes dans l’Union européenne. Là encore, il s’agit d’un aspect essentiel de la préservation des valeurs démocratiques de l’Europe. Cela a imprégné le travail de notre organisation depuis sa création, il y a près de soixante-dix ans, et continuera de le faire, contribuant ainsi à bâtir face à l’intolérance.
Grand Rabbin Pinchas Goldschmidt
Président de la Conférence des rabbins européens
Mars 2024
PREMIÈRE PARTIE: COMBATTRE L’ANTISÉMITISME
Introduction
Ce manifeste est un appel urgent à l'action, exhortant les gouvernements, les institutions et les citoyens de l'Union Européenne à travailler ensemble pour éradiquer les croyances, les attitudes et les comportements antisémites. L'antisémitisme, sous toutes ses formes, nuit non seulement à la communauté juive, mais aussi à les fondements moraux et éthiques de notre société. Ces crimes corrodent notre intégrité en tant que société. Nous nous sommes engagés à combattre l'antisémitisme au sein de l'Union européenne.
Renforcement de la législation contre la haine physique ou en ligne
Nous soutenons la Déclaration de la Commission européenne sur les incidents antisémites en Europe (5 novembre 2023) et appelons chaque État membre de l'UE à renforcer la législation spécifique aux actes antisémites, y compris les discours de haine, la discrimination, l'intimidation et la violence physique. Les lois existantes doivent être rigoureusement appliquées et les cadres juridiques mis à jour pour lutter contre les formes émergentes d'antisémitisme, en ligne et hors ligne.
L'Occident ne devrait accueillir que des personnes qui aspirent à la démocratie, à la tolérance, contribuant à la société, d'une manière ou d'une autre, et à la paix. Il est effrayant de constater que les valeurs de certains groupes, qui se proclament religieux, sont directement opposées à la démocratie, à la tolérance, à la coopération et à la paix. Il faut bloquer les adeptes de telles idéologies, qui possèdent malheureusement un tel système de valeurs conflictuelles et qui cherchent ensuite activement à nuire à des citoyens innocents en Europe. En tant que continent, nous devons commencer par rejeter toutes les formes de haine. L'intolérance, la violence et, bien sûr, les attaques brutales qui font la une des journaux européens doivent être condamnées non seulement verbalement, mais aussi politiquement.
Comme la Conférence des rabbins européens (CER) l'a déjà souligné dans son manifeste de 2015, les forums de médias sociaux sont le théâtre de niveaux croissants de harcèlement et de menaces. Ces commentaires peuvent être racistes, sexistes, homophobes, islamophobes et bien sûr antisémites. Les idées qui sous-tendent les discours de haine en ligne sont directement liées aux idées qui sous-tendent les actions violentes hors ligne. Il est essentiel de lutter contre les discours de haine en ligne non seulement pour les effets mentaux qu'ils ont sur les victimes, mais aussi en raison de la menace physique de violence qu'ils représentent.
Le discours haineux, tant hors ligne qu'en ligne, est un délit pénal en vertu du droit européen, mais les poursuites sont peu nombreuses. Si les mesures législatives visant à lutter contre le discours de haine sont répandues dans l'ensemble de l'UE et si des efforts sont faits pour poursuivre les auteurs de ce discours, ces mesures sont souvent éclipsées par des cadres nationaux divergents et des déficiences procédurales dans plusieurs domaines.
L'harmonisation transfrontalière des lois de l'UE sur la sécurité en ligne est une priorité essentielle, car les crimes commis dans ce domaine sont souvent de nature transnationale. L'absence d'harmonisation peut conduire à des barrières jurisprudentielles et à des interprétations divergentes de ce qui constitue un discours de haine dans un État membre donné. Nous avons besoin d'un changement substantiel. Les entreprises de médias sociaux doivent être tenues davantage responsables des crimes de haine perpétrés sur leurs plateformes et ces dernières doivent modérer plus activement le contenu.
Éducation
L'éducation est également un outil essentiel pour lutter contre les idées fausses et favoriser la compréhension. Nous préconisons des programmes éducatifs complets dans les écoles et les institutions afin de mieux faire connaître la communauté juive au sein de l'UE, sa riche histoire et ses contributions uniques, et de lutter contre la désinformation et la haine. Le programme Erasmus+, le programme phare de l'UE visant à responsabiliser les jeunes et à soutenir leur éducation et leur formation, peut être utile à cet égard. Nous appelons les députés européens et les responsables politiques de l'UE qui préparent le programme Erasmus+ 2021-2027 à trouver des moyens d'améliorer l'enseignement de la vie et de la culture juives dans toute l'UE, car une sensibilisation accrue contribue à lutter contre la discrimination et l'intolérance.
Nous exhortons également l'UE à travailler avec les organisations internationales, telles que l'UNESCO, en collaborant étroitement pour créer des stratégies efficaces et des ressources appropriées pour lutter contre l'antisémitisme avec des programmes éducatifs et d'enrichissement, pour les personnes de tous âges.
Renforcement de la sécurité
Reconnaissant l'importance de la sauvegarde des communautés juives, nous soulignons la nécessité de renforcer les mesures de sécurité, comme cela a déjà été le cas dans des pays tels que la France et l'Allemagne. Cela implique une collaboration étroite entre la police, les dirigeants des communautés et toutes les organisations concernées afin de mettre en place des systèmes de sécurité efficaces, garantissant la sécurité des institutions juives et des individus sur l'ensemble du continent. Nous saluons l'appel initial de la Commission à un financement de l'UE pour mieux protéger les espaces publics et les lieux de culte, avec 24 millions d'euros mis à disposition en 2022 pour atteindre cet objectif. Cependant, compte tenu de la gravité du problème et de l'insécurité croissante, davantage de ressources sont nécessaires. Nous appelons les députés européens à réserver au moins 50 millions d'euros par an pour protéger et encourager la vie juive dans le prochain budget à long terme de l'UE, le cadre financier pluriannuel (CFP).
Dialogue interreligieux et cohésion sociale
Nous souhaitons organiser des forums de dialogue entre divers responsables religieux afin de favoriser la compréhension et le respect entre les communautés religieuses. Nous encourageons l'organisation de conversations entre notre président et d'autres chefs religieux, afin de promouvoir la coopération et les alliances pour lutter contre toutes les formes de haine.
Cependant, toute interaction entre les chefs religieux et les représentants doit être menée avec l'engagement ferme d'exhorter les communautés à mettre fin à toutes les formes de discours de haine, d'intimidation, d'endoctrinement et de violence. Trop souvent, le dialogue interconfessionnel a été mené sans véritable effet, si ce n'est celui de la conversation ou la réunion elle-même. Aujourd'hui, il faut le faire pour faire reculer l'antisémitisme, la discrimination et la xénophobie, ouvertement et vigoureusement, avec l'assurance que les leaders religieux en parlent clairement à leurs communautés et qu’ils les éduquent en ce sens.
Nous recommandons la signature d'une déclaration publique annonçant qu'une telle déclaration, contre la violence antisémite, sera faite par les chefs religieux à l'issue de ces réunions interconfessionnelles.
En collaboration avec les gouvernements, la société civile et le secteur privé, nous appelons également à des efforts plus complets pour renforcer la cohésion sociale, la sécurité et la tolérance en Europe et pour promouvoir des pratiques religieuses modérées, l'intégration et la citoyenneté positive pour contrecarrer l'abus de la religion, l'extrémisme, le racisme et le terrorisme, tant en ligne que hors-ligne.
Cela nécessite des mesures pour renforcer le contrôle et la transparence concernant ce qui est prêché dans les mosquées et dans d'autres lieux de culte, qui les finance, et quelles influences étrangères et numériques encouragent l'extrémisme, la violence et le terrorisme.
Les dirigeants européens devraient encourager activement la formation des responsables religieux, qui doit avoir lieu en Europe et être certifiée selon un ensemble de critères stricts, dont l'obligation de faire preuve de loyauté à l'égard des lois qui s'appliquent ici, de professer la paix et la tolérance et de communiquer ces principes à leurs communautés.
Médias et plateformes de médias sociaux
Les médias jouent un rôle crucial dans la formation de l'opinion publique. Nous demandons à l'UE de veiller à ce que les médias pratiquent un journalisme responsable et emploient des méthodes d'investigation rigoureuses, en évitant de perpétuer des stéréotypes nuisibles ou des récits biaisés. Le journalisme responsable contribue à une société mieux informée et plus tolérante.
Les plateformes de médias sociaux ont également le devoir de prendre les mesures nécessaires pour remédier aux effets néfastes des contenus antisémites, de la désinformation et de la propagande extrémiste, tels que les récits erronés et toxiques sur le Moyen-Orient. La Déclaration de l'UNESCO sur les médias de 1978 pourrait être un guide utile à cet égard. Même à l'ère technologique actuelle, la déclaration peut servir de boussole morale pour les États membres, les entreprises technologiques et médiatiques fournissant tout type de service de communication. Plus précisément, l'UE doit veiller à ce que ses nouvelles règles sur la modération des contenus, qu’on retrouve dans la Loi sur les services numériques (DSA) soient efficaces pour lutter contre la diffusion de propos antisémites haineux. Mais la loi sur les services numériques pourrait ne pas suffire. Étant donné qu’elle porte principalement sur ce que les différents les États membres considèrent comme un discours «illégal» dans leur droit national, ses règles donneront lieu à une série d'interprétations qui ne protégeront pas toujours la vie juive. Il est donc possible que cette loi, à elle seule, ne fournisse pas les outils nécessaires pour réduire efficacement l'antisémitisme en ligne en Europe. Des mesures supplémentaires seront nécessaires, telles que l'établissement d'obligations de contrôle spécifique pour les plateformes en ce qui concerne le contenu antisémite en ligne. S’agissant des discours légaux mais préjudiciables, tels que la désinformation, l'UE devrait continuer à mettre en œuvre les mesures énoncées dans son Plan d'action pour la démocratie européenne, tout en créant des opportunités pour les organisations juives de collaborer avec les centres régionaux de l'Observatoire européen des médias numériques (EDMO). afin de développer des initiatives communautaires pour combattre la désinformation au moyen de rigoureuses vérification des faits.
Appel à l’action pour les institutions européennes pour le mandat 2024-2029
- Veiller à ce que la législation soit mise à jour et appliquée pour lutter contre toutes les formes d'antisémitisme et de haine, dans la société et en ligne.
- Développer les programmes éducatifs, en collaboration avec des partenaires internationaux, afin de dissiper les récits biaisés et préjudiciables.
- Continuer à faire pression pour renforcer la sécurité dans les synagogues et les centres communautaires juifs dans toute l'Europe.
- Encourager le dialogue interconfessionnel à former des alliances pour lutter contre toutes les formes de haine, avec des lettres publiques de leaders religieux condamnant les actes antisémites.
- Mobiliser les chefs religieux et communautaires pour qu'ils jouent un rôle actif dans l'amélioration de la sécurité de leurs communautés et dans la lutte contre l'utilisation abusive de la religion.
- Veiller à ce que les médias fassent des reportages responsables.
- Veiller à ce que les médias sociaux et les plateformes technologiques prennent des mesures appropriées pour lutter contre les contenus antisémites et les effets néfastes de la désinformation et de la propagande extrémiste.
- Collaborer avec les gouvernements, la société civile et le secteur privé pour lutter contre les crimes de haine, l'extrémisme, la radicalisation et le terrorisme en ligne et hors ligne.
DEUXIÈME PARTIE: PROTÉGER LES DROITS RELIGIEUX JUIFS
Introduction
Les communautés juives ne peuvent prospérer que si elles peuvent pratiquer les traditions et les coutumes de leur foi. En outre, l'antisémitisme est un phénomène transfrontalier et transnational, qui nécessite donc une approche européenne. La stratégie de la Commission européenne de lutte contre l'antisémitisme et de soutien à la vie juive (octobre 2021) est encourageante, mais davantage d'actions sont nécessaires car les États membres n'ont pas suffisamment protégé leurs citoyens contre l'antisémitisme. Les États membres n'ont pas suffisamment protégé les droits et libertés religieux des juifs. Pour refléter l'engagement de l'UE à protéger les rites religieux, les associations et les communautés qui est énoncé dans les traités, des garanties législatives doivent être adoptées pour protéger ces pratiques qui font partie intégrante de la vie juive.
Chehita
L'une des questions les plus cruciales auxquelles sont confrontées les communautés juives est le statut de la Chehita (abattage religieux juif sans cruauté). La Convention du Conseil européenne de 1979 sur la protection des animaux d'abattage et le règlement 1099/2009 du Conseil de l'UE exigent l'étourdissement avant l'abattage, mais autorisent les États membres à adopter leurs propres réglementations concernant «l'abattage conformément aux rituels religieux». La plupart des États membres n'imposent aucune restriction à l'abattage religieux ou ont établi des dérogations pour respecter les pratiques religieuses. Toutefois, un nombre croissant de pays ont interdit tout abattage sans étourdissement mécanique. La production et la fourniture de viande cachère sont pourtant vitales pour la vie juive.
Le Parlement européen, dans un document récemment publié, «Slaughter Reconciling Animal Welfare with Freedom of Religion or Belief» (juin 2023), a, dans une certaine mesure, clarifié la sinistre histoire et la controverse nébuleuse autour des questions de l'abattage et du bien-être des animaux et de l'opposition populaire à la Chehita. Cependant, un arrêt de février 2024 de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH, février 2024) a confirmé l'interdiction, décrétée en 2018 par les régions belges de Flandre et la Wallonie, concernant l'abattage cacher et halal; cet arrêt a pour effet d'empêcher les organes législatifs de comprendre ces droits et il crée un précédent menaçant.
À la suite de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme, une pétition a été lancée en février 2024 pour demander au gouvernement et au parlement britanniques d’interdire l'abattage sans étourdissement. À partir de 10 000 signatures, le gouvernement britannique y répondra, et à partir de 100 000 signatures, la question sera débattue au Parlement. Il est inquiétant de constater qu'une protection juridique explicite des droits religieux des juifs semble désormais un rêve lointain.
Autres pratiques religieuses juives
La Berit Milah (circoncision), l'éducation juive et la tenue vestimentaire juive sont trois autres domaines des droits religieux juifs qui sont exposés et menacés d'interdictions législatives dans divers États membres. Depuis la dernière décennie et même avant, il y a eu plusieurs tentatives politiques pour remettre en cause la Berit Milah, principalement en Scandinavie. Au Royaume-Uni, il existe un lobby humaniste très engagé et bruyant, avec une présence particulièrement forte dans la communauté médicale. Ce discours néglige souvent une prise en compte adéquate de la liberté des droits religieux. La Commission européenne est particulièrement bien placée pour protéger nos communautés et nous l'exhortons à faire davantage, et rapidement, pour protéger les traditions, coutumes et pratiques religieuses juives.
La Conférence des rabbins européens (CER) continuera d'appeler les autorités et les gouvernements européens à prendre contact avec les communautés religieuses avant toute législation affectant nos communautés. Nous ferons pression sur les gouvernements et les institutions européennes pour rétablir des pratiques telles que la Chehita et la Berit Milah là où elles ont été interdites et pour protéger les pratiques là où elles sont menacées, comme nous l'avons fait depuis notre création, et nous continuerons à faire pression pour favoriser l’expression d’une législation de protection.
Appel à l’action pour les institutions européennes pour le mandat 2024-2029
- Veiller à ce que la communauté juive soit consultée de manière significative sur toute législation affectant la vie juive.
- Plaider en faveur de la création par la Commission européenne de garanties législatives à l'échelle de l'Union sur les droits religieux des Juifs.
- Plaider pour que les États membres suppriment les restrictions légales relatives aux pratiques juives.
Prochaines étapes
La Conférence des rabbins européens (CER) va maintenant s'efforcer d'obtenir que les parties prenantes concernées soutiennent ces mesures et souhaite inviter tous ceux qui sont intéressés à les soutenir à travailler avec nous pour développer et affiner ces propositions.
Nous espérons que, grâce à notre travail acharné et à nos prières, la vie juive en Europe restera sûre et florissante et que nous pourrons faire face avec succès aux menaces, tant physiques qu'en termes de droits religieux, auxquelles nous sommes confrontés aujourd'hui.