INTRODUCTION
La déclaration Nostra Aetate du concile Vatican II n’aborde pas directement les questions christologiques. Mais elle touche en réalité aux fondements mêmes des formulations christologiques qui se sont développées au fil des siècles. L’avènement de Jésus-Christ, le Messie promis depuis longtemps, a-t-il rendu le judaïsme postpascal non pertinent? Le judaïsme n’était-il pas voué à disparaître à partir du moment où le christianisme intégrait à sa propre identité tout ce qu’il jugeait précieux dans la tradition juive? La réponse de Nostra Aetate à ces questions fondamentales fut clairement négative. La relation d’alliance demeurait une composante valide de l’identité du peuple juif après l’événement christique. Telle était – et demeure – son affirmation centrale, comme l’atteste la déclaration du Vatican célébrant le cinquantième anniversaire de Nostra Aetate en 2015[1]. Certes, le théologien de renom et cardinal Avery Dulles contesta cette affirmation de la validité continue de l’alliance juive après le Christ, dans plusieurs articles et lors d’une conférence donnée à l’occasion du quarantième anniversaire de Nostra Aetate, organisée par la Conférence des évêques catholiques des États-Unis[2]. Cependant, sa position ne s’imposa pas, comme le montre clairement le document publié en 2015.
La fin de l’inclusion du peuple juif dans l’alliance, après Pâques, reposait traditionnellement – depuis l’époque patristique – sur l’affirmation selon laquelle les juifs n’auraient pas reconnu en Jésus le Messie promis et l’auraient mis à mort. Ceci aurait entraîné leur expulsion de l’alliance originelle conclue avec le peuple d’Israël, qui, d’un point de vue chrétien, était provisoire et éventuellement appelée à être supplantée par la nouvelle alliance en Christ. Selon saint Augustin, les juifs furent dès lors considérés comme un peuple maudit après leur rejet de la messianité de Jésus. Ils devaient servir de témoins de la souffrance et de la marginalisation sociale promises à quiconque rejetterait le Christ. Jésus, instigateur d’une alliance nouvelle et permanente, se trouvait au centre de la pensée christologique chrétienne. Or, le paragraphe 4 de Nostra Aetate a totalement remis en cause cette conception classique du christianisme en proclamant que les juifs, en tant que tels, ne pouvaient être tenus responsables de la mort du Christ, même si certains de leurs chefs avaient pu, dans une certaine mesure, collaborer à l’exécution ordonnée par Ponce Pilate. L’accusation séculaire selon laquelle les juifs étaient responsables de la mort de Jésus fut ainsi rayée du registre doctrinal à Vatican II.
À la lumière de Nostra Aetate, les théologiens chrétiens ont été confrontés à un nouveau défi majeur. Comme l’a formulé le cardinal Walter Kasper durant son mandat à la présidence de la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le judaïsme, les théologiens doivent aujourd’hui trouver un moyen de concilier deux affirmations fondamentales: (1) L’alliance juive demeure vivante et féconde, et (2) L’œuvre salvifique de Jésus a une portée universelle[3].
Je me suis préoccupé de la question christologique pendant la plus grande partie de ma carrière universitaire. J’ai abordé la question christologique à la lumière de la nouvelle théologie de l’Église concernant le peuple juif dans plusieurs ouvrages: Christ in Light of Christian-Jewish Dialogue[4], publié initialement en 1982 puis réédité en 2001[5]; Jesus and the Theology of Israel[6], paru en 1989; et enfin Restating the Catholic Church’s Relationship with the Jewish People: The Challenge of Super-Sessionary Theology[7], publié en 2013, qui a développé ma vision christologique de base en la poussant au-delà de mon analyse initiale.
Mes volumes ont été initialement inspirés par les commentaires de deux grands théologiens catholiques, Gregory Baum et Johannes Baptist Metz. Baum faisait partie de la commission de rédaction originale du texte qui allait devenir Nostra Aetate, dirigée par le cardinal Augustin Bea. J’ai été marqué par le premier ouvrage de Baum sur les relations judéo-chrétiennes[8], et surtout par les remarques qu’il formula lors d’une allocution au congrès de 1986 de la Catholic Theological Society of America, où il identifia le paragraphe 4 de Nostra Aetate comme le changement le plus profond survenu dans le magistère ordinaire de l’Église au cours du concile Vatican II[9].
Grâce à mon professeur de séminaire, l’exégète John Dominic Crossan, qui a d’abord attiré mon attention sur la relation entre chrétiens et juifs et qui fut l’auteur de l’un des premiers commentaires sur Nostra Aetate, j’ai été conduit à m’intéresser aux écrits de Johannes Baptist Metz. Bien que la contribution de Metz à la théologie postsupersessioniste n’ait pas été très étendue, il a abordé le sujet avec une passion considérable et avec la conviction inébranlable que l’expérience de la Shoah rendait moralement inadmissible toute christologie qui effacerait le peuple juif de la continuité de l’alliance divine[10].
Metz soutenait avec force que la théologie chrétienne après la Shoah devait se laisser guider par l’intuition selon laquelle «les chrétiens ne peuvent former et comprendre pleinement leur identité qu’en présence des juifs»[11]. Cela implique une réintégration explicite de l’histoire et des croyances juives dans la conscience et le discours théologiques chrétiens. Pour Metz, l’histoire juive n’est pas seulement une préhistoire du christianisme, mais une partie intégrante de l’histoire de l’Église. L’histoire juive, dans sa forme comme dans son contenu, doit occuper une place centrale dans l’expression de la foi chrétienne. La question théologique cruciale après la Shoah, selon Metz, est celle de la présence ou de l’absence de Dieu. De toute évidence, toute affirmation christologique dépend largement de la manière dont on résout ultimement cette question de Dieu. Or, une telle résolution est impossible pour le chrétien sans un lien direct avec les réflexions contemporaines sur Dieu menées par les juifs, peuple pour qui la Shoah a représenté le seuil de l’anéantissement collectif.
En ce qui concerne plus particulièrement la christologie, la pensée de Metz est beaucoup moins développée que celle de certains autres théologiens qui ont relevé le défi d’exprimer une compréhension christologique à la lumière de l’affirmation de Vatican II que l’alliance juive continue après l’événement christique[12]. Tout en affirmant la continuité de l’alliance juive, il semble toutefois postuler une nouvelle révélation à travers le Christ, qui dépasse la simple entrée des païens dans cette alliance toujours en vigueur établie au Sinaï. Il développe brièvement l’idée de deux modes de croyance au Nouveau Testament. Le premier, qu’il qualifie de mode paulinien, a eu tendance à dominer le christianisme pendant la plus grande partie de son histoire. Le second, il l’appelle le mode synoptique. Il l’identifie fondamentalement à la tradition des Écritures hébraïques. Mais il souligne fortement que ce mode constitue également un élément crucial de la foi néotestamentaire.
Le problème que Metz met en évidence réside dans le processus par lequel ce mode hébraïque d’expression de la foi a été relégué aux marges de la théologie au fil de l’histoire de la construction dogmatique. Ainsi, pour lui, la première étape nécessaire dans le processus de réconciliation théologique entre juifs et chrétiens doit consister en un retour majeur au mode hébraïque d’expression de la foi. Un tel retour influencera en profondeur la configuration de l’énoncé christologique au sein de l’Église, entraînant la disparition de la forme «triomphante» de la christologie, qui laisse peu de place aux juifs et au judaïsme après l’événement christique. S’engager dans ce processus de transformation engendrera une approche christologique davantage tournée vers l’avenir et ouverte, dont le thème central sera le discipulat. L’expression de la christologie selon le mode hébraïque s’appuiera beaucoup plus sur la narration et le discipulat que sur le style classique de l’assertion dogmatique. Il convient de noter que cette forme d’expression christologique présente une résonance avec la thèse de l’universitaire juif David Boyarin, selon laquelle la christologie constituait une «description de tâche» déjà existante dans le judaïsme à l’époque de Jésus et qui fut appliquée à Jésus plutôt que créée spécifiquement pour lui[13].
La christologie que Metz proposait envisageait un rôle eschatologique décisif pour le peuple juif. Mais sa compréhension de ce rôle diffère de celle de nombreux chrétiens évangéliques, qui insistent sur la conversion des juifs à la fin des temps. Suivant plutôt la voie tracée par le grand théologien protestant Karl Barth, Metz soutenait que la «première unité œcuménique» recherchée par les chrétiens est avec le peuple juif. Ce n’est qu’à travers une telle unité, un tel partenariat – susceptible de s’élargir en une collaboration avec d’autres religions du monde – que le règne eschatologique de Dieu pourra pleinement advenir.
À la lumière du nouveau contexte théologique fondé sur l’affirmation de l’inclusion de l’alliance juive dans Nostra Aetate, soulignée par Baum et exposée par Metz, le Christian Scholars Group on Christian-Jewish Relations – un groupe œcuménique de chercheurs chrétiens – a, dans son document phare publié en 2002, reconnu l’impact christologique de cette déclaration conciliaire. Intitulé A Sacred Obligation (Une obligation sacrée), ce document affirmait que l’ouverture des Églises à l’inclusion de l’alliance juive obligera le christianisme à repenser sa compréhension du Christ[14].
DES THÉOLOGIENS CHRÉTIENS RÉPONDENT AU DÉFI CHRISTOLOGIQUE DE NOSTRA AETATE
Au cours des premières décennies qui ont suivi le concile Vatican II, un certain nombre de théologiens chrétiens ont relevé le défi christologique implicite dans Nostra Aetate. Parmi eux figurent Rosemary Ruether, Monica Hellwig, Franz Mussner, Peter von der Osten-Saken, Clark Williamson, Kendall Soulen, et surtout Paul van Buren, qui a consacré à ce sujet une trilogie d’ouvrages. Ces théologiens ont cherché, chacun à leur manière, à élaborer une théologie constructive de la relation du christianisme avec le peuple juif après l’événement christique, comme substitut de la théologie patristique longtemps dominante (notamment celle de saint Augustin) qui considérait le judaïsme comme dépassé par le Christ et par l’Église.
Plus récemment, d’autres chercheurs ont contribué à repenser la christologie à la lumière de l’affirmation conciliaire de la permanence de l’identité d’alliance du judaïsme. Parmi les principaux représentants de cette nouvelle génération de perspectives figurent Didier Pollefeyt, Philip Cunningham, Mary Boys, Marianne Moyaert, Elizabeth Groppe, Barbara Meyer, Gregor Maria Hoff, Gavin D’Costa et Hans Hermann Henrix. Les écrits du cardinal Walter Kasper ont revêtu une importance particulière, tant en raison de son statut personnel de théologien européen de pointe que de son rôle au Vatican comme président de la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le judaïsme. Outre ses propres publications sur la relation entre juifs et chrétiens, Kasper, en tant que président de cette Commission, a contribué à l’organisation d’un dialogue international de plusieurs années centré sur la grande question suivante: «Comment les chrétiens peuvent-ils proclamer l’œuvre salvifique universelle de Jésus-Christ tout en maintenant la continuité de l’alliance juive?» Cet effort a conduit à la publication, en anglais et en italien, d’un volume intitulé Christ Jesus and the Jewish People Today: New Explorations of Theological Interrelationships, auquel Kasper a contribué par une préface substantielle[15].
L’arrivée du cardinal Walter Kasper à la présidence de la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le judaïsme suscita, au départ, un certain optimisme: on pouvait espérer que quelques-unes des importantes questions christologiques soulevées par Nostra Aetate recevraient enfin une attention théologique substantielle. Kasper possédait un solide bagage théologique et jouissait d’une réputation internationale, même si ses publications antérieures à sa nomination à la présidence de la Commission témoignaient de peu de réflexion sur les liens théologiques entre chrétiens et juifs. Cependant, son enthousiasme à enfin aborder de telles questions apparut rapidement à ceux d’entre nous qui œuvraient dans le domaine des relations judéo-chrétiennes depuis Vatican II.
L’idée de créer une commission vaticane officielle pour étudier les questions christologiques soulevées par Nostra Aetate fut clairement sa première impulsion. Toutefois, à la lumière du document controversé Dominus Iesus[16], promulgué par la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF) alors dirigée par le cardinal Joseph Ratzinger – avec lequel Kasper avait eu plusieurs désaccords sur des questions œcuméniques et interreligieuses (y compris à propos de Dominus Iesus) –, Kasper conclut qu’une commission «officielle» ne recevrait probablement pas l’approbation de dirigeants importants du Vatican. Ainsi, la commission informelle mentionnée plus haut, à laquelle il apporta un soutien visible et à laquelle il participa personnellement dans une certaine mesure, représentait une option plus réaliste compte tenu des dynamiques politiques vaticanes de l’époque. Il rehaussa encore la stature de cette commission informelle en acceptant de rédiger la préface du volume qu’elle publia. Cette commission bénéficia de l’appui de plusieurs grandes institutions universitaires.
Comme je le montrerai dans un instant, Kasper publia plusieurs articles importants au cours des années d’existence de cette commission internationale. Malheureusement, après avoir quitté la présidence de la Commission, il perdit tout intérêt personnel pour la question des relations judéo-chrétiennes. Lors d’un colloque à l’Université de Notre Dame organisé pour célébrer son quatre-vingtième anniversaire, il m’indiqua que son objectif de retraite était de publier des versions actualisées de ses principales œuvres théologiques. Je lui demandai explicitement s’il comptait aborder les questions judéo-chrétiennes dans ces nouvelles éditions, et sa réponse ferme fut un non.
Durant son mandat à la présidence de la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le judaïsme, Kasper apporta néanmoins des réflexions précieuses pour la reconstruction d’une compréhension christologique à la lumière de Nostra Aetate. Il affirma clairement la validité salvifique continue du chemin juif vers le salut. Dans un essai intitulé The Good Olive Tree, Kasper écrivait: «S’ils [les juifs] suivent leur propre conscience et croient aux promesses de Dieu telles qu’ils les comprennent dans leur tradition religieuse, ils sont en accord avec le dessein de Dieu[17].»
Ainsi, pour Kasper, il n’est nullement nécessaire d’évangéliser les juifs, puisqu’ils vivent déjà dans une relation d’alliance avec Dieu. La justification théologique de cette affirmation repose sur le fait que, du point de vue chrétien, les juifs sont la seule communauté non chrétienne à posséder une révélation authentique. Cependant, cette affirmation, bien que juste dans son principe, ne résout pas toutes les questions théologiques relatives à la relation judéo-chrétienne. En effet, la tradition religieuse juive a clairement continué d’évoluer après l’événement christique. Mais Kasper ne précise pas s’il considère également que les formes postérieures du judaïsme contiennent une «révélation authentique». Les juifs qui pratiquent aujourd’hui l’une ou l’autre forme du judaïsme religieux allient dans leur pratique à la fois des éléments bibliques et des textes religieux postérieurs à l’époque de Jésus-Christ. Étant donné sa réticence à poursuivre la réflexion théologique sur la relation judéo-chrétienne après son passage à la tête de la Commission du Saint-Siège, il est peu probable que Kasper poursuive plus loin la discussion sur ses affirmations concernant le judaïsme et la révélation authentique.
Il convient de noter à ce stade que le point de vue de Kasper sur le caractère sui generis de la révélation dans le judaïsme présente certaines similitudes avec les perspectives que l’on retrouve dans les écrits du pape Jean-Paul II et du pape Benoît XVI. Tous deux, par des arguments quelque peu différents, ont soutenu l’affirmation de Kasper quant à la dimension unique de la révélation dans le judaïsme. Alors que le pape Jean-Paul II n’aborde pas explicitement la question de la conversion des juifs à la lumière de l’authenticité reconnue à la révélation juive, le pape Benoît XVI, dans le second volume de sa Christologie – rédigé en tant que cardinal Joseph Ratzinger plutôt qu’en tant que pape – semble adopter une position sur la question du prosélytisme envers les juifs assez proche de celle de Kasper[18].
Pour Kasper, et il insiste fortement sur ce point, il existe deux «chemins» distincts, mais non totalement séparés, vers le salut: les chrétiens suivent l’un, les juifs empruntent l’autre. Ces chemins, selon lui, convergeront finalement dans une forme d’unité eschatologique connue de Dieu seul. Lors d’un colloque auquel j’ai participé avec Kasper à l’Université de Cambridge, celui-ci exprima une certaine réserve quant à mon emploi du terme chemins pour décrire sa position, mais ne proposa aucune autre expression pour le remplacer. Je demeure convaincu que l’expression «deux chemins distincts, mais interreliés dans une même alliance» demeure la meilleure façon de décrire la vision que Kasper proposait à l’époque où il réfléchissait encore, d’un point de vue théologique, au lien entre judaïsme et christianisme.
Dans sa réflexion sur l’accomplissement eschatologique, le cardinal Kasper n’a jamais indiqué que les juifs devraient reconnaître explicitement le Christ tel qu’il est compris dans la tradition chrétienne. Il ne rejette pas non plus clairement une telle exigence de salut. Sa position demeure donc ambiguë et demande à être davantage clarifiée. Compte tenu du contexte politique dans lequel Kasper exerçait ses fonctions, alors qu’il présidait la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le judaïsme, tandis que le cardinal Ratzinger dirigeait la Congrégation pour la doctrine de la foi, il est probable que Kasper ait estimé préférable de ne pas en dire plus sur l’accès à la plénitude du salut pour les juifs en tant que juifs. La thèse du cardinal Avery Dulles selon laquelle Vatican II n’aurait pas réellement affirmé la continuité de l’alliance juive faisait l’objet d’un débat public à cette époque,. Le cardinal Kasper, ainsi que le cardinal William Keeler de Baltimore, alors président de la Commission des évêques américains pour les relations entre catholiques et juifs, s’abstinrent tous deux d’assister à la présentation controversée de Dulles lors de la commémoration du quarantième anniversaire de Nostra Aetate à Washington.
La seule autre déclaration théologique qui mérite d’être mentionnée dans ce survol est le document publié en 2015 par la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le judaïsme. Intitulée «Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables», elle a été publiée pour marquer un demi-siècle de développements positifs dans les relations judéo-chrétiennes depuis la promulgation de Nostra Aetate[19]. Ce texte réaffirme clairement la thèse centrale de la déclaration conciliaire: l’inclusion du peuple juif dans l’alliance n’a pas été abolie par l’événement christique. Cette affirmation ressort avec force du titre même du document: l’inclusion dans l’alliance est un don accordé au peuple juif par Dieu lui-même, et Dieu ne reprend pas ses dons.
Cependant, ce document de 2015 n’aborde pas les questions soulevées dans les écrits du cardinal Kasper. La grande question de savoir si l’Église peut affirmer à la fois la continuité de l’alliance juive et la portée universelle de l’œuvre salvifique du Christ n’y est pas traitée. Sous le mandat du cardinal Kurt Koch, successeur du cardinal Kasper à la présidence de la Commission du Saint-Siège, les questions soulevées par ce dernier sont restées en suspens.
LES ÉTUDES BIBLIQUES SUR LES RELATIONS ENTRE LES PREMIERS CHRÉTIENS ET LES JUIFS APRÈS NOSTRA AETATE
Le travail des théologiens concernant la compréhension de la christologie après Nostra Aetate a été considérablement enrichi par les recherches d’un certain nombre d’exégètes bibliques. Malheureusement, ces recherches n’ont pas encore suffisamment pénétré le domaine de la théologie systématique. Parmi les contributions bibliques importantes à la compréhension de la signification de Jésus en tant que Christ dans le contexte des relations judéo-chrétiennes primitives, il faut mentionner celles de Clemens Thomas, Raymond Brown, Daniel Harrington, John Meier, Anthony Saldarini, John Dominic Crossan, Krister Stendahl, Robert Wilken, John Gager, Robin Scroggs et Johannes Beutler, pour ne citer que quelques noms.
Les écrits de Brown, Scroggs et Meier sont particulièrement significatifs. Dans un article trop souvent négligé dans les discussions christologiques, publié en 1965 dans Theological Studies et intitulé «Does the New Testament Call Jesus God[20]?» («Le Nouveau Testament appelle-t-il Jésus Dieu?»), Brown examine en détail tous les passages qui semblent identifier Jésus à Dieu, ceux qui paraissent marquer une certaine distinction, ainsi que ceux qui demeurent ambigus quant à la relation directe entre les deux. Selon Brown, ces trois types de passages se retrouvent dans le Nouveau Testament, sans qu’aucun ne prédomine clairement. À ses yeux, la compréhension christologique qui a dominé l’Église pendant des siècles s’est développée progressivement au cours des premiers siècles de coexistence judéo-chrétienne, principalement dans un contexte liturgique. L’affirmation par Vatican II de la permanence de l’alliance juive après l’événement christique nous oblige à reconsidérer la complexité de la relation entre Dieu et Jésus-Christ telle que Brown l’avait exposée dans son article de 1965.
John Meier, pour sa part, a soutenu dans plusieurs volumes[21] qu’un examen attentif des données du Nouveau Testament montre que Jésus s’est présenté à la communauté juive de son temps comme un prophète eschatologique et un faiseur de miracles à la manière d’Élie. Il ne cherchait pas à créer une secte séparatiste d’un «reste saint» à l’image de la communauté de Qumrân. Il envisageait plutôt la formation d’un groupe religieux particulier au sein du peuple d’Israël. Comme Meier le résume dans Companions and Competitors, cette communauté «au sein d’Israël devait lentement entrer dans un processus de séparation d’avec Israël, en poursuivant une mission auprès des païens dans le monde présent – mais l’idée que, à long terme, sa communauté deviendrait majoritairement païenne n’a aucune place dans le message ni dans la pratique de Jésus[22].»
Robin Scroggs a poussé encore plus loin ce consensus croissant parmi les exégètes bibliques contemporains au sujet des racines juives de Jésus et de son enseignement. Scroggs a mis en évidence les points suivants: (1) Le mouvement initié par Jésus et poursuivi après sa mort en Palestine peut être décrit avant tout comme un mouvement de réforme à l’intérieur du judaïsme. Il existe peu ou pas de preuves indiquant une identité distincte au sein de la communauté chrétienne naissante. (2) Paul comprenait sa mission auprès des païens fondamentalement comme une mission issue du judaïsme, visant à étendre l’appel originel et toujours actuel de Dieu au peuple juif aux nations païennes. (3) Avant la fin de la guerre juive contre les Romains en 70 de notre ère, il est difficile de parler d’une réalité chrétienne distincte. Les disciples de Jésus, dans l’ensemble, ne semblaient pas se percevoir comme appartenant à une religion différente du judaïsme. Une identité chrétienne distincte ne commença à se développer qu’après la guerre juive contre Rome. (4) Les parties les plus tardives du Nouveau Testament montrent bien les débuts d’un sentiment de séparation entre l’Église et la synagogue, mais elles conservent aussi une certaine conscience des liens continus avec la matrice juive originelle de la communauté chrétienne[23].
Concernant ce dernier point, nous savons désormais, grâce aux recherches de spécialistes tels que Robert Wilken, feu Anthony Saldarini et Amy-Jill Levine, que certains juifs et certains chrétiens ont continué à célébrer le culte ensemble régulièrement jusqu’au IVᵉ siècle, et, selon les travaux de la professeure Levine, possiblement jusqu’au Vᵉ siècle de notre ère. Il ressort donc clairement de l’accumulation des recherches que le développement christologique, qui a fini par rendre la révélation en Christ totalement distincte et séparée du judaïsme, s’est fait progressivement. Dans ce contexte, on se souvient des travaux de Daniel Boyarin, de l’Université de Californie à Berkeley, qui a soutenu que la «christologie» trouve ses origines dans le judaïsme du Ier siècle de notre ère. Jésus ne l’a pas créée de novo, mais, en forgeant sa propre identité au cours de sa vie, il s’est inscrit dans un cadre conceptuel déjà présent au sein du judaïsme[24].
Du côté catholique, la Commission Pontificale Biblique a publié un important document en 2001. Ce document était précédé d’une introduction bienveillante du cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF), et à ce titre, ayant autorité sur lui. Publié sans grand bruit, ce texte a ouvert plusieurs pistes nouvelles pour exprimer la signification de l’événement christique, tout en laissant un espace théologique au judaïsme en tant que réalité religieuse vivante[25].
Le document de la Commission Pontificale Biblique, malgré certaines limites notables dans sa manière de présenter le judaïsme postbiblique, apporte une contribution importante au développement d’une compréhension christologique constructive, tout en maintenant vivante la conviction de la continuité de l’inclusion d’Israël dans l’alliance après l’événement christique, telle qu’affirmée au paragraphe 4 de Nostra Aetate. Deux affirmations, en particulier, revêtent une importance particulière pour la discussion christologique dans le contexte du judaïsme.
La première affirmation est que les espérances messianiques juives ne sont pas vaines. Cette affirmation s’accompagne d’une reconnaissance que les lectures juives des Écritures hébraïques en termes de rédemption humaine constituent une interprétation authentique de ces textes bibliques. Nous voyons ici les prémices d’une reconnaissance possible d’un chemin salvifique propre au peuple juif, en tant que principe théologique. Cette affirmation est en partie à l’origine de la position du cardinal Walter Kasper, évoquée plus haut, selon qui, si les juifs demeurent fidèles à leurs convictions religieuses et croient au dessein divin de salut de l’humanité tel qu’ils le comprennent, ils se trouvent engagés sur une voie de salut.
La seconde affirmation importante du document de la Commission Pontificale Biblique va quelque peu au-delà de ce qui a été proclamé par Vatican II. Le texte parle du Messie eschatologique comme de Celui qui doit venir. À son avènement, ce Messie eschatologique manifestera les traits que les chrétiens ont déjà vus et reconnus dans le Jésus qui est déjà venu et qui demeure avec l’Église. Bien que cette affirmation n’ouvre qu’une brèche limitée à une réflexion christologique renouvelée, elle semble offrir la possibilité pour les juifs de reconnaître le Messie à venir sans nécessairement le désigner à l’aide d’un langage spécifiquement chrétien. Peut-être vais-je un peu au-delà du texte en proposant cette interprétation, mais elle me semble plausible. Les auteurs du document de la Commission Pontificale Biblique ont dû faire preuve d’une certaine prudence face à de telles projections théologiques, n’ayant reçu aucun mandat pour aborder des questions de nature dogmatique.
LA PENSÉE PAULINIENNE SUR LE CHRIST À LA LUMIÈRE DE NOSTRA AETATE
La réflexion sur Paul et sur la christologie a profondément évolué au cours des dernières décennies sous l’effet de nouvelles recherches bibliques, en partie suscitées par la déclaration conciliaire. Les travaux de l’évêque et exégète Krister Stendahl ont joué un rôle fondamental dans la transformation des attitudes à l’égard de Paul et du judaïsme[26]. Le processus de relecture de la christologie paulinienne a pris un nouvel élan avec la publication de plusieurs ouvrages d’E. P. Sanders[27]. Ceux qui ont accompagné Sanders dans cette entreprise, tels que Daniel Harrington, Wayne Meeks, Peter Thompson, ainsi que les participants au projet de trois ans mené à l’Université catholique de Louvain (en Belgique), auquel j’ai personnellement pris part[28], ont suivi des orientations diverses. Mais tous partagent une même conviction: Paul demeure profondément conscient de ses liens personnels avec la tradition juive. Tous rejettent l’idée que Paul ait rompu de manière radicale et définitive avec le cadre du judaïsme en élaborant sa vision de la signification de l’événement christique. Le père Raymond Brown, S.S.S., résumait bien cette nouvelle attitude envers Paul lorsqu’il déclara, dans un discours prononcé à Chicago peu avant sa mort, qu’il était désormais convaincu que, si Paul avait eu un fils, il l’aurait fait circoncire. L’image fréquente de Paul comme celui qui aurait rompu une fois pour toutes avec toute idée de continuité entre le judaïsme et le christianisme, une vision qui a fortement influencé la pensée christologique au fil des siècles, cède ainsi la place à celle d’un Paul demeurant profondément enraciné dans son héritage juif originel. Il n’est donc guère surprenant que, lors de l’élaboration du texte de Nostra Aetate au Concile Vatican II, les rédacteurs se soient appuyés sur la vision généralement positive de la continuité juive que Paul exprime dans Romains 9–11.
Ces dernières années, on assiste dans les milieux universitaires à un mouvement visant à réorienter l’image de Paul. Cet effort a conduit à mettre l’accent sur la compatibilité de l’enseignement paulinien avec les principes du judaïsme du Second Temple. Par conséquent, toute christologie fondée de manière simpliste sur une dichotomie «loi-évangile» ou «chair-esprit» ne résiste plus à l’examen critique des études contemporaines sur Paul. Bien que la nouvelle recherche présente les enseignements pauliniens sur la signification de Jésus le Christ avec une variété de nuances, un consensus grandissant se dégage: les représentations antérieures de la pensée paulinienne dans ce domaine ont gravement déformé son intention véritable.
Lors d’une conférence tenue en 2010 à Bratislava (Slovaquie), organisée par la Faculté de théologie évangélique, j’ai résumé certains des développements pertinents dans la transformation continue de l’image de Paul par rapport au judaïsme. La représentation de Paul comme quelqu’un qui, après sa «conversion», aurait totalement rejeté la Torah juive en tant que voie de salut, remplacée par un processus salvifique nouveau qu’il aurait découvert à travers sa rencontre profonde avec le Christ, est en train de s’effondrer rapidement[29]. Je ne puis ici reprendre toute cette analyse. Mais un résumé s’impose, car ces nouvelles avancées scientifiques influent clairement sur notre compréhension de la théologie paulinienne, et tout particulièrement sur sa vision christologique. L’image transformée de Paul comme disciple de Jésus continuant à valoriser la tradition juive tout en cherchant à l’intégrer à sa mission d’annoncer l’enseignement du Christ aux nations s’impose de plus en plus dans les études pauliennes, notamment dans le cadre de ce que l’on appelle la recherche sur la «séparation des voies» (Parting of the Ways).
Dans l’esprit des chercheurs engagés dans la recherche sur «la séparation des voies», la rupture entre juifs et chrétiens fut un processus long et graduel, s’étendant sur plusieurs siècles après son amorce au Ier siècle de notre ère. La croyance traditionnelle selon laquelle le Concile de Jérusalem et le Synode de Jamnia auraient conduit à une rupture totale entre judaïsme et christianisme dès la fin du Ier siècle, ne résiste plus à la lumière des études récentes. John Gager a soutenu que c’est en réalité l’auteur des Actes des Apôtres qui a créé la théologie profondément antijuive souvent attribuée à Paul lui-même[30]. Dans l’ensemble, sur la question juive, Paul apparaît plus proche du portrait qu’en donnent John Gager et John Meier que de celui que l’on trouve dans les Actes. Cette nouvelle compréhension est cruciale pour l’interprétation christologique, car les écrits pauliniens ont joué un rôle déterminant dans le développement de la pensée christologique. L’essai fondamental de l’évêque Krister Stendahl, publié en 1963 dans la Harvard Theological Review, fut le point de départ du renversement de la représentation de Paul véhiculée par les Actes[31].
Permettez-moi à ce stade de résumer certains des renouvellements de la pensée savante concernant Paul et le judaïsme. Les chapitres 3 de la Lettre aux Galates et 9 à 11 de la Lettre aux Romains sont particulièrement significatifs. Ces textes montrent Paul à son meilleur dans son rapport au judaïsme et au christianisme, alors qu’il s’efforçait de comprendre le plan salvifique de Dieu dans la continuité de l’alliance avec le peuple juif. En fait, Romains 9–11 constitue le fondement de ce qui est affirmé au sujet du Christ et du judaïsme dans Nostra Aetate.
Bien qu’il puisse sembler, dans la Lettre aux Galates, que Paul ait un différend avec le judaïsme dans son ensemble, des chercheurs tels que Daniel Harrington ont interprété cette lettre d’une manière beaucoup plus nuancée[32]. Selon Harrington, Paul ne condamne pas ici le judaïsme ni la tradition de la Torah en tant que telle. Il s’en prend plutôt avec vigueur à certains missionnaires judéo-chrétiens qui contredisaient Paul sur la question de savoir si les païens devaient se convertir pleinement au judaïsme pour être sauvés. Paul soutenait qu’ils n’avaient pas à adopter intégralement le judaïsme, et il manifesta une vive colère envers ceux qui prêchaient le contraire.
Il ressort clairement de la Lettre aux Galates que, bien que Paul n’ait jamais dénigré le judaïsme et qu’il ait fermement cru que les juifs demeuraient en alliance avec Dieu, les racines ultimes du salut se trouvaient à un niveau bien plus profond que celui offert par la tradition de la Torah. La Lettre aux Galates établit clairement la dimension clé du processus salvifique. Cette dimension doit jouer un rôle central dans toute discussion d’une théologie paulinienne du judaïsme.
Les chapitres 9 à 11 de la Lettre aux Romains représentent la réflexion la plus développée de Paul sur le lien judéo-chrétien. Le fait que cette réflexion apparaisse dans l’une des dernières épîtres pauliniennes, et également la plus élaborée sur le plan théologique, est particulièrement important. Romains 9–11 révèle clairement que Paul, à la fin de son ministère public, luttait encore avec la «question juive». Si l’on se demande pourquoi, la réponse est sans doute que Paul se percevait encore très profondément comme un juif. Bien qu’il ait découvert une dynamique du salut humain à un niveau de profondeur qui l’avait conduit au-delà des paramètres de la tradition de la Torah, il croyait encore que, pour lui-même et pour de nombreux autres juifs, cette tradition ajoutait à sa nouvelle compréhension du salut par le Christ et la soutenait. S’il affranchit les païens de l’observance de la loi et des rites juifs, ce geste doit, à mon sens, être compris comme une concession et non comme un idéal. Dans la pensée de Paul, le fondement christologique du salut humain n’abolissait pas la valeur persistante de la loi et des rites juifs.
Dans toute discussion sur la christologie paulinienne, il faut également examiner les arguments présentés dans les épîtres aux Colossiens et aux Éphésiens. Beaucoup de chercheurs considèrent ces deux lettres comme «deutéropauliniennes», c’est-à-dire non rédigées directement par Paul, mais par certains de ses disciples. Quel qu’en soit l’auteur véritable, elles déplacent clairement la discussion christologique dans de nouvelles directions par rapport à Galates et Romains. Bien que Colossiens et Éphésiens conservent une partie du langage paulinien, elles se réfèrent rarement aux Écritures hébraïques et introduisent un vocabulaire différent pour interpréter le sens de l’événement christique. Dans l’ensemble, elles manifestent un intérêt bien plus marqué pour les dimensions universelles et cosmiques de cet événement que pour le Jésus juif ou pour la question de la continuité des liens de l’Église avec le judaïsme dans le processus du salut. Qu’on l’ait voulu ou non, ces lettres ont en fait préparé la voie à la «gentilisation» généralisée de l’Église et à la proclamation d’une conscience christologique universelle.
Paul lui-même aurait-il été à l’aise avec ce nouvel accent mis sur le Christ cosmique plutôt que sur le Jésus juif ? La question ne peut pas recevoir de réponse certaine. Sans aucun doute, les auteurs de ces lettres croyaient rester dans le cadre de la pensée paulinienne. Ils n’avaient pas tout à fait tort de le penser, même s’il est regrettable qu’ils aient en quelque sorte rompu le lien avec le Jésus juif dans leur interprétation. On peut soutenir que la mise en avant du Christ cosmique est une conséquence logique de la nouvelle vision à laquelle Paul était parvenu dans son expérience de conversion. À mon avis, les auteurs de Colossiens et d'Éphésiens ont simplement développé ce qui se trouvait déjà sous forme embryonnaire dans les lettres rédigées par Paul lui-même.
Le texte clé de la Lettre aux Colossiens se trouve en 1,15–20. Le Christ y est présenté comme la Sagesse de Dieu dans le cadre de la création et de la rédemption. Ce texte reprend en partie un langage déjà présent dans les écrits sapientiaux de la tradition juive, où la Sagesse est personnifiée. Mais il va au-delà de cette personnification: il présente le Christ comme régnant sur l’Église et sur tout le cosmos. La mort et la résurrection de Jésus y sont comprises comme déclenchant une réconciliation à l’échelle cosmique. Cette réalité cosmique, déployée en Christ et à travers lui, dépasse largement la compréhension que l’on trouve dans la tradition juive. La christologie cosmique constitue le fondement de la perspective d’ensemble articulée dans le reste de cette lettre ainsi que dans celle aux Éphésiens.
Pour l’auteur de Colossiens, les rites juifs deviennent insignifiants après l’événement christique, ce que Paul lui-même aurait probablement jugé problématique. Bien que la lettre demeure enracinée dans la pensée paulinienne, sa théologie rompt de manière significative le lien avec le judaïsme, orientant le christianisme vers la formation d’une nouvelle religion mondiale distincte du judaïsme. Alors que certains dans l’Église cherchaient à préserver le lien judéo-chrétien, Colossiens inaugure clairement le processus de sa dissolution.
La Lettre aux Éphésiens est généralement considérée comme un approfondissement théologique et un développement de Colossiens. Son auteur met l’accent sur le Christ cosmique et sur l’Église comme corps du Christ. Son argument central est que, par la mort et la résurrection de Jésus, Dieu a aboli le mur de séparation entre juifs et chrétiens. Mais cette action du Christ a entraîné l’abrogation de la tradition juive de la Torah et a donné aux juifs et aux chrétiens un accès égal au processus du salut. Le rôle central d’Israël dans le salut de l’humanité a été repris par l’Église qui constitue «la nouvelle humanité» en Christ. Là encore, je soupçonne que Paul lui-même aurait probablement contesté cette vision théologique, la jugeant trop sévère dans sa rupture avec le judaïsme. Néanmoins, elle a fini par dominer l’interprétation théologique de Paul. Ce n’est que dans la seconde moitié du XXᵉ siècle que cette approche de la théologie paulinienne a été remise en question. Si l’on met trop l’accent sur le Christ cosmique dans la théologie paulinienne, cela tend à faire disparaître l’idée de continuité de l’alliance chez Paul. Minimiser cette idée de continuité revient à réduire la reconnaissance des liens continus avec le judaïsme, étant donné la centralité de l’alliance dans la tradition juive. Nous ne pouvons certes pas ignorer la théologie du Christ cosmique, qu’elle vienne de Paul lui-même ou de ses disciples: elle s’est profondément enracinée dans la conscience chrétienne. Mais cet accent doit être équilibré par une affirmation continue de la théologie paulinienne de l’alliance. Je demeure convaincu que ces deux approches théologiques sont, dans une large mesure, compatibles.
Bien que la théologie de l’alliance chez Paul ait été sous-estimée dans l’analyse de ses écrits, une omission souvent renforcée par le peu d’usage du terme «alliance» dans cette littérature, elle est pourtant bel et bien présente si l’on y prête une attention particulière. Nous avons vu, dans Romains, que Paul a continué à lutter avec la complexité de la relation judéo-chrétienne jusqu’à la fin de son ministère missionnaire. Il est possible de soutenir, comme l’ont fait John Gager[33] et Lloyd Gaston[34], que Paul admettait l’existence de deux alliances: l’une pour les juifs et l’autre pour les païens. L’adoption d’une telle perspective contredirait toutefois l’insistance du cardinal Joseph Ratzinger sur l’unicité de l’alliance, position que, comme nous l’avons vu précédemment, le cardinal Walter Kasper partageait, malgré ses divergences théologiques globales avec Ratzinger.
Un texte crucial dans toute discussion sur la façon dont l’alliance est pensée dans la théologie paulinienne se trouve en 2 Corinthiens 2,14 – 7,4. Les arguments de Paul dans cette section de la lettre visent à contester les idées défendues par un groupe rival de missionnaires qui s’étaient implantés à Corinthe après la rédaction de la Première lettre aux Corinthiens et avant la composition des diverses lettres qui constituent la Deuxième dans sa forme actuelle. Les perspectives théologiques développées par Paul dans cette seconde épître, dont certaines sont uniques dans l’ensemble du corpus paulinien, semblent avoir été formulées pour contrer l’influence de ces missionnaires dont la prédication de l’Évangile divergeait de la sienne sur plusieurs points importants.
L’arrivée de ces missionnaires à Corinthe coïncide avec un moment où Paul repensait sa conception de l’alliance. En 1 Corinthiens 11,25, il emploie le terme «Nouvelle Alliance» en référence à la Cène. Mais il ne fait aucun lien explicite entre cette «Nouvelle Alliance» et ses antécédents bibliques, en particulier Jérémie 31 et Ézéchiel 36. En revanche, dans la Deuxième lettre aux Corinthiens, il ne fait aucune allusion à la tradition eucharistique. Il associe plutôt cette notion de «Nouvelle Alliance» de manière explicite aux livres de Jérémie et d’Ézéchiel. Paul semble donc affirmer que le sens ultime de l’événement christique doit conserver un lien avec la tradition biblique de l’alliance.
En 2 Corinthiens 3,2–4, Paul établit un lien entre sa vision de l’alliance en et par le Christ et la transformation de l’alliance annoncée par Jérémie (31,31–34), tout en faisant allusion au texte d’Ézéchiel 36,24–28. Mais il marque également une différence importante entre ces deux alliances de renouveau décrites dans les Écritures hébraïques et ce qu’il considère comme l’ultime renouveau d’alliance en et par le Christ. Pour Paul, l’alliance originelle était limitée dans sa portée, car elle pouvait être rompue. L’alliance renouvelée en et par l’événement christique, en revanche, est éternelle et rien ne saurait la rompre de manière significative.
Dans sa réflexion sur le renouvellement de l’alliance, Paul ne se limite pas aux passages de Jérémie et d’Ézéchiel. Il fait aussi appel, par exemple, au récit de Moïse en Exode 34, qu’il réinterprète de manière créative et qui, en fin de compte, est un récit de renouvellement d’alliance. Alors que Moïse descendait du mont Sinaï avec les tables de la Loi qu’il venait de recevoir, il découvrit que le peuple était en train de violer l’un des commandements centraux de l’alliance inscrits sur ces tables de pierre: l’interdiction de représenter YHWH par des images. Pourtant, le peuple fabriquait une image de YHWH sous la forme d’un veau d’or (Exode 32,1–20). Paul décrit ensuite comment Moïse réagit rapidement pour surmonter cette rupture de l’alliance en rédigeant un texte de renouvellement d’alliance, acte qu’il accomplit avec la conviction que c’est ce que Dieu lui demandait.
Pour Paul, le renouvellement de l’alliance en Christ s’inscrit donc dans la continuité de la tradition des renouvellements d’alliance, mais avec une permanence que les précédents ne possédaient pas. D’après tout ce que nous avons dit, il apparaît que Paul considérait l’alliance originelle donnée à Moïse comme ayant été transformée à plusieurs reprises dans l’histoire biblique, le renouvellement le plus décisif et le plus durable survenant dans l’événement christique. Ainsi, toute compréhension de l’identité chrétienne en et par le Christ doit maintenir un lien permanent avec les dispositions de l’alliance originelle. En d’autres termes, l’événement christique n’a pas aboli l’alliance du Sinaï et ses formes antérieures de renouvellement, mais l’a transformée une nouvelle fois, une transformation appelée cette fois à durer pour toujours.
En passant, on peut noter que Paul semble accorder une importance particulière aux religions enracinées dans un cadre d’alliance. Pour lui, cela concernait essentiellement le judaïsme et le christianisme. La question du statut des religions non fondées sur une alliance ne se posait pas réellement à Paul. Il est donc clair que ses écrits, à eux seuls, ne suffisent pas à fonder une christologie chrétienne adaptée à notre compréhension interreligieuse actuelle. Nostra Aetate non plus ne nous offre pas encore les fondements complets d’une telle compréhension théologique.
Une question qui demeure discutée aujourd’hui est de savoir si le fait de considérer l’événement christique comme une entrée dans l’alliance du Sinaï toujours en vigueur, quoique transformée, nous oblige à employer le terme «Israël» à la fois pour les juifs et pour les chrétiens. John Gager et Paul van Buren ont tous deux plaidé pour une telle double application. La plupart des juifs se sentiraient mal à l’aise si cette double application devenait courante chez les théologiens chrétiens. Bien que je puisse comprendre les raisons d’une telle extension du terme «Israël», je ne la préconise pas, par égard pour les réserves exprimées par mes collègues juifs, qui craignent qu’elle ne prive le judaïsme de son identité particulière.
La question soulevée par van Buren et Gager met néanmoins en lumière un enjeu important qui appelle une réponse. Le dialogue judéo-chrétien amorcé au concile Vatican II doit-il être compris comme une conversation «interne», ou plutôt comme un échange entre deux traditions religieuses distinctes? Le pape Jean-Paul II, dans ses nombreux écrits sur les relations judéo-chrétiennes, semblait privilégier la première interprétation[35]. Pour ma part, tout en soulignant l’importance de reconnaître les liens tout à fait particuliers entre judaïsme et christianisme, je tiens tout autant à affirmer la pleine distinction de leurs identités respectives aujourd’hui.
L’ÉMERGENCE D’UNE NOUVELLE VISION CHRISTOLOGIQUE À LA LUMIÈRE DE NOSTRA AETATE
Je voudrais à présent exposer de manière succincte ma perspective christologique dans l’ère postconciliaire. Au cours de l’histoire chrétienne, trois positions majeures (avec de nombreuses variantes) sur la signification de l’événement christique ont été soutenues.
La première est la christologie messianique. Il s’agit de la christologie première de la tradition biblique ainsi que de la compréhension liturgique chrétienne. Dans cette christologie, Jésus est perçu comme la figure messianique juive annoncée dont la venue sur terre inaugure le chapitre décisif et final de l’histoire du salut de l’humanité. Dans cette interprétation, fortement affirmée dans les écrits patristiques, la connexion d’alliance avec le Dieu créateur, que Jésus a réaffirmée et réinterprétée, a été rompue. La christologie messianique repose cependant sur des bases fragiles, étant donné la diversité des manières de comprendre le Messie qui circulaient dans le judaïsme à l’époque du ministère de Jésus (on en compte environ vingt-cinq). Elle tendait également à exclure le judaïsme, après l’événement christique, du champ de la relation d’alliance et de la rédemption humaine. Nostra Aetate a sérieusement ébranlé les fondements de cette christologie classique.
La deuxième christologie pourrait être qualifiée de «christologie du sang». Elle fut largement développée dans la tradition patristique, bien qu’elle un certain enracinement dans les écrits pauliniens. Cette tradition christologique soutient que Jésus a lavé les fautes de l’humanité par sa propre mort sur le Calvaire. Les juifs, selon cette perspective, n’ont pas bénéficié automatiquement de cette purification. Ils doivent accepter Jésus comme Sauveur ultime pour en expérimenter les effets.
La troisième christologie est la christologie de l’incarnation, étroitement liée à l’Évangile de Jean. Elle demeure, à mon sens, le meilleur point de départ pour toute discussion christologique à la lumière de Nostra Aetate. Cela s’explique en partie par certaines similitudes avec les écrits récents de penseurs juifs contemporains tels que Daniel Boyarin et Shaul Magid[36]. Certains de ces chercheurs ont évoqué une forme d’«incarnationnisme» dans certaines traditions juives, en particulier dans la tradition mystique. Mais la notion d’«incarnationnisme» demeure très controversée dans les milieux universitaires juifs. Même les chercheurs juifs qui utilisent ce terme soulignent la différence entre son sens et la proclamation de l’incarnation en et par Jésus.
En travaillant dans un cadre incarnationnel et en tenant compte d’une compréhension du développement progressif de la christologie au sein du christianisme primitif dans un contexte liturgique, comme l’a soutenu Raymond Brown[37], je maintiendrais que ce qui a été reconnu avec une clarté accrue à travers la personne et le ministère de Jésus, c’est la profonde intégration de l’humanité dans la biographie divine. Cela impliquait à son tour que chaque être humain participe, d’une certaine manière, à la divinité. Le Christ est le symbole théologique privilégié par l’Église pour exprimer cette réalité. Comme le soulignent les strates tardives du Nouveau Testament, cette humanité existait déjà dans la divinité dès l’origine. L’événement christique fut cependant crucial pour la manifestation de cette réalité au monde. En ce sens, je me sentirais théologiquement à l’aise avec le terme «transparence», une image proposée mais jamais adoptée par Paul van Buren. L’événement christique, dans cette perspective, a rendu plus transparente la connexion entre l’humain et le divin.
Que l’on me comprenne bien: la vision ci-dessus ne cherche nullement à identifier Dieu à la totalité de l’humanité. Ce serait une interprétation complètement erronée de mon approche. Ma vision se situe dans la continuité du fort accent que le pape François met sur l’importance de la biodiversité, au sein de laquelle s’opère une profonde intégration de toute la création, elle-même pénétrée par l’esprit divin. Dans ma perspective, il subsiste un gouffre entre Dieu et la communauté de la création, un gouffre à jamais infranchissable. En outre, malgré le lien intime avec Dieu révélé à travers l’événement christique, l’humanité demeure consciente que ce Dieu est le Créateur ultime de la vie, partagée par toute la création comme un don. Cela n’exclut pas non plus l’unicité de la manière dont humanité et divinité furent unies en Jésus. L’humanité, par ses propres forces, n’aurait jamais pu parvenir à la pleine conscience du lien ultime entre Dieu et toute la création qui a été dévoilé par l’événement christique. Bien que cet événement nous ait permis d’expérimenter une nouvelle proximité avec le Dieu créateur, notre humanité ne partagera jamais la même intimité avec la nature divine que celle qui existait en la personne de Jésus.
Enfin, une modification que j’apporterais à mes écrits antérieurs sur la christologie concernerait l’accent mis sur l’usage du terme «Abba» par Jésus comme argument en faveur de cette nouvelle transparence divine. C’est un argument avancé par Edward Schillebeeckx dans ses écrits christologiques[38]. Bien que je continue de penser qu’il est possible d’argumenter en faveur d’un sens accru d’intimité de Jésus avec Dieu comme fondement de la vision christologique que je propose, l’argument de l’«Abba» a sans conteste été surexploité comme ressource pour appuyer cette interprétation.
Une deuxième modification consisterait à introduire plus centralement l’expression «Règne de Dieu» ou «Royaume de Dieu» dans la formulation de ma perspective christologique. Sur ce point, j’ai été convaincu par la remarquable exégète juive du Nouveau Testament Amy-Jill Levine. Elle considère que le sens que Jésus donne à la présence du Royaume divin constitue l’aspect le plus distinctif de son enseignement. Je trouve sa position convaincante. Mais j’irais plus loin en reliant cette notion très directement à ma vision de Jésus comme rendant transparente la pleine connexion entre la création, particulièrement l’humanité, et la divinité. C’est cette révélation du lien entre la création et le divin qui rend possible la proclamation selon laquelle le Royaume est déjà parmi nous, même s’il n’est pas encore pleinement réalisé. La présence du Royaume peut être perçue à la fois dans la conscience humaine et dans l’histoire humaine. Ici encore, je soulignerais l’importance de considérer l’histoire et la conscience humaine comme profondément entrelacées.
QUELQUES CONCLUSIONS
En résumé, l’affirmation de Gregory Baum selon laquelle Nostra Aetate a eu un impact profond sur la christologie s’est révélée exacte, même si de nombreux théologiens n’ont pas encore intégré cette nouvelle vision théologique à leurs exposés christologiques. Il est clair que nous en sommes encore aux premières étapes du processus de relecture de la christologie dans le contexte du dialogue judéo-chrétien. L’approche classique du supersessionisme (ou théologie de la substitution) doit être définitivement abandonnée. Mais l’effort pour construire une christologie alternative qui fasse consensus touche au cœur même de l’identité théologique chrétienne. Par conséquent, la voie de la reformulation doit nécessairement être parcourue avec prudence et sera inévitablement lente, comme l’a souligné le cardinal Kasper. Les identités fondamentales ne se transforment jamais facilement dans une tradition de foi. En tant que chrétiens, il est possible que nous n’arrivions jamais à un point où nos affirmations christologiques nous conduiraient à une théologie du pluralisme religieux qui s’harmoniserait totalement avec les affirmations fondamentales du judaïsme ou de toute autre religion mondiale. Mais je crois que nous avons l’obligation permanente de réfléchir sur ce sujet, car dans notre monde globalisé, la compréhension interreligieuse ne relève pas uniquement du domaine des idées théologiques: elle touche directement la vie communautaire des peuples. Le dialogue interreligieux doit devenir une partie intégrante de la recherche d’une vision théologique. C’est là le mandat que nous a laissé le concile Vatican II. Au moment de célébrer le 1700ᵉ anniversaire du concile de Nicée, où, conjointement avec les décrets du concile de Chalcédoine, la christologie patristique, enracinée dans un cadre supersessionniste, s’est moulée dans la conscience chrétienne, n’incombe-t-il pas aux Églises chrétiennes de répudier une fois pour toutes cette théologie? Son remplacement doit être fondé sur une vision théologique enracinée dans les liens profonds de Jésus avec la tradition juive de son temps.
Dans la nouvelle compréhension du pluralisme religieux suscitée par Nostra Aetate, plusieurs éléments fondamentaux demeureront centraux. Le premier est la notion de chemins distinctifs vers le salut ou la rédemption pour chaque communauté de foi, avec la relation judéo-chrétienne en son centre. Bien que ces chemins demeurent distincts, ils restent également liés. Cette perspective demeure préférable aux visions classiques d’une «double» ou de «multiple» alliances. Du point de vue chrétien, la relation judéo-chrétienne demeure sui generis: sa réévaluation touche le cœur même de l’identité chrétienne. Mais cet impact central se limite à une évaluation beaucoup plus positive de l’influence de la Bible hébraïque sur l’identité judéo-chrétienne. L’accent mis par le cardinal Kasper sur les aspects révélateurs de la tradition biblique juive demeure crucial; toutefois, le judaïsme ne se réduit pas à la Bible hébraïque. Le judaïsme biblique connaissait déjà une transformation importante à l’époque de Jésus, notamment avec la montée du pharisaïsme. L’universitaire juif Reuven Firestone l’a fortement souligné. Le judaïsme du temps de Jésus, qui est devenu en partie l’héritage théologique du christianisme, allait bien au-delà des paramètres du judaïsme biblique sur plusieurs points essentiels[39]. C’est pourquoi la relation judéo-chrétienne renouvelée ne peut être construite exclusivement sur ce que le cardinal Kasper a appelé une «révélation partagée».
Dans ma perspective théologique actuelle, encore en évolution, sur la relation judéo-chrétienne qui vise à éradiquer le supersessionisme une fois pour toutes, je voudrais affirmer que les juifs ne seront pas tenus d’adopter explicitement un langage christologique, même à la fin des temps, dans leur processus rédempteur. Je voudrais donc préciser plus clairement que le cardinal Kasper que les deux chemins distinctifs sont sur un pied d’égalité. Le chemin chrétien n’est pas intrinsèquement supérieur au chemin juif. Cela semble être l’implication de l’affirmation de la Commission Pontificale Biblique selon laquelle les espérances messianiques juives ne sont pas vaines. Et bien que le document de la Commission parle ensuite du messie eschatologique des juifs comme de Celui qui présentera des traits déjà reconnus et affirmés par les chrétiens en Jésus, qui est venu et qui demeure dans l’Église, il existe une ouverture, même mince, pour soutenir que cet «Unique» n’a pas nécessairement à être désigné en termes exclusivement christologiques. Mais il n’y a qu’une seule alliance parce que c’est la présence de Dieu dans l’humanité et dans toute la création qui rend possibles ces chemins eschatologiques distincts.
Avec saint Paul, je voudrais affirmer une «nouveauté» significative, d’une portée universelle, comme l’a fait le cardinal Kasper en parlant de la révélation en et par le Christ. Cette nouveauté repose largement sur une approche incarnationnelle de la christologie, par laquelle l’humanité a perçu avec une transparence inédite le rapport intime entre l’humain et le divin. Une christologie fondée sur l’idée de Jésus accomplissant les prophéties messianiques ou sur la vision d’un Christ «purifiant» l’humanité de son péché par le sang versé, ne laisse que peu ou pas de place à une théologie constructive de la relation judéo-chrétienne qui puisse éliminer durablement le supersessionisme.
Nous devons continuer à explorer si une telle conscience incarnationnelle trouve un écho dans la théologie juive. Il y a quelques années, la réponse aurait été un non catégorique. Mais des chercheurs comme Michael Wyschogrod, Elliot Wolfson, Benjamin Sommer et Daniel Boyarin ont commencé à explorer cette question récemment[40].
Par ailleurs, dans le long processus de différenciation entre le christianisme et le judaïsme, le christianisme est devenu en grande partie une religion de la gentilité. Il a perdu son attachement à ses racines juives et a vu sa théologie se traduire en catégories philosophiques grecques, perdant ainsi une dimension révélatrice essentielle enracinée dans la Torah, une dimension que Jésus lui-même a maintenue et que Paul a tenté de conserver, même s’il a finalement perdu ce combat, en partie à cause de l’auteur des Actes qui, comme l’a soutenu John Gager, a redéfini son message. Ainsi, le judaïsme conserve lui aussi une révélation distincte dans l’histoire et la création. Les chrétiens devront redécouvrir cette révélation juive comme une partie intégrante de la plénitude eschatologique.
Les voies révélatoires juive et chrétienne ne peuvent être aisément fusionnées. C’est pourquoi je parle de chemins distinctifs. Dans l’ère pré-eschatologique, je les vois continuer à se répondre mutuellement[41].

