L’Évangile et les valeurs chrétiennes

Exposé présenté à un groupe de dialogue entre juifs et chrétiens au Temple Emanu-el-Beth Sholom de Montréal le 9 avril 2008. Jean Duhaime est professeur d’interprétation biblique à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal

L’Évangile et les valeurs chrétiennes

Jean Duhaime

(Exposé présenté à un groupe de dialogue entre juifs et chrétiens au Temple Emanu-el-Beth Sholom de Montréal le 9 avril 2008. Jean Duhaime est professeur d’interprétation biblique à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal).

Introduction

Dans le cadre de cette rencontre sur « La formation de la Bible et des valeurs juives et chrétiennes », je me propose de donner un aperçu du processus de formation des Évangiles et de montrer l’enracinement des valeurs chrétiennes dans la référence à Jésus en prenant comme exemple un extrait du Sermon sur la Montagne (Mt 5).

La formation des Évangiles

Une Bonne Nouvelle

Le Nouveau Testament comporte quatre portraits de la vie et de l’enseignement de Jésus de Nazareth, les Évangiles selon Matthieu, Marc, Luc et Jean. Les trois premiers sont assez semblables et leur matériel peut être étudié en les mettant en colonnes parallèles ou en « synopse », d’où leur appellation d’ « évangiles synoptiques ». L’Évangile selon Jean, ou 4e Évangile, s’en démarque de plusieurs façons. L’« Introduction aux évangiles synoptiques » de La traduction œcuménique de la Bible présente la formation des Évangiles synoptiques comme suit1.

Le mot évangile provient du grec euaggélion qui signifie « Bonne Nouvelle ». Comme ce nom l’indique, « l’Évangile ne fut donc pas à l’origine un livre », mais « l’annonce du salut en la personne de Jésus le Christ » […]. Si le titre d’évangile a été donné aux quatre livres attribués à Matthieu, Marc, Luc et Jean, c’est que chacun de ces auteurs proclame cette Bonne Nouvelle dans la relation qu’il fait de paroles et d’œuvres de Jésus comme dans le récit qu’il donne de sa mort et de sa résurrection »2.

Une composition en plusieurs étapes

La composition des Évangiles est le fruit d’un processus étendu sur plusieurs décennies. La première étape est celle de la prédication et de l’action de Jésus : « Jésus a parlé, annoncé la bonne nouvelle du Royaume, réuni des disciples, guéri des malades, accompli des actes significatifs » 3. La deuxième est la prédication des disciples et la mise en forme des traditions sur Jésus dans les premières communautés chrétiennes. Après la mort de Jésus, « et dans la foi de Pâques, les disciples puis les prédicateurs ont annoncé sa Résurrection, repris ses paroles, raconté ses actes, suivant les nécessités de la vie des Églises. Pendant une quarantaine d’années, des traditions orales se sont formées : elles ont conservé et transmis, par la prédication, la liturgie, la catéchèse, tous les matériaux que nous trouvons dans les évangiles »4. Ce processus inclut la mise par écrit de certains de ces matériaux tels que des confessions de foi, collections de paroles de Jésus, récit de sa Passion.

Les évangélistes ont travaillé à partir de ces traditions mises en forme dans la vie des communautés. Ils ont également « le souci d’enseigner et de répondre aux problèmes des communautés pour lesquelles ils écrivent »5. Chacun propose une manière particulière de comprendre la signification de la vie et de l’action de Jésus : c’est ce qu’on appelle la « théologie » de Matthieu, de Marc, etc. La rédaction de Marc est généralement datée des années 65 à 70, celles de Matthieu et de Luc des années 80 et celle de Jean vers les années 90.

Les relations entre les évangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc) sont complexes. Une des manières simples de se les représenter est le système des deux sources : « Selon cette hypothèse, Matthieu et Luc dépendent immédiatement de Marc, ainsi que d’une source commune indépendante de celui-ci, appelée souvent Q (de l’allemand Quelle [source]) »6 ou source des logia (paroles) car elle comprenait essentiellement une collection de paroles attribuées à Jésus : « En plus des traditions propres à chaque évangile, Marc et cette documentation seraient les deux sources principales de Matthieu et de Luc » 7.

Un exemple : les Béatitudes

Le texte des Béatitudes (Mt 5, 3-12 // Lc 6, 20b-26) permet d’illustrer le rapport de Matthieu et de Luc à leur source commune et de reconstituer avec vraisemblance les béatitudes primitives8. Le texte de Luc comporte quatre béatitudes (Lc 6, 20b-23), auxquelles répondent quatre malédictions (Lc 6, 24-26). L’Évangile selon Matthieu comporte aussi ces quatre béatitudes; mais la deuxième et la troisième sont dans un ordre inverse et la formulation est légèrement différente (Mt 5, 3.5-6.11); Matthieu a en propre cinq autres béatitudes (Mt 5, 4.7-10).

 

Matthieu 5, 3-12Luc 6, 20b-23Luc 6, 24-26
 

3 «Heureux les pauvres de cœur: le Royaume des cieux est à eux.
4 Heureux les doux: ils auront la terre en partage.
5Heureux les affligés: ils seront consolés.

6Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice: ils seront rassasiés.
7 Heureux les miséricordieux: il leur sera fait miséricorde.
8 Heureux les cœurs purs: ils verront Dieu.
9 Heureux ceux qui font œuvre de paix: ils seront appelés fils de Dieu. 10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice: le Royaume des cieux est à eux.

 
 

20«Heureux, vous les pauvres: le Royaume de Dieu est à vous.

21bHeureux, vous qui pleurez maintenant: vous rirez.

21aHeureux, vous qui avez faim maintenant: vous serez rassasiés.

 
 

24Mais malheureux, vous les riches: vous tenez votre consolation.

25b Malheureux, vous qui riez maintenant: vous serez dans le deuil et vous pleurerez.

25aMalheureux, vous qui êtes repus maintenant: vous aurez faim.

 
11Heureux êtes-vous lorsque l"on vous insulte, que l"on vous persécute et que l"on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi.
12Soyez dans la joie et l"allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux;
22Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu"ils vous rejettent et qu"ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l"homme.
23Réjouissez-vous ce jour-là et bondissez de joie, car voici, votre récompense est grande dans le ciel;
 

26Malheureux êtes-vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous:

 
 

c"est ainsi en effet qu"on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés

.
 

c"est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les prophètes.

 
 

c"est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les faux prophètes.

 

On admet généralement que les quatre béatitudes qu’on trouve chez Matthieu et Luc proviennent de la source commune (Q) qu’ils utilisent en plus de l’Évangile selon Marc. Certains auteurs pensent cependant que cette source n’aurait contenu, au départ, que les trois premières, car la dernière n’a pas le même style.

Quelle était la forme exacte de ces trois ou quatre béatitudes dans la source commune? Une étude attentive comme celle de J. Dupont permet de la reconstituer avec vraisemblance. D’après cette analyse, Matthieu a probablement modifié la béatitude sur les pauvres, en ajoutant « de cœur », et celle sur ceux qui ont faim (et soif?) en ajoutant « de justice », car ces expressions correspondent à sa théologie propre.

Dupont estime aussi que les trois premières béatitudes devaient être à la troisième personne (comme chez Matthieu), car c’est la forme la plus courante dans la Bible hébraïque et dans la littérature juive ancienne; Luc aurait modifié les trois premières pour les harmoniser avec la quatrième.

Chez Matthieu, la troisième béatitude parle des « affligés » (Mt 5, 5), tandis que chez Luc, la béatitude parallèle parle de « vous qui pleurez » (Lc 6, 21b); quel était le texte de la source commune? D’après Dupont, les trois premières béatitudes communes sont inspirées des oracles de consolation d’Isaïe, en particulier de celui d’Is 61, 1-3 qui mentionne trois fois les « affligés »; c’est ce terme qui devait figurer dans la source commune.

Chez Luc, le texte des deuxième et troisième béatitudes comporte le terme « maintenant » (Lc 6, 21a et 21b); c’est sans doute un ajout, car Luc emploie fréquemment ce terme (14x dans l’Évangile; 25x dans les Actes; Matthieu ne l’a que 4x).

La formulation de la quatrième béatitude est un peu plus difficile à reconstituer. La version la plus ancienne semble celle de Luc. Selon Dupont, Matthieu aurait introduit la mention des « persécutés » (Mt 5, 11; voir Mt 5, 10) et changé l’expression « à cause du Fils de l’homme » (Lc 6, 22) en « à cause de moi » (Mt 5, 11). Sur la base de son analyse, Dupont reconstitue la formulation de la source commune (Q) à peu près comme ceci :

Heureux les pauvres : le Royaume des cieux est à eux.

Heureux les affligés : ils seront consolés.

Heureux ceux qui ont faim (et soif) : ils seront rassasiés.

11 Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu’ils vous rejettent et qu’ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme à cause du Fils de l’homme. Réjouissez-vous et bondissez ce joie car votre récompense est grande dans le ciel; c’est en effet ainsi qu"on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.

La question qui se pose alors est celle du rapport entre cette formulation et l’enseignement de Jésus. Les spécialistes considèrent généralement que les trois premières béatitudes reflètent la prédication de Jésus qui aurait compris sa mission à partir de quelques oracles d’Isaïe : « […] je t"ai mis en réserve […] pour dire aux prisonniers: "Sortez!" […] Ils n"endureront ni faim ni soif, jamais ne les abattront ni la brûlure du sable, ni celle du soleil; car celui qui est plein de tendresse pour eux les conduira, et vers les nappes d"eau les mènera se rafraîchir. […] Cieux, poussez des acclamations; terre, exulte, montagnes, explosez en acclamations, car le SEIGNEUR console son peuple, il prend en pitié ses affligés » (Is 49, 8-13). « L"Esprit du Seigneur DIEU est sur moi. Le SEIGNEUR, en effet, m’a donné une onction, il m"a envoyé porter un joyeux message aux pauvres, panser ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs la libération […] consoler les affligés. » (Is 61, 1-2).

Selon M. Dumais, en proclamant ces béatitudes, « Jésus révèle d’abord quelque chose […] sur Dieu et son Règne; il témoigne du Dieu de justice et d’amour et annonce le don de son Royaume aux pauvres qui en deviennent les bénéficiaires privilégiés. Les béatitudes sont ainsi un équivalent et une application du message central de la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu9. Ce message s’adressait « à tous les accablés, au sens large du terme; ce sont tout spécialement les personnes qui étaient rejetées par la société de son temps »10.

Quant à la quatrième béatitude, elle reflèterait surtout la situation de l’Église primitive persécutée à cause de son adhésion à Jésus comme Christ. Cependant, selon Dumais, elle pourrait remonter pour l’essentiel à Jésus. En effet, on reconnaît habituellement qu’à un certain point dans son ministère, Jésus a rencontré de l’opposition, ce qui l’aurait amené à prévoir qu’il subirait le sort des prophètes persécutés (voir Lc 13, 33); il pourrait aussi avoir annoncé « que ceux qui lui seraient fidèles auraient à endurer de semblables souffrances, voire à perdre leur vie à cause de lui »11.

Le cas des Béatitudes montre assez bien le processus de formation des Évangiles. L’enseignement de Jésus, auquel on peut remonter avec une certaine vraisemblance, se serait transmis dans des communautés qui l’ont compris et utilisé en fonction de leurs situations et de leurs besoins. Il a été ensuite repris par les évangélistes qui l’ont intégré dans des ensembles auxquels ils ont donné une cohérence théologique de manière à faire ressortir les aspects de l’enseignement et de l’action de Jésus qu’ils estimaient les plus significatifs pour les communautés auxquels ils s’adressaient. Ce faisant, ils proposent également des valeurs et une éthique chrétienne particulière. C’est ce point que je veux illustrer dans la deuxième partie de cet exposé en prenant comme exemple un extrait du Sermon sur la montagne (Mt 5).

La formation des valeurs chrétiennes

L’éthique chrétienne

Les termes éthique et morale sont équivalents du point de vue de leur étymologie, comme le signale É. Weil dans l’article « Morale » de l’Encyclopedia Universalis : « Étymologiquement, "morale" vient du latin (philosophia) moralis, traduction par Cicéron, du grec ta èthica ; les deux termes désignent ce qui a trait aux mœurs, au caractère, aux attitudes humaines en général et, en particulier, aux règles de conduite et à leur justification. On réserve parfois, mais sans qu"il y ait accord sur ce point, le terme latin à l"analyse des phénomènes moraux concrets, celui d"origine grecque au problème du fondement de toute morale et à l"étude des concepts fondamentaux, tels que bien et mal, obligation, devoir, etc. »12

Pour des croyants l’éthique repose sur une vision de Dieu, du monde et de l’être humain. Y a-t-il une éthique spécifiquement chrétienne? Selon Erich Fuchs, l’un des plus importants moralistes protestants contemporains, cela n’existe pas en soi : « Formellement, il n’y a pas de ‘morale (ou d’éthique) chrétienne’. Il y a seulement des chrétiens qui essaient de vivre leur existence à la lumière de l’Évangile »13. La Bible, en particulier le Nouveau Testament, ne fournit donc pas de réponse toute faites à nos questions morales, mais elle inspire la réflexion de ceux qui se réclament du Christ : […] Le message chrétien, écho de celui du Christ, exige de celui qui le fait sien qu’il dise comment il le comprend et en vit. […] nous sommes invités à discerner comment le message évangélique des origines peut éclairer les enjeux de notre situation contemporaine14.

La recherche morale ou éthique est donc un travail d’interprétation, ce que Fuchs appelle «une herméneutique qui s’efforce de comprendre et d’exprimer comment la foi au Christ a suscité, et suscite encore, une compréhension spécifique de soi, d’autrui, de la société et de Dieu, entraînant à son tour un comportement personnel et communautaire spécifique15.

Ce travail d’interprétation est déjà présent dans le Nouveau Testament même, dont les écrits présentent diverses manières de vivre la foi chrétienne dans des contextes différents. Dans son étude, Fuchs suggère la démarche suivante : il décrit d’abord les modèles éthiques proposés par chacune des sources néotestamentaires prises individuellement (les lettres de Paul, les Évangiles, les autres écrits), puis il évalue ces modèles dans leur ensemble pour en dégager quelques traits qui constitueraient « la spécificité de l’éthique chrétienne »; à partir de cela, il se risque à dire comment il comprend « les défis qu’affrontent la société et la culture contemporaine » et « comment le message de l’Évangile peut en éclairer le sens et contribuer à trouver des réponses aux difficultés actuelles de la modernité et à ses besoins sociaux en matière de morale »16.

La référence à l’enseignement et à la pratique de Jésus

Dans la recherche d’une éthique chrétienne, la référence à l’enseignement et à la pratique de Jésus est évidemment très importante. Comme le signale F. Refoulé, « le thème de l’imitation du Christ tient une place majeure dans l’éthique paulinienne »17. En effet, l’exhortation à agir comme le Christ revient à une dizaine de reprises dans les écrits pauliniens, par ex. en Rm 15, 7: « Accueillez-vous donc les uns les autres, comme le Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu ».

L’enseignement et la pratique de Jésus révèlent aux chrétiens les exigences de l’amour de Dieu et du prochain, auxquels Jésus ramène l’essentiel de la Loi et des prophètes (Mt 22, 34-39); mais, souligne Refoulé, elle n’impose pas un modèle spécifique de comportement, de telle sorte que « le chrétien se trouve donc laissé à sa conscience, à sa libre responsabilité, à son discernement, à l’élan de son amour »18

De plus, comme on vient de le montrer, nous n’avons pas, dans le Nouveau Testament, un accès direct à l’enseignement et à la pratique de Jésus. Nous les rejoignons à travers la transmission qui s’en est faite dans les premières communautés chrétiennes et à travers les interprétations diversifiées qu’en ont données les rédacteurs des évangiles en fonction de leur compréhension et des besoins des communautés auxquelles ils s’adressaient.

Ces interprétations ne sont cependant pas un obstacle. Au contraire, elles peuvent servir de modèles, de paradigmes nous montrant comment le message de Jésus peut être compris et interprété de manière créatrice dans des situations nouvelles. La diversité des interprétations que la tradition chrétienne a « canonisées » en retenant non pas un, mais quatre évangiles et plusieurs autres écrits chrétiens est à la fois une manière de nous montrer que des interprétations semblables peuvent être légitimes, tout en nous avertissant qu’aucune ne peut être considérée comme la seule valable.

Le Sermon sur la montagne (Mt 5–7)

L’Évangile selon Matthieu, est l’une de ces interprétations de la vie et de l’enseignement de Jésus. Quel modèle éthique propose-t-il, en particulier dans le « discours programme » que constitue le Sermon sur la Montagne (Mt 5–7)? Sans en faire une analyse détaillée, je voudrais examiner brièvement cette question en me limitant à la première partie du Sermon (Mt 5)19.

Dans le Sermon inaugural qu’il situe sur la montagne (Mt 5, 1-2), « Matthieu organise les diverses paroles de Jésus en un tout cohérent qui fait écho […] au don de la Loi par Moïse [...]. Jésus […] ne donne pas une nouvelle loi, mais une nouvelle interprétation de celle-ci »20. L’énoncé des Béatitudes (Mt 5, 3-12) correspond à celui du Décalogue et affirme « la liberté offerte et promise par le Seigneur à son peuple »21. La séquence suivante (Mt 5, 13-48) propose une compréhension de la signification profonde de la Loi, considérée comme toujours valide. Matthieu aurait ensuite regroupé des paroles de Jésus sur les relations entre le disciple et Dieu (Mt 6), puis sur les relations avec autrui (Mt 7, 1-12); le discours de Jésus se termine par une série d’exhortations (Mt 7, 13-27). En conclusion, Matthieu note la réaction des foules, frappées par l’autorité de Jésus (Mt 7, 28-29). Voyons de plus près le texte du chapitre 5.

1 À la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Il s"assit, et ses disciples s"approchèrent de lui. 2 Et, prenant la parole, il les enseignait: 3 «Heureux les pauvres de cœur: le Royaume des cieux est à eux. 4 Heureux les doux: ils auront la terre en partage. 5 Heureux ceux qui pleurent: ils seront consolés. 6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice: ils seront rassasiés. 7 Heureux les miséricordieux: il leur sera fait miséricorde. 8 Heureux les coeurs purs: ils verront Dieu. 9 Heureux ceux qui font œuvre de paix: ils seront appelés fils de Dieu. 10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice: le Royaume des cieux est à eux. 11 Heureux êtes-vous lorsque l"on vous insulte, que l"on vous persécute et que l"on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. 12 Soyez dans la joie et l"allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux; c"est ainsi en effet qu"on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.»

Dans la rédaction de Matthieu, les Béatitudes (v. 3-12) définissent la condition de disciple de Jésus : « Les disciples ce sont ceux qui reçoivent et croient à la promesse paradoxale du bonheur au cœur de la détresse […] ne s’inclinent pas devant la fatalité du malheur, ni devant le volontarisme moralisateur de ceux qui pensent le bonheur en termes de mérites […]. Être disciple, c’est appartenir à cette nouvelle compréhension de l’existence22.

13 «Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, comment redeviendra-t-il du sel? Il ne vaut plus rien; on le jette dehors et il est foulé aux pieds par les hommes. 14 «Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une hauteur ne peut être cachée. 15 Quand on allume une lampe, ce n"est pas pour la mettre sous le boisseau, mais sur son support, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. 16 De même, que votre lumière brille aux yeux des hommes, pour qu"en voyant vos bonnes actions ils rendent gloire à votre Père qui est aux cieux.»

Fuchs voit dans les v. 13-16 invitant les disciples à être « le sel de la terre » et « la lumière du monde » un appel à témoigner de l’espérance du royaume et de la radicalité de l’amour de Dieu et du prochain. La finalité de ce témoignage, c’est que les hommes, touchés par la bonté de Dieu grâce à l’agir des disciples, puissent le reconnaître et lui rendre gloire (v. 16).

17 «N"allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes: je ne suis pas venu abroger, mais accomplir. 18 Car, en vérité je vous le déclare, avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l"i ne passera de la loi, que tout ne soit arrivé. 19 Dès lors celui qui transgressera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux hommes à faire de même sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux; au contraire, celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera déclaré grand dans le Royaume des cieux. 20 Car je vous le dis: si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, non, vous n"entrerez pas dans le Royaume des cieux.»

En s’appuyant sur la promesse des Béatitudes, les disciples peuvent aussi comprendre le sens de la Loi que Jésus n’est pas venu abroger mais accomplir (v. 17-20). Selon Fuchs, Jésus distinguerait ici la Loi comme code social « à respecter radicalement » jusqu’au moindre détail « car il est indispensable à la vie sociale » et « la Loi comme absolu éthique […] que Jésus institue ». Cette distinction permet de « faire comprendre ce que pointe […] le code, comme sa source et sa limite critique » : « L’enjeu n’est pas de radicaliser la loi jusqu’à la rendre impitoyable, mais de montrer, jusque dans l’excès des expressions employées, qu’on ne peut, si l’on veut en vérité obéir à la loi, en rester au code social. Car la validité de ce dernier est fragile, parce que menacée de n’avoir aucune justification que de gérer des égoïsmes juxtaposés; pour maintenir sa pertinence, il lui faut être de nouveau réenracinée dans l’exigence éthique qui le fonde, et dont les disciples de Jésus doivent se faire les témoins »23.

21 «Vous avez appris qu"il a été dit aux anciens: Tu ne commettras pas de meurtre; celui qui commettra un meurtre en répondra au tribunal. 22 Et moi, je vous le dis: quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal; celui qui dira à son frère: "Imbécile" sera justiciable du Sanhédrin; celui qui dira: "Fou" sera passible de la géhenne de feu. 23 Quand donc tu vas présenter ton offrande à l"autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, 24 laisse là ton offrande, devant l"autel, et va d"abord te réconcilier avec ton frère; viens alors présenter ton offrande. 25 Mets-toi vite d"accord avec ton adversaire, tant que tu es encore en chemin avec lui, de peur que cet adversaire ne te livre au juge, le juge au gendarme, et que tu ne sois jeté en prison. 26 En vérité, je te le déclare: tu n"en sortiras pas tant que tu n"auras pas payé jusqu"au dernier centime.»

27 «Vous avez appris qu"il a été dit: Tu ne commettras pas d"adultère. 28 Et moi, je vous dis: quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis l"adultère avec elle. 29 «Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi: car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne. 30 Et si ta main droite entraîne ta chute, coupe-la et jette-la loin de toi: car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne s"en aille pas dans la géhenne. 31 D"autre part il a été dit: Si quelqu"un répudie sa femme, qu"il lui remette un certificat de répudiation. 32 Et moi, je vous dis: quiconque répudie sa femme - sauf en cas d"union illégale - la pousse à l"adultère; et si quelqu"un épouse une répudiée, il est adultère.»

33 «Vous avez encore appris qu"il a été dit aux anciens: Tu ne te parjureras pas, mais tu t"acquitteras envers le Seigneur de tes serments. 34 Et moi, je vous dis de ne pas jurer du tout: ni par le ciel car c"est le trône de Dieu, 35 ni par la terre car c"est l"escabeau de ses pieds, ni par Jérusalem car c"est la Ville du grand Roi. 36 Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir. 37 Quand vous parlez, dites "Oui" ou "Non": tout le reste vient du Malin.»

38 «Vous avez appris qu"il a été dit: Œil pour œil et dent pour dent. 39 Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu"un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l"autre. 40 À qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. 41 Si quelqu"un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. 42 À qui te demande, donne; à qui veut t"emprunter, ne tourne pas le dos.»

43 «Vous avez appris qu"il a été dit: Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. 44 Et moi, je vous dis: Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, 45 afin d"être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. 46 Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir? Les collecteurs d"impôts eux-mêmes n"en font-ils pas autant? 47 Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d"extraordinaire? Les païens n"en font-ils pas autant? 48 Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait.»

Cet « absolu éthique » est illustré par cinq exemples (v. 21-48). L’interdit du meurtre (v. 21-26) est fondé ultimement dans l’exigence de reconnaître l’autre comme « infiniment respectable » et de vivre ce respect d’abord en paroles24. Le même absolu éthique demande non seulement de renoncer à l’adultère, mais aussi à ceux de nos désirs qui nous empêchent d’entrer dans une relation vraie avec autrui (v. 27-32). De même, le respect de la parole (v. 33-37) « n’est pas garanti en vérité par le serment public, que la loi-code protège, mais par la décision intérieure de souscrire sans réticence à l’exigence éthique de la parole vraie »25. Quant à la violence (v. 38-44), elle est tout au plus « contrôlée » ou « gérée » par la loi-code qui cherche à introduire de l’équité dans les conflits; l’ « absolu éthique » propose de la désamorcer en lui résistant de façon non violente et en refusant « d’enfermer l’autre dans sa propre violence »26. Enfin le commandement d’aimer le prochain (v. 43-48) pouvait amener certaines personnes à en déduire qu’il fallait haïr son ennemi, même si cette prescription ne figure nulle part dans la Loi27; selon Fuchs, Matthieu voudrait faire comprendre ici « que l’amour véritable est l’image de la bonté du Père ‘qui fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons’. Autrement dit, que l’amour ne choisit pas ses bénéficiaires, qu’il vise autre chose que l’intérêt ou l’utilitaire »28.

Dumais estime que Matthieu présente à la fin du chap. 5 (v. 43-48) présente « le fondement divin de la vie éthique » chrétienne : « Notre vocation humaine, c’est de devenir « Fils du Père ». La perfection du Père que nous sommes invités à imiter afin de devenir ses fils n’est pas définie en termes abstraits. Tous les passages du Sermon sur la montagne qui parlent du Père nous présentent des attitudes du Père qui décrivent son être, sa perfection : donner de bonnes choses (6, 4.6.18; 7, 11; savoir ce dont les êtres humains ont besoin (6, 8); se préoccuper de chacun (6, 32); pardonner (6, 14.15). Mais, vu le parallélisme, c’est en 5, 45 particulièrement qu’il nous est dit en quoi consiste la perfection du Père (5, 48), que nous devons imiter : "[…] il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et fait tomber la pluie sur les justes et les injustes". En d’autres termes, le Père est défini par son amour de bienveillance qui s’étend à tous, même les méchants. Exister comme Père pour Dieu, c’est créer des fils, faire exister des fils. Correspondre à cette paternité de Dieu et devenir véritablement fils du Père, c’est donc établir vis-à-vis de tous, même nos ennemis, une relation d’amour (5, 44). On ne se situe vis-à-vis du Père comme un fils qu’au moment où on se situe vis-à-vis de tous, amis ou ennemis, comme un frère »29.

 

Après avoir examiné les chapitres suivants du Sermon sur la montagne, Fuchs conclut que Matthieu, en formulant cette nouvelle interprétation de la Loi, propose aux disciples une éthique positive, enracinée dans l’accueil de la promesse de bonheur de Dieu. À la différence de Paul, Matthieu ne s’en prend pas à la Loi « en tant qu’elle serait par elle-même un chemin de salut »; il la situe plutôt « dans l’optique de la justice que les disciples de Jésus doivent manifester dans leur vie », une « vie ordonnée à la (juste) volonté de Dieu »30. Pour Matthieu, « la Loi demeure, mais en sa vérité retrouvée qui la sauve de la perversion légaliste comme de la disqualification de certains chrétiens hellénistes »31. Elle n’a d’autre but que de nous rappeler l’exigence de l’amour (de Dieu et du prochain) », et « n’a de sens qu’à s’inscrire dans le concret le plus concret par l’action imaginative des disciples »32.

Conclusion

En résumé, la formation des Évangiles apparaît comme un processus complexe qui s’enracine à la fois dans la vie et l’enseignement de Jésus et dans la transmission de ses paroles et de ses actions dans les premières communautés chrétiennes et dans l’interprétation qu’en ont données les évangélistes en fonction de leur compréhension et des besoins de leurs destinataires. Les évangélistes nous ont préservé quatre portraits théologiques de Jésus qui montrent comment on peut en déployer la signification dans des contextes différents. Les autres écrits du Nouveau Testament prolongent cet effort de montrer le « potentiel » de l’ « événement Jésus ». Ces écrits ont aussi cherché à montrer comment cet événement transformateur pouvait orienter la vie et l’action des croyants. Leurs orientations éthiques s’enracinent aussi dans une interprétation de la vie et de l’œuvre de Jésus; celui-ci pour sa part, fonde ultimement sa vie, son enseignement et tout son agir sur la manière dont il comprend l’action du Père.

Les orientations éthiques proposées par les écrits du Nouveau Testament sont variées, mais pas à l’infini; elles présentent certaines tensions entre elles, mais aussi des convergences. Après avoir passé en revue les différents modèles éthiques des écrits du Nouveau Testament, Fuchs dégage trois éléments qu’ils ont en commun : 1) « La référence christologique : […] l’éthique […] est pensée à partir des paroles, des actes, de l’exemple et de l’œuvre bénéfique du Christ »; 2) « […] la certitude qu’on ne peut parvenir à la foi que par une métanoia, une conversion, un changement radical de compréhension qui est rendu possible par la grâce de Dieu lorsqu’elle est reçue avec confiance »; 3) l’agapè, amour de Dieu sur laquelle nous sommes appelés à nous modeler, cette « générosité qui fait sauter tous les verrous sociaux, raciaux, religieux »33. Mais les auteurs du Nouveau Testament expriment des points de vue différents sur au moins quatre points : 1) « ce qui est à leurs yeux l’élément le plus significatif de la personne et de l’œuvre du Christ »; 2) « la situation de l’être humain »; 3) « la signification éthique de la métanoia»; 4) « les conséquences éthiques majeures de la foi »34.

Tant par leurs traits communs que par leur diversité, les repères éthiques du Nouveau Testament nous sont livrées non pas comme des normes à appliquer à la lettre, mais comme une source d’inspiration et de réflexion qui nous invite élaborer pour aujourd’hui nos propres orientations et nos propres conduites, dans la continuité de la vie et de l’enseignement de Jésus tel que reçu et interprété par un échantillon représentatif des premières générations chrétiennes. Mais, au bout du compte, elles nous renvoient à nos propres responsabilités face aux défis du monde dans lequel nous vivons.

Notes
  1. La traduction œcuménique de la Bible (TOB), Paris, Cerf – Les Bergers et les Mages, 1988, p. 2311-16. La TOB est disponible sur le site des Éditions du Cerf (http://bibliotheque.editionsducerf.fr/par%20page/120/TM.htm; site consulté le 5 avril 2008).
  2. Ibid., p. 2311.
  3. Ibid.
  4. Ibid.
  5. Ibid., p. 2312.
  6. Ibid., p. 2316.
  7. Ibid.
  8. Voir M. Dumais, Le Sermon sur la montagne, Paris, Letouzey et Ané, 1995, p. 115-163. L’étude classique est celle de J. Dupont, Les Béatitudes I–III, Paris, Gablada, 1958-73, résumée dans J. Dupont, Le message des Béatitudes, Cahiers Évangile 24 (mai 1978).
  9. Dumais, Le Sermon, p. 132.
  10. Ibid. p. 133.
  11. Ibid. Voir Mt 10, 39; 16, 25; Lc 17, 33).
  12. É. Weil, Art. « Morale », Encyclopedia Universalis (http://www.universalis-edu.com/article2.php?napp=16923&nref=M121471; consulté le 6 avril 2008).
  13. É. Fuchs, L’éthique chrétienne. Du Nouveau Testament aux défis contemporains, Genève, Labor et Fides, 2003, p. 11.
  14. Ibid.
  15. Ibid., p. 12.
  16. Ibid., p. 13.
  17. F. Refoulé, « Jésus comme référence de l’agir des chrétiens », dans P. de Surgy (dir.), Écriture et pratique chrétienne, Paris, Cerf, 1978, p. 217.
  18. Ibid., p. 222.
  19. Pour les paragraphes suivants, voir E. Fuchs, « L’éthique du Sermon sur la montagne », dans son livre L’exigence du don, Genève, Labor et Fides, 2000, p. 175-188. On consultera aussi avec profit le numéro intitulé ‘Et moi je vous dis’. Le Sermon sur la montagne dans l’Évangile de Matthieu, de la revue Lumière & Vie 36 No 183 (Sept. 1987) et l’essai d’A. Myre, Écoutez ce que je vous dis. Le Sermon sur la montagne (Mt 5–7), Montréal, Paulines, 2002.
  20. Fuchs, « L’éthique du Sermon », p. 176.
  21. Ibid.
  22. Ibid., p. 178.
  23. Ibid., p. 179.
  24. Ibid., p. 180.
  25. Ibid.
  26. Ibid., p. 181.
  27. Certains y voient l’écho d’une maxime populaire, peut-être inspirée par les Psaumes (Ps 26, 5; 139, 21-22) ou par l’enseignement de la communauté de Qumrân (1Q Règle de la communauté 1, 9-11; 9, 21-22; 10, 19-20). Voir Dumais, Le Sermon, p. 218-219.
  28. Fuchs, « L’éthique du Sermon », p. 181.
  29. Dumais, Le Sermon, p. 89-90. Voir sur cette question C. Duquoc, « Une parabole de l’agir de Dieu », Lumière & Vie 36 No 183 (Sept. 1987), p. 85-96.
  30. Fuchs, « L’éthique du Sermon », p. 185-186.
  31. Ibid., p. 186. Voir dans le même sens F. Vouga, « Les sources de la composition matthéenne », Lumière & Vie 36 No 183 (Sept. 1987), p. 30; J. Zumstein, « Proximité et rupture avec le judaïsme rabbinique », Lumière & Vie 36 No 183 (Sept. 1987), p. 11-15.
  32. Fuchs, « L’éthique du Sermon », p. 187.
  33. Fuchs, L’éthique chrétienne, p. 105.
  34. Ibid., p. 106.