Les défis du dialogue abrahamique selon Thomas Banchoff

Dans un récent article de Commonweal, Thomas Banchoff analyse les nouveaux défis que la guerre entre Israël et le Hamas pose à la diplomatie interreligieuse du pape François et du Vatican.

Thomas Banchoff est directeur du Berkley Center for Religion, Peace, and World Affairs à l’Université Georgetown (Washington D.C.) où il est également Vice-président aux relations internationales. En février 2024, il a publié une judicieuse analyse des nouveaux défis que la guerre entre Israël et le Hamas pose à la diplomatie vaticane[1].

Banchoff rappelle d’abord la signature à Abu Dhabi par le pape François et le grand imam Al-Tayeb d’Al-Azhar, d’un Document sur la fraternité humaine (2019) «un événement qui a marqué un point culminant dans la diplomatie religieuse internationale». Quatre ans plus tard, des leaders religieux du monde entier se réunissaient aux Émirats arabes unis pour l'ouverture de la Maison de la famille abrahamique  «un complexe multiconfessionnel grandiose comprenant une mosquée, une église et une synagogue». Mais ces efforts de dialogue sont maintenant compromis par le conflit en cours au Proche-Orient.

En réaction au massacre par le Hamas d'environ 1 200 civils en Israël le 7 octobre 2023, l’imam Al-Tayeb a fait l'éloge des combattants du Hamas morts dans l'attaque en les qualifiant de «grands martyrs de la Palestine». Comme de nombreux dirigeants musulmans, il critique la réaction d’Israël qu’il interprète comme une campagne de génocide à l'encontre des Palestiniens. Du côté du Vatican, le Secrétaire d'État, Pietro Parolin, a dénoncé l'«attaque terroriste» du Hamas et a appelé à une réponse proportionnelle. Le pape François, lui, aurait affirmé en privé au président israélien Isaac Herzog, qu'il était «interdit de répondre à la terreur par la terreur», un propos qu’il a repris publiquement par la suite.

Banchoff rappelle que «le dialogue interreligieux de haut niveau », comme celui que pratique le Vatican, «n'a qu'un impact limité dans un contexte de revendications territoriales conflictuelles, de griefs historiques rivaux et de violence brutale». Si juifs, musulmans et chrétiens considèrent Abraham comme un ancêtre commun, ils ont des visions radicalement différentes sur la terre d’Israël-Palestine : «Pour les juifs religieux, la terre d'Israël est un héritage divin» écrit-il, tandis que le caractère sacré de Jérusalem dans la tradition islamique renforce la solidarité des musulmans avec les Palestiniens. Les chrétiens sont coincés entre la solidarité pour leurs coreligionnaires palestiniens et la reconnaissance d’Israël comme une patrie juive qui s’est développée après l'Holocauste perpétré dans une Europe à majorité chrétienne.

Banchoff fait un retour sur l’approche du pape François en matière de dialogue interreligieux. Elle reposerait sur une «culture de la rencontre marquée par le dialogue et la coopération au-delà des clivages religieux, nationaux et idéologiques», sans toutefois refuser d’aborder « les questions qui divisent ». François insiste également sur «l'humanité globale comme cadre de référence », lançant un appel à s’unir pour répondre à la crise climatique et aux autres défis mondiaux (guerre et terrorisme, réfugiés, inégalité sociale, pandémie de Covid-19).

L’ouverture du Vatican envers les musulmans se situe dans ce contexte. Qu’on pense au voyage du pape François au Caire et à Al-Azhar en 2017, et surtout à la signature du Document sur la fraternité humaine en 2019. On y trouve l’affirmation, que «[l]e pluralisme et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont voulus par Dieu dans sa sagesse» - une idée exprimée directement dans le Coran, souligne Banchoff, mais pas dans la Bible. Il note également que le pape François, dans son encyclique Fratelli tutti, « fait de nombreuses références positives au document et à Al-Tayeb personnellement, un geste interreligieux sans précédent dans une encyclique ».

On connait par ailleurs l’importance des relations, personnelles et institutionnelles, que le pape François entretient avec les juifs: son étroite amitié avec le rabbin Abraham Skorka, sa visite à Yad Vashem et sa prière au Mur occidental (2014), sa visite à la synagogue de Rome (2016). Son appui au dialogue judéo-catholique, sa défense de la dignité humaine et de la paix, sa dénonciation de la recrudescence mondiale de l'antisémitisme au cours des dernières années caractérisent également son attitude envers le monde juif.

L’approche du pape François est cependant mise l’épreuve par la guerre entre Israël et le Hamas, poursuit Banchoff. La réaction diplomatique du Vatican est en continuité avec des prises de positions antérieures concernant le rejet de la violence et le soutien à une solution à deux États, la protection de la liberté religieuse et des minorités chrétiennes, et l'accès aux lieux saints de Jérusalem pour les trois confessions abrahamiques… Mais, ajoute-t-il « de nouveaux défis découlant du caractère spécifique de la guerre actuelle –le massacre du Hamas et l'ampleur de la réponse militaire israélienne– ont généré deux séries différentes de tensions interconfessionnelles».

Même si le pape et le Vatican ont fermement condamné l’attaque du 7 octobre 2023, des dirigeants juifs ont vivement critiqué l’avertissement, «selon lequel Israël ne devrait pas combattre la terreur par la terreur», et l’insistance du pape François «à rencontrer au Vatican non seulement les familles des otages israéliens, mais aussi les Palestiniens dont des membres de la famille souffrent à Gaza». La diplomatie vaticane n’emploie pas le mot «génocide» pour qualifier la réaction d’Israël, mais, estime Banchoff, le fait qu’elle n’ait pas condamné clairement son utilisation par d’autres « pourrait peser sur les relations entre catholiques et juifs à l'avenir».

Des problèmes différents se posent dans les relations avec les musulmans. Ce qui fait difficulté ici, c’est surtout l’attitude d’Al-Azhar, qui a élevé au rang de « martyrs » les combattant du Hamas morts en participant au massacre de civils israéliens le 7 octobre 2023, et qui parle d’Israël comme d’une entité terroriste et génocidaire. Cette rhétorique est en contradiction avec l'opposition du Document sur la fraternité humaine à toute incitation religieuse à la violence. Le Vatican s’est abstenu de commenter, vraisemblablement pour ne pas envenimer les choses et ménager sa relation avec Al-Azhar. Mais un écart aussi grand, souligne Banchoff, «montre la fragilité de la diplomatie interconfessionnelle».

Malgré ces défis, l’auteur estime qu’il ne faut pas renoncer au dialogue interconfessionnel. Il croit qu’un tel dialogue «pourra servir de base à une paix durable» après la guerre actuelle. Des progrès vers «une solution à deux États, assortie de garanties de sécurité mutuelles» pourraient conduire à une normalisation des relations entre Israël et plusieurs pays à majorité arabo-musulmane, «donnant ainsi une impulsion à une ‘culture de paix’ soutenue par les dirigeants des trois communautés abrahamiques».

Banchoff souligne que les efforts de dialogue ont parfois plus de succès au niveau local, mais estime tout de même que «les réunions et les déclarations interconfessionnelles internationales leur apportent un important soutien, car elles fournissent un cadre normatif et un point de référence pour de tels efforts».

L’auteur conclut en notant que l’approche du pape François est conçue pour le long terme et qu’elle «implique de la patience face à des réalités complexes et obstinées». C’est ce pape qui préconise dans La joie de l’Évangile «les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en évènements historiques importants». Même si elle est difficile, la persévérance dans le dialogue interreligieux, en tant que force de paix, serait, selon Banchoff «la seule voie à suivre».

Pour lire l'ARTICLE COMPLET de Thomas Benchoff,cliquez ici.

[1] Thomas Banchoff, «Abrahamic Dialogue in the Shadow of War», Commonweal, 16 février 2024.