Le refus du pape Pie XII de condamner publiquement l’Holocauste

En 2007, le processus de béatification du pape Pie XII a suscité des objections de la part de dirigeants juifs et catholiques. Le point de discorde était la controverse autour du silence public du pape sur l’Holocauste aussi bien durant qu’après la Seconde Guerre mondiale.

Si l’on suit l’interprétation populaire avancée par plusieurs journalistes et universitaires, le cardinal Eugenio Maria Pacelli, connu sous le nom de pape Pie XII, était un antisémite qui refusait d’intervenir ou même de dénoncer le meurtre des Juifs pendant l’Holocauste. Si le processus de béatification du pape Pie XII a été interrompu jusqu’à ce jour, la controverse sur le silence du pape est loin d’être réglée: en effet, certains universitaires, et même d’éminents intellectuels juifs, non seulement refusent de condamner le silence du pape sur le traitement des Juifs pendant l’Holocauste, mais soutiennent que le silence public du pape Pie XII sur la question a conduit au sauvetage de milliers de Juifs en Europe pendant la guerre[1].

Culpabilité et complicité?

Certains historiens, comme Frank Coppa[2], affirment que la réputation du pape Pie XII était largement intacte, et positive, immédiatement après 1945. D’autres ont noté quelques mécontentements, peu nombreux mais importants, entourant le manque de dénonciation publique de l’Holocauste par le pape, tant pendant qu’après la guerre. Cependant, la plupart sont d’accord sur un point: «Après la production de la pièce de Rolf Hochhuth Der Stellvertreter (Le Vicaire en français) en 1963 à Berlin et à Londres et un an plus tard à New York, la question est devenue un "sujet brûlant" pendant un certain temps[3]

La pièce de Hochhuth, qui a été primée, présente le pape Pie XII comme un diplomate froid et calculateur dont la seule préoccupation était de protéger le pouvoir de l’Église catholique en Europe à un moment où les gouvernements nazis et fascistes semblaient prêts à gouverner l’Europe. Ce faisant, le Vatican aurait choisi de sacrifier la vie d’innombrables juifs. Hochhuth a également écrit un essai vingt ans après la publication de Le Vicaire, intitulé «The Vatican and the Jews», dans lequel il détaille les recherches à l’origine de sa pièce et se demande comment le pape a pu garder le silence à une époque aussi tragique: «(...) il reste incompréhensible que Sa Sainteté ne se soit pas efforcée de protester contre Hitler alors qu’il était clair que l’Allemagne avait perdu la guerre, alors qu’au même moment Auschwitz commençait tout juste à atteindre son plus haut quota quotidien d’assassinats[4]

Le Vicaire a été suivi par la publication d’autres ouvrages qui ont eu une portée commerciale considérable, tels que Hitler’s Pope: the secret history of Pope Pius XII par John Cornwell (1999) et Pope Pius XII: the hound of Hitler (2009) par Gerard Noel. Parmi les ouvrages similaires publiés par des universitaires, citons A Moral Reckoning: The Role of the Catholic Church in the Holocaust and Its Unfulfilled Duty to Repair (2002) de Daniel Goldhagen de l’Université Harvard, et Pope and Devil: the Vatican’s Archives and the Third Reich d’Hubert Wolf publié en 2012 par la Harvard University Press.

Ceux qui accusent le pape Pie XII de culpabilité et de complicité avec le régime nazi disposent de plusieurs années d’historiographie et de récits dont ils peuvent s’inspirer étant donné le rôle de ce pape comme nonce en Bavière en 1917, puis auprès de la République fédérale allemande de Weimar en 1920, alors qu’il était encore connu sous le nom de cardinal Eugenio Maria Pacelli. Les archives et les témoignages anecdotiques démontrent des désaccords fréquents et souvent graves avec son supérieur de l’époque, le pape Pie XI. Alors que le pape Pie XI avait autorisé la publication en 1937, et la distribution clandestine dans l’Allemagne nazie, de Mit Brennender Sorge, une encyclique papale dénonçant la montée des théories raciales en Allemagne et en Italie, son secrétaire d’État Pacelli l’a averti un an plus tard, en 1938, des conséquences de la rupture d’un éventuel dialogue avec les gouvernements fascistes et nazis en pleine ascension.

Cela a entraîné une rupture de la confiance entre le pape Pie XI et son secrétaire d’État. Comme le raconte Frank Coppa: «En juin 1938, [Pie XI] demanda à voir le jésuite américain John La Farge (...). Le pape lui commanda secrètement de rédiger une encyclique démontrant l’incompatibilité du catholicisme et du racisme. Gustav Gundlach, qui a collaboré avec La Farge à la production de l’encyclique Humani Generis Unitas (L’unité de la race humaine), était convaincu que le secrétaire d’État, qui devint le prochain pape, n’était pas informé de leur projet[5].» Le secrétaire d’État Pacelli devint le pape Pie XII avant que son prédécesseur ne puisse publier Humani Generis Unitas. Cette «encyclique perdue», qui aurait condamné davantage et plus explicitement les théories raciales, et notamment l’antisémitisme, fut ignorée par le pape Pie XII.

Des indices suggèrent également que Pacelli a soutenu les appels de son mentor, le cardinal Pierto Gasparri, en faveur d’un apaisement des relations entre le Vatican et le Reich allemand nazi. Coppa poursuit: «Après la prise de pouvoir par les nazis, l’ancien cardinal [Gasparri] a rédigé un mémorandum en faveur d’un accord avec le Reich, suggérant à l’Église de cesser ses critiques du régime hitlérien. À son avis, si les nazis demandaient la dissolution du parti du Centre (catholique), le Vatican devrait se conformer à cette requête. Enfin, il proposa que le Saint-Siège et la hiérarchie lèvent les restrictions imposées aux catholiques qui leur interdisaient d’adhérer au parti nazi, lequel, selon Gasparri, reflétait les sentiments nationaux[6].» Le fait que le Vatican ait lâché le parti du Centre est souvent citée par les critiques du pape Pie XII comme un exemple de l’abandon de l’Allemagne aux mains nazis par le Vatican.

La signature du Reichskonkordat de 1933 est le plus souvent citée comme preuve de la complicité entre le Vatican et l’Allemagne nazie. Elle est considérée, au mieux, comme une reconnaissance mutuelle des deux régimes et, au pire, comme une carte-blanche donnée par le Vatican à l’Allemagne nazie pour qu’elle poursuive à sa guise sa politique raciale. Les historiens notent également que le pape Pie XI et son secrétaire d’État Pacelli étaient tous deux impatients de signer le Concordat: «Ils craignaient en particulier que les nazis ne transforment leur idéologie laïque en une religion de substitution qui supplanterait le christianisme et deviendrait l’équivalent d’une église nationale allemande[7].» 

En résumé, une majorité de livres, d’œuvres d’art et d’autres formes de commentaires largement diffusés ont interprété le silence de Pie XII pendant l’Holocauste en termes de culpabilité, voire de complicité. Les principaux arguments à l’appui de cette notion sont l’apparent apaisement initial de Pacelli à l’égard des nazis par le sacrifice du parti catholique du Centre, ses conflits idéologiques avec le pape Pie XI et la signature du Reichskonkordat dans laquelle il a joué un rôle central.

Pragmatisme diplomatique?

Cependant, il existe également des preuves historiques qui suggèrent que le pape Pie XII comprenait que son silence sur la question était source de confusion et de détresse, mais qu’il a néanmoins cru qu’il s’agissait de la manière appropriée d’agir. En outre, il existe des contemporains du pape Pie XII qui ont à la fois loué ses actions envers les juifs européens, et qui ont également été troublés par son prétendu soutien à certaines communautés juives plutôt qu’aux catholiques.

Le pape Pie XII savait que son refus de s’engager dans une confrontation directe et explicite avec le régime d’Hitler affligeait tant les catholiques que les non-catholiques. Hochhuch rapporte ces propos de Pie XII: «Pensez-vous que je ne sais pas que des gens ont dit et écrit», dit-il au journaliste Morandi en 1946, «que je n’aurais jamais dû conclure le Concordat avec le Troisième Reich? Si Hitler a persécuté si sévèrement l’Église catholique malgré le Concordat, imaginez ce qu’il se serait mis à faire sans le Concordat? Ne pensez-vous pas que ses sbires auraient foncé droit sur le Vatican?[8]»

Il est important de noter qu’à une occasion au moins, le pape Pie XII (après avoir été pressé de parler de la question des victimes juives par le père Risso Scavizzi) a adressé le message suivant aux Juifs d’Europe: «Dites à tous ceux auxquels vous le pouvez que le pape est dans l’angoisse pour eux et avec eux! Dites qu’il a souvent pensé à lancer des excommunications contre le nazisme, à dénoncer au monde civilisé la bestialité de l’extermination des Juifs. De sérieuses menaces de représailles sont parvenus à nos oreilles, non pas contre notre personne, mais contre nos malheureux fils qui sont maintenant sous la domination nazie. Les recommandations les plus vives nous sont parvenues par divers canaux, à l’effet que le Saint-Siège ne devrait pas prendre une position radicale. Après de nombreuses larmes et de nombreuses prières, je suis arrivé à la conclusion qu’une protestation de ma part non seulement n’aiderait personne, mais susciterait la colère la plus féroce contre les Juifs et multiplierait les actes de cruauté à leur égard parce qu’ils sont sans défense. Peut-être ma protestation solennelle me vaudrait-elle les louanges du monde civilisé, mais elle ferait s’abattre sur les pauvres Juifs une persécution encore plus implacable que celle qu’ils subissent déjà...[9]»

Pour prouver que ce silence public était une ligne de conduite soutenue non par une peur irrationnelle mais par un précédent, on cite le cas des représailles de 1942 contre les Juifs néerlandais baptisés d’Utrecht: «Ce que craignait le pape Pie XII s’est produit en Hollande en juillet 1942. Sans en informer le Vatican, le cardinal d’Utrecht a publié une lettre pastorale condamnant la persécution des Juifs néerlandais. Les nazis réagirent en arrêtant tous les juifs hollandais baptisés, y compris la philosophe et religieuse Edith Stein, et en les envoyant dans des camps d’extermination. C’était précisément le scénario que les historiens du Vatican avaient craint et avaient résolu d’éviter[10]

Il est à noter que si le pape Pie XII n’a pas directement nommé les auteurs (les nazis) et leurs victimes (les Juifs ainsi que d’autres groupes) afin de rester un médiateur impartial, il a néanmoins fourni ce que l’historien Kilian McDonnell appelle des «condamnations génériques»[11]. Il déclare en outre : «Pie XII était pleinement convaincu, compte tenu des conditions réelles de la guerre, qu’il avait dénoncé tous les crimes de guerre nazis dans ces condamnations génériques tout en restant techniquement neutre. C’est précisément parce qu’il était neutre et qu’il condamnait en termes génériques ce qui était digne de réprobation, applicable aux deux parties, qu’il n’a pas exposé au danger les catholiques et les juifs sous domination allemande. Il a donc laissé ouverte la possibilité de créer un climat dans lequel l’une ou l’autre des parties pourrait l’approcher en tant que médiateur, mettant ainsi fin à la guerre[12].»

Avant l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, la possibilité qu’Hitler et Mussolini puissent l’emporter était bel et bien réelle. Ainsi, les historiens ont noté que le pragmatisme du Vatican était également basé sur le fait que depuis les temps modernes, le pape est aussi à la tête d’une religion avec un clergé et des fidèles répartis dans le monde entier, formant un réseau géographique d’intérêts et de possibles tensions[13].»

Il peut également être révélateur de lire ce que des juifs éminents et des Israéliens eux-mêmes ont écrit au sujet du pape Pie XII et de la Seconde Guerre mondiale. Nous lisons d’abord les propos de Moshe Sharett, second Premier ministre d’Israël, qui rencontra le pape pendant la guerre: «J’ai dit [au pape] que mon premier devoir était de le remercier, et à travers lui, l’Église catholique, au nom de la population juive, pour tout ce qu’ils avaient fait dans divers pays pour sauver les Juifs, pour sauver les enfants et les Juifs en général. Nous sommes profondément reconnaissants à l’Église catholique[14].»

Une autre appréciation du même genre a été formulée par Pinchas E. Lapide, qui fut consul israélien en Italie: «L’Église catholique a sauvé plus de vies juives pendant la guerre que toutes les autres Églises, institutions religieuses et organisations de sauvetage réunies. Son bilan contraste de façon saisissante avec les réalisations de la Croix-Rouge internationale et des démocraties occidentales. (...) Le Saint-Siège, les nonces et l’ensemble de l’Église catholique ont sauvé quelque 400 000 Juifs d’une mort certaine[15].»

L’historien Secler Bartlomiej rapporte également le télégramme que Golda Meir, alors ministre des affaires étrangères d’Israël, a envoyé après la mort de Pie XII, le 9 octobre 1958: «Nous nous joignons à toute l’humanité pour pleurer la mort de Sa Sainteté le Pape Pie XII. En ces temps tourmentés par les guerres et les conflits, il a pu rester fidèle aux idéaux sublimes de la paix et de l’amour. Lorsque, pendant les dix années de terreur nazie, notre nation a subi le plus terrible des martyres, la voix du pape s’est fait entendre pour les victimes. La vie, à notre époque, a été enrichie par la parole qui, s’élevant au-dessus du tumulte des conflits quotidiens, a proclamé les plus hautes vérités morales. Nous pleurons le départ d’un véritable grand serviteur de la paix[16].»

Il semble donc que des analyses approfondies ont commencé à élucider le silence public du pape Pie XII et à clarifier le rôle qu’il a joué pendant l’Holocauste. Loin d’être un sympathisant des nazis, le pape, à contrecœur, a mis sa réputation et sa postérité à risque afin que la vie des Juifs et des catholiques ne le soit pas. Selon ce point de vue, le silence public du pape était fondé sur la crainte réelle et raisonnable de représailles qui auraient inévitablement entraîné la mort d’un plus grand nombre de Juifs et de catholiques. Certes, ses actions ont été modelées par son pragmatisme diplomatique visant à positionner le Vatican comme un médiateur potentiel de la paix. Elles peuvent et doivent être remises en question. Il faut espérer que l’ouverture des archives privées du pape Pie XII en mars 2020 et les enquêtes qui suivront permettront d’éclairer davantage ces questions sensibles.

[1] L'auteure est étudiante en quatrième année du programme d’histoire de l'Université d'Ottawa. Résumé d'un travail présenté au Prof. P. Anctil, avril 2020.

[2] Frank J. Coppa, «Pope Pius XII: From the Diplomacy of Impartiality to the Silence of the Holocaust», Journal of Church and State, 55, 2 (Spring 2013): 286.

[3] Susan Zuccotti, «Reigniting A Controversy: Studies Of Pius XII And The Shoah In The United States Since 1999», La Rassegna Mensile Di Israel, Terza Serie, 69, 2 (2003): 681.

[4] Rolf Hochhuth, «The Vatican and the Jews», Society 20 (1983): 4–20.

[5] Coppa, «Diplomacy of Impartiality», 293.

[6] Ibid., 292.

[7] John Rodden and John P. Rossi, «Was Pius XII “Hitler’s Pope”? The Concordat of 1933», Society 51 (2014): 409.

[8] Hochhuth, “The Vatican and the Jews,” 4.

[9] Carlo Falconi, The Silence of Pius XII, trad. Bernard Wall (Boston: little, Brown and Co., 1965) cité dans Coppa, «Diplomacy of Impartiality», 301.

[10] Rodden and Rossi, «Was Pius XII “Hitler’s Pope”?», 411.

[11] Kilian McDonnell, «Fear of Reprisals», Gregorianum 83, 2 (2002): 327.

[12] Ibid.

[13] Hugues Portelli, «Le pouvoir du pape et ses limites», Pouvoirs, 162, 3 (2017): 31.

[14] Ernest Evans, «The Vatican and Israel», World Affairs, 158, 2 (Fall 1995): 89.

[15] Ibid.

[16] Secler Bartlomiej. «Twenty years of diplomatic relations between Vatican City state and Israel», Przeglad Narodowosciowy 2016, 6:118.