Les Juifs hassidiques de Montréal

Pierre Anctil et Ira Robinson (dir.):
Les Juifs hassidiques de Montréal.
(Pluralismes).
Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2019, 203 p. 34,95 $ - 31€. ISBN 9782760640740.

Cet ouvrage est issu d’un colloque sur les «Enjeux et complexités de la présence juive hassidique à Montréal» organisé par les professeurs Pierre Anctil et Ira Robinson dans le cadre du congrès annuel de l’Association francophone pour le savoir - ACFAS en mai 2017 à l’Université McGill de Montréal. Comme le soulignent Anctil et Robinson en introduction, plusieurs communautés juives hassidiques sont établies à Montréal et sont concentrées dans quelques quartiers spécifiques. Elles sont cependant assez mal connues du grand public et attirent surtout l’attention lors de frictions avec les non-Juifs du voisinage ou de tensions avec les autorités municipales ou gouvernementales. Le colloque visait principalement à «dresser un état de la recherche nouvelle pour ce qui concerne la sociologie, l’anthropologie et les valeurs religieuses des communautés hassidiques montréalaises, tout en proposant des pistes en vue d’un élargissement de nos connaissances dans ce domaine» (p. 6). La publication regroupe la plupart des interventions faites au colloque, enrichies de nouvelles informations et de quelques contributions supplémentaires, regroupées en deux parties, l’une sur l’histoire et la démographie des Hassidim de Montréal, l’autre sur les tensions et les interactions avec leur entourage.

La première partie comporte quatre études. La recherche de Pierre Anctil, professeur d’histoire juive canadienne à l’Université d’Ottawa, s’intitule «Vers une sociologie des communautés hassidiques de Montréal» (p. 13-34). L’auteur s’intéresse ici aux caractéristiques sociologiques et démographiques particulières des communautés hassidiques de Montréal, replacées dans le cadre de la démographie juive canadienne et québécoise. Sur une population juive montréalaise d’environ 90 000 personnes, on dénombrait en 2014 tout près de 15 000 personnes «adhérant à une interprétation stricte du judaïsme» (p. 15) qu’on appelle couramment ultra-orthodoxes, mais qu’Anctil préfère qualifier du terme hébreu plus neutre Haredim («ceux qui craignent Dieu»). Loin d’être un groupe homogène, ils se divisent «10 sous-communautés distinctes sur le plan ethnographique, identitaire et territorial», ayant chacune des institutions autonomes (voir le tableau 1.4, p. 22). Le nombre moyen de personnes par ménage, le taux de fertilité des femmes hassidiques et la proportion de jeunes dans ces communautés sont plus élevés que dans le reste de la population juive canadienne. Les membres de communautés parlent principalement yiddish entre eux, certains ayant aussi une connaissance de l’anglais ou, dans une moindre mesure, du français. Ils ont des échanges avec des communautés similaires aux États-Unis (à New York, principalement) où se recrutent souvent «les futures jeunes hommes appelés à former des couples à Montréal» (p. 35). Leur densité est très élevée dans les quelques quartiers de la métropole où ils sont concentrés. Selon Anctil, «rien ne laisse croire pour l’instant que le rythme de croissance des Haredim est à la veille de fléchir de manière significative» (p. 33).

Ira Robinson, Directeur de l’Institut d’études juives canadiennes à l’Université Concordia, situe «Les Hassidim du Québec dans la grande histoire hassidique» (p. 35-45). Pour ce faire, il analyse la réaction des Hassidim à diverses mesures d’intégrations imposées aux communautés juives par les gouvernements de l’Empire russe et de l’Empire austro-hongrois au XIXe s. Il s’agit notamment de mesures concernant l’insertion de matières «non judaïques» dans le curriculum d’études, le code vestimentaire, l’installation d’un eruv (ligne délimitant une zone où l’on peut exercer certaines activités normalement interdites durant le sabbat), ou l’établissement de nouveaux lieux de culte. Certaines communautés, comme celle de Lubavitch en Russie, ont résisté tout en cherchant des compromis acceptables pour s’accommoder des nouvelles mesures, tandis que d’autres, en Pologne par exemple, s’y sont opposées vigoureusement. Des questions semblables se posent aujourd’hui dans les rapports entre les autorités civiles et les communautés hassidiques du Québec. Selon Robinson, les leaders de ces communautés, en s’inspirant des précédents historiques, ont développé une «sagesse politique» qui leur permet de «surmonter les obstacles placés sur leur chemin par des États modernes pas nécessairement favorables à la perpétuation du mode de vie hassidique» (p. 45).

Simon-Pierre Lacasse, candidat au doctorat à l’Université d’Ottawa, examine «L’implantation des communautés hassidiques durant l’après-guerre» (p. 47-77). Il constate que «jusqu’à la première moitié des années 1960, […] les Hassidim, peu nombreux et sans structure communautaire concrète, ont souvent dû avoir recours aux institutions juives établies» (p. 51). Ils ont bénéficié de services d’immigration et de placement professionnel, mais également de l’appui de Juifs de tendance libérale qui les voyaient comme «le dernier vestige du judaïsme ashkénaze» dont la pérennité était menacée par une assimilation prononcée à la culture anglo-canadienne (p. 51). En retour, ils apportaient à la sphère orthodoxe du judaïsme montréalais «un témoignage spirituel, culturel et social» appréciable (p. 51). Cette interaction est illustrée par l’étude des actions du rebbe Meshulem Feisch Lowy, appelé à fonder la communauté des Tashcher à Montréal en 1951 (p. 55-61). Lacasse examine aussi les mesures prises au fil des ans, pour soutenir la reconstruction de la culture hassidique et la préservation du yiddish, entre autres par l’établissement d’écoles traditionnelles (yeshivot). En observant «les initiatives de coopération entre les différentes orientations du judaïsme», il estime que la mise sur pied de diverses institutions communautaires hassidiques se situe «en continuité historique dans le parcours de la communauté juive montréalaise d’origine ashkénaze», plutôt qu’en opposition à elle (p. 77).

Pour clore cette première section, Chantal Ringuet, écrivaine, chercheure et traductrice, réfléchit à ce que signifie «Traduire le Montréal yiddish aujourd’hui» (p. 79-94). Elle part du constat qu’au cours des dernières décennies, «la communauté des locuteurs yiddishophones de Montréal s’est transformée: le groupe des communautés hassidiques s’oppose maintenant à un courant antérieur de Juifs, des yiddishistes dynamiques qui incarnaient les valeurs de modernisme de l’Europe de l’Est» (p. 79). L’usage actuel du yiddish dans les communautés hassidiques diffère donc considérablement de celui qu’en faisaient les générations antérieures largement sécularisées. On y note en particulier la présence centrale de motifs et de considérations religieuses, de régionalismes et d’expressions archaïques, de termes et expressions en hébreu, des emprunts fréquents à l’anglais et au français (p. 87). Plusieurs de ces éléments se retrouvent dans un prospectus électoral de 2013 traduit et analysé par Ringuet (p. 88-93). «L’acte de traduire le Montréal yiddish», conclut-elle, «implique dorénavant de nouveaux enjeux, car il faut tenir compte à la fois d’une culture séculière ayant marqué l’histoire de la ville et d’une culture hassidique qui se définit ‘en creux’ depuis la Shoah par sa manière de tourner le dos à la modernité pour renouer avec le judaïsme traditionnel ultra-orthodoxe» (p. 94).

L’analyse des interactions et tensions entre les communautés hassidiques et leur environnement, thème de la deuxième partie, s’ouvre sur un examen par Steven Lapidus (Université Concordia) et William Shaffir (Université McMaster) de «La complétude institutionnelle parmi les Hassidim» (p. 97-114). Le concept de «complétude institutionnelle» est emprunté au sociologue Raymond Breton et se définit comme «la mesure dans laquelle un groupe ethnique possède des organisations mises en place par ou pour les membres de cette ethnoculture» (p. 97). Si ces organisation sont suffisamment nombreuses et diversifiées pour répondre à leurs besoins, «les membres d’un groupe seraient entièrement confinés au sein de leur enceinte ethnique, évitant ainsi toute interaction avec des étrangers» (p. 98). Lapidus et Shaffir ont recueilli en 2015 des données sur la communauté hassidique du secteur Outremont-Mile End, formée de plusieurs groupes. Les plus importants d’entre eux sont dotés de synagogues, mais aussi de garderies, d’écoles autonomes pour filles et garçons, d’académies talmudiques, tandis que d’autres congrégations sont moins institutionnalisées. Les Hassidim disposent aussi de nombreux commerces locaux qui contribuent au maintien des normes strictes de cacherout auxquelles ils adhèrent. S’ajoutent encore à cela la préservation de traits culturels ou sociaux particuliers, tels que l’usage de sa langue d’origine plutôt que de celle de la société d’accueil. Sur la base de cette enquête, les auteurs concluent que «la communauté hassidique montréalaise possède une complexité organisationnelle qui la protège à la fois de la collectivité juive dans laquelle elle est inscrite et aussi de la société laïque non juive dominante» (p. 112).

Valentina Gaddi, doctorante en sociologie à l’Université de Montréal s’est intéressée à «La présence publique des Juifs hassidiques à Outremont» (p. 115-138). Elle a examiné les  controverses survenues entre 2014 et 2017 autour de trois règlements ayant un impact direct sur les communautés hassidiques: l’application, lors de la fête de Pourim, du Règlement relatif à la circulation et au stationnement; un changement à un règlement concernant les «bâtiments temporaires», affectant la période durant laquelle les succot sont autorisées; un autre changement au règlement de zonage, visant à interdire la construction de lieux de culte sur les avenues commerciales de l’arrondissement. Gaddi a suivi le déploiement de ces controverses «simultanément sur la scène du conseil municipal» et «en coulisse, en marge du conseil, mais aussi au cours de discussions plus informelles avec des Hassidim et non-Hassidim» côtoyés sur le terrain (p. 118). Elle note d’abord que le clivage est moins grand qu’il n’y paraît, puisque «à plusieurs reprises, […] des hommes et des femmes hassidiques sont soutenus par des non-Hassidim» (p. 136). Elle constate également «un décalage frappant entre ce qui est dit sur scène […] et ce qui est exprimé en coulisse, lors de conversations en aparté» (p. 137). En public, le débat se cristallise autour du cadre municipal et de la réglementation, tandis qu’en privé, les intervenants abordent d’autres enjeux «tels que les relations de voisinage et la cohabitation entre Hassidim et non-Hassidim» (p. 137). C’est seulement en prenant en compte de tels enjeux et non en les évitant, estime l’auteure, qu’on parviendra à comprendre et éventuellement à résoudre ces controverses.

En 2014 le Procureur général du Québec et une école juive hassidique ont convenu d’une entente recourant à la scolarisation à la maison pour compléter l’éducation des jeunes afin qu’elle soit conforme aux exigences du Programme de formation de l’école québécoise. La pertinence de cette entente est examinée par Christine Brabant et Christiane Caneva, spécialistes en sciences de l’éducation dans un essai intitulé «Un encadrement pour la scolarisation des jeunes» (p. 139-163). Pour ce faire, elles utilisent «quatre sources de référence: 1) les concepts d’adaptabilité et d’acceptabilité de l’éducation; 2) une étude des politiques étatiques à l’égard des écoles hassidiques; 3) la recherche sur la scolarisation à la maison et son encadrement; et 4) la théorie de la gouvernance réflexive» (p. 144). Au terme de leur examen, elles concluent que l’option de «la scolarisation à la maison, conjuguée à la fréquentation de l’école religieuse et d’une offre de soutien scolaire» constitue un choix judicieux (p. 162). La recherche montre en effet que l’apprentissage en famille «pourrait enrichir significativement l’éducation des enfants», leur donner accès «à une éducation de base plus acceptable» tout en protégeant leur droit à une éducation adaptée à leur culture et à leur communauté d’appartenance (p. 162). Même s’il existe d’autres moyens pour atteindre le même objectif, cette solution paraît la mieux adaptée au contexte sociojuridique québécois actuel.

Comment réagit le droit vis-à-vis des situations vécues par les enfants membres de communautés isolées, notamment dans les domaines de l’éducation et de la protection de l’enfance? La juriste Shauna Van Praagh (Université McGill) répond à cette question en dégageant «Quelques leçons des enfants hassidiques pour le droit» (p. 165-182). À son avis, le principal défi que posent les groupes fermés est celui de «la conciliation entre les aspects positifs que peut revêtir l’influence de la communauté sur l’identité de l’enfant et le potentiel de risque, voire le danger, qu’elle peut représenter pour son intégrité» (p. 169). Dans un tel contexte, comme dans celui des communautés autochtones par exemple, «la présence de règles claires et précises dans le droit étatique ne suffit pas», car on doit aussi tenir compte de «l’importance des normes communautaires» (p. 178). La situation des enfants hassidiques «offre une illustration du fonctionnement complexe des interactions normatives dans leur vie» (p. 179). Elle est à lire comme un cas de pluralisme juridique, où il faut «accepter les définitions nécessairement floues du meilleur intérêt de l’enfant, et accepter le besoin d’agir avec ouverture d’esprit» pour développer une forme d’intervention qui «passe nécessairement par des procédés collaboratifs et nuancés» (p. 181).

Dans le dernier chapitre, «Au-delà du religieux ou les coulisses de la vie hassidique» (p. 183-200), l’anthropologue Jessica Roda (Georgetown University) se propose «d’interpréter le monde hassidique à partir de ce qui est vu comme sa périphérie, sa vie underground  –  à savoir l’intégration des sortants, des individus qui vivent dans le secret et des marginaux» (p. 184). Ses données reposent sur une participation à la vie ultra-orthodoxe dans des communautés de Montréal et de New York au cours des années 2016-2017. Elle y a découvert «une vie souterraine au sein de laquelle les interactions sociales se font sur la base des affinités intellectuelles, des émotions et du partage d’expériences hors norme» (p. 198). Ses observations la poussent à affirmer «que cette vie underground fait partie du monde hassidique et l’influence»: certains Juifs hassidiques mènent une double vie et «importent de façon secrète des pratiques et des pensées venues de l’extérieur au sein de l’espace conventionnel, tandis que les sortants incitent les leaders religieux à se repositionner perpétuellement face à ce phénomène» (p. 198-199).

Les contributions réunies dans cet ouvrage offrent un regard riche, ouvert et nuancé sur communautés juives hassidiques de Montréal. L’essai d’Anctil atteste de la diversité et de la vitalité de ces communautés, dont la croissance et l’institutionnalisation se poursuivent dans un environnement où elles sont de plus en plus à l’étroit. La culture juive hassidique montréalaise, bien vivante, est portée notamment par l’usage du yiddish plus religieux et plus diversifié dont rend compte Ringuet. L’assez grande «complétude institutionnelle» de ces communautés apparaît comme un solide rempart contre l’assimilation (Lapidus et Shaffir).

Les frontières des groupes hassidiques ne sont toutefois pas étanches et les contacts avec l’extérieur sont inévitables. Les interactions avec les autres composantes de la société s’enracinent dans l’histoire même des ces groupes, comme le démontrent les recherches de Robinson et de Lacasse. Certaines ont lieu parfois à la marge et dans l’underground (Roda). Les plus visibles, dans la société québécoise actuelle, touchent des secteurs comme la réglementation municipale (Gaddi), l’éducation et le droit de l’enfant (Brabant et Caneva, Van Praagh).

Dans ces trois domaines, contrairement à la perception populaire et à une image assez répandue dans les médias et sur les réseaux sociaux, les travaux présentés ici témoignent moins d’affrontements vigoureux que de la «sagesse politique» mise en œuvre dans la recherche d’équilibre et de solutions innovantes susceptibles de favoriser le vivre ensemble, le respect des droits des parents et la recherche du meilleur intérêt des enfants. L’analyse des interactions entre les pouvoirs publics et les communautés juives hassidiques pourrait servir d’exemple pour le développement de rapports harmonieux avec d’autres groupes minoritaires en émergence. Ce livre fait non seulement mieux connaître les hassidiques de Montréal: il donne à réfléchir sur les voies d’avenir dans la construction de nos sociétés pluralistes. 

Remarques de l’éditeur

Jean DUHAIME est professeur émérite d’interprétation biblique de l’Université de Montréal et rédacteur de la section francophone de Relations judéo-chrétiennes. Il est engagé dans le dialogue interreligieux depuis plusieurs années; il a été président du Dialogue Judéo-Chrétien de Montréal (DJCM). Il est membre de la Communauté chrétienne St.-Albert-le-Grand de Montréal.