L’autre religieux (juif) dans le christianisme – Quelques considérations théologiques

Lorsqu’un théologien chrétien, et plus particulièrement protestant, comme moi, se penche sur la question de savoir ce que le christianisme dit de l’autre religieux, et plus particulièrement de l’autre juif, il ou elle doit prendre en compte plusieurs défis posés par les Écritures, la tradition et l’histoire[1].

L’un de ces défis réside dans le fait que le Nouveau Testament (comme la Bible hébraïque) ne reflète pas la dynamique des relations religieuses telles que nous les connaissons aujourd’hui. Tout d’abord, aucune des traditions religieuses qui font partie de notre vie quotidienne n’existait à l’époque où les Écritures ont été rédigées et canonisées. Les pratiques religieuses des différentes nations qui sont mentionnées – très souvent avec une désapprobation évidente – dans les Écritures ne font plus partie de notre paysage religieux contemporain. En outre, il n’y a pas un seul mot sur les religions que nous connaissons aujourd’hui, y compris les grandes religions mondiales. Et, de manière peut-être surprenante mais importante pour les besoins de mon intervention, on ne trouve même pas, dans les Écritures, de références au judaïsme et au christianisme tels que nous les connaissons aujourd’hui.

En fait, le concept même de religion tel que nous l’entendons est plutôt étranger à la mentalité biblique. Pour nous, la religion est étroitement liée au concept de société laïque et pluraliste, dans laquelle on peut être religieux ou non. Depuis la modernité, la religion est comprise comme «compartimentée»; elle n’est qu’une catégorie de l’identité humaine. La religion est devenue une question de choix. À l’époque biblique, en revanche, le fait d’adorer une certaine divinité impliquait l’appartenance à un groupe ethnique (ou peut-être social) particulier. Par conséquent, l’autre religieux était aussi un autre ethnique, culturel, social ou politique.

Il y a une grande différence avec notre situation. Aujourd’hui, des citoyens d’un même pays, des voisins, des collègues, voire des membres d’une même famille peuvent très bien être des autruis religieux les uns pour les autres. Cela nous amène à réfléchir sur la nature de l’altérité. Il semble qu’il y ait différentes facettes de l’altérité. L’autre peut être – et est – à la fois semblable et différent de soi. Nous reviendrons sur cette observation plus loin dans cette présentation.

Reconnaître le fossé herméneutique qui existe entre le monde des Écritures et le nôtre en matière de religion nous aide à mieux comprendre la tâche à laquelle nous sommes confrontés lorsque nous traitons des passages bibliques qui sont pertinents pour notre compréhension de l’autre religieux. Cette tâche consiste à interpréter de manière constructive et légitime les textes qui s’adressaient à l’origine à des communautés ou à des individus particuliers à des époques données, afin de ne pas manipuler l’autre. Ce processus implique ce que j’appellerais la recontextualisation, c’est-à-dire l’interrogation sur ce que ces textes ont à nous dire dans nos situations, façonnées par notre compréhension de la religion et de la société. Bien qu’une telle recontextualisation ne soit pas une entreprise facile et que les chrétiens et les Églises ne soient pas tous d’accord sur la forme qu’elle devrait prendre, il est certain qu’il est tout simplement faux de faire une équation entre les images de l’autre religieux diffusées dans le monde des Écritures et dans notre propre monde.

Il n’est pas plus facile de se pencher sur l’histoire du christianisme à la recherche d’une image constructive de l’autre religieux que de se tourner vers les Écritures dans le même but. Dans l’ensemble, les chrétiens ont toujours considéré l’autre religieux – et en particulier l’autre juif – comme quelque chose d’obsolète, d’indésirable, voire de dangereux. L’autre religieux devait être au mieux toléré, au pire anéanti. Bien entendu, cette attitude ne se limitait pas aux autres non-chrétiens, mais incluait également ceux qui étaient considérés comme des «hérétiques», c’est-à-dire des «autres religieux» au sein du corps chrétien. Nous pourrions peut-être dire qu’il y avait une certaine obsession de la similitude, une attitude qui ne pouvait supporter aucun type d’altérité. L’idée était celle d’une société homogène en termes de régime politique, de culture, de langue – et aussi en termes de religion. Il existe même un terme pour cela: la chrétienté. Il désigne la civilisation chrétienne, le monde chrétien qui représente une puissance géopolitique et culturelle et qui est juxtaposé au monde païen et surtout au monde musulman. Il y avait très peu de place pour l’autre religieux dans ce concept.

Bien que j’aie brossé jusqu’à présent un tableau plutôt sombre de la manière dont les chrétiens comprennent l’autre religieux, et plus particulièrement l’autre juif, je pense qu’il existe une manière constructive d’aller de l’avant. En effet, j’aimerais comprendre mon rôle ici comme étant constructif plutôt que descriptif. En d’autres termes, je ne pense pas que l’objectif principal soit de décrire la manière dont les chrétiens ont perçu l’autre religieux (juif) et se sont comportés à son égard, même si cela représente certainement un devoir important. L’objectif principal, tel que je le conçois, est plutôt de réinventer une image de l’autre religieux qui soit respectueuse, positive et vivifiante.

Bien que les Écritures, la tradition et l’histoire soient riches d’enseignements, il convient d’être prudent lorsque l’on s’abreuve à ces puits de sagesse. Je suggérerais qu’un théologien chrétien ne les aborde pas comme un «archéologue» mais plutôt comme un «artiste créatif». L’artiste ne part pas de zéro, mais façonne et mélange de manière créative les couleurs dont il dispose, à l’aide d’une palette et de pinceaux, pour créer quelque chose de nouveau, de frais, d’attrayant et d’esthétique. Ce que je veux dire par la contraposition de ces métaphores, c’est qu’un théologien chrétien ne peut pas simplement trouver une image affirmative de l’autre juif ou religieux qui serait pertinente pour le 21e siècle s’il «creuse» suffisamment longtemps dans ces ressources. La recherche théologique chrétienne d’une image positive de l’autre juif ou religieux est un projet relativement nouveau qui appelle de nouvelles ressources, tout en appréciant également les anciennes.

Certaines de ces ressources plus récentes se trouvent dans l’école de pensée que l’on appelle la philosophie du dialogue. Dans ce domaine, les chrétiens peuvent bénéficier avec gratitude des philosophes juifs, tels que Martin Buber, Franz Rosenzweig ou Emmanuel Levinas. En outre, la phénoménologie herméneutique du philosophe chrétien protestant Paul Ricœur nous est utile. Dans le cadre de cette brève présentation, l’espace me manque pour discuter en détail des idées de ces philosophes, c’est pourquoi je ne fais que les mentionner ici. Ce que je tiens à souligner ici, c’est l’accent qu’ils mettent sur la dimension positive de l’altérité.

L’altérité est considérée comme bienvenue et souhaitable. L’autre ne représente pas un simple arrière-plan négatif sur lequel l’«éclat» de sa propre identité doit briller. Au contraire, l’autre est le pendant nécessaire du soi. Sans l’autre, on ne peut pas devenir vraiment soi-même. C’est l’altérité de l’autre qui doit être appréciée et chérie, car elle nous aide à accepter et à poursuivre plus pleinement notre propre identité. Cependant, il n’est pas moins important que la personne en relation avec l’autre reconnaisse tout ce qu’elle a en commun avec lui.

En d’autres termes, mon voisin, qui peut être différent de moi en termes de sexe, d’éducation, de profession, d’opinions politiques, de religion, etc. m’éclaire – grâce à son altérité – sur les diverses facettes de ma propre identité. En même temps, la rencontre avec cet autre me fait prendre conscience que nous pouvons partager un habitat, des valeurs et, en fin de compte, une humanité commune. Ainsi, nous partageons une histoire commune, même si ce n’est que partiellement, et nous avons une tâche commune. Par conséquent, l’autre est un cadeau – peut-être même le cadeau le plus précieux que nous puissions recevoir dans notre vie en tant qu’êtres humains.

Cet argument repose sur la compréhension de l’identité humaine en termes d’interconnexion fondamentale entre le soi et l’autre. Je suis parce que tu es; je suis parce que nous sommes. Ces idées donnent naissance à une anthropologie théologique relationnelle qui considère l’existence humaine comme inséparablement liée à un réseau complexe et multicouche de relations qui inclut les êtres humains, les êtres non humains, la création dans son ensemble et la réalité qui la transcende. Dans la tradition biblique, cette réalité est appelée Dieu. Il faut faire partie de ce réseau pour devenir vraiment soi-même.

A ce stade, je voudrais proposer deux passages du Nouveau Testament pour inspirer notre réflexion sur ce que je viens de dire à propos de l’anthropologie relationnelle. Le premier passage se trouve dans l’Évangile de Marc en 7,24-30[2]:

Parti de là, Jésus se rendit dans le territoire de Tyr. Il entra dans une maison et il ne voulait pas qu'on le sache, mais il ne put rester ignoré. Tout de suite, une femme dont la fille avait un esprit impur entendit parler de lui et vint se jeter à ses pieds. Cette femme était païenne, syro-phénicienne de naissance. Elle demandait à Jésus de chasser le démon hors de sa fille. Jésus lui disait: «Laisse d'abord les enfants se rassasier, car ce n'est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. Elle lui répondit: «C'est vrai, Seigneur, mais les petits chiens, sous la table, mangent des miettes des enfants.» Il lui dit: «À cause de cette parole, va, le démon est sorti de ta fille.» Elle retourna chez elle et trouva l'enfant étendue sur le lit: le démon l'avait quittée.

Ce texte est connu sous le nom d’Exorcisme de la fille de la Syrophénicienne[3]. Dans cette histoire, Jésus rencontre un être humain, une femme, qui représente son autre à bien des égards, notamment en termes de sexe, d’ethnie, de culture, de statut social et de religion, entre autres. J’ai suggéré plus haut qu’il n’est guère utile de chercher dans les Écritures des «faits» et des conseils tout faits concernant le paysage religieux contemporain. Ce qui est important dans cette histoire, telle que Marc l’écrit, c’est la dynamique de la rencontre entre deux êtres humains. C’est grâce à cette rencontre avec son autre, représenté par la femme syrophénicienne, que Jésus en vient à reconfigurer sa compréhension de lui-même. Bien que nous ne sachions pas ce qui s’est réellement ou historiquement passé, nous pouvons déduire du portrait de Marc que Jésus devient davantage lui-même grâce à cette rencontre. Son histoire s’en trouve enrichie et complexifiée. Nous avons besoin des autres pour devenir nous-mêmes.

L’autre passage scripturaire est tiré de la première épître aux Corinthiens 10,23-33:

«Tout est permis», mais tout ne convient pas. «Tout est permis», mais tout n’édifie pas. Que nul ne cherche son propre intérêt, mais celui d’autrui. Tout ce qu’on vend au marché, mangez-le sans poser de question par motif de conscience; car la terre et tout ce qu’elle contient sont au Seigneur.

Si un non-croyant vous invite et que vous acceptiez d’y aller, mangez de tout ce qui vous est offert, sans poser de question par motif de conscience. Mais si quelqu’un vous dit: «C’est de la viande sacrifiée», n’en mangez pas, à cause de celui qui vous a avertis et par motif de conscience; je parle ici, non de votre conscience, mais de la sienne. Car pourquoi ma liberté serait-elle jugée par une autre conscience? Si je prends de la nourriture en rendant grâce, pourquoi serais-je blâmé pour ce dont je rends grâce?

Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. Ne soyez pour personne une occasion de chute, ni pour les Juifs, ni pour les Grecs, ni pour l’Église de Dieu. C'est ainsi que moi-même je m'efforce de plaire à tous en toutes choses, en ne cherchant pas mon avantage personnel, mais celui du plus grand nombre, afin qu'ils soient sauvés.

Cherchant à répondre aux défis posés par les pratiques religieuses de l’époque (c’est-à-dire les repas offerts en sacrifice), il y a beaucoup à discuter dans ce texte. Cependant, je voudrais seulement souligner un aspect, à savoir que la liberté n’est pas interprétée comme une valeur absolue. Ici, le soi est inséparablement lié à l’autre. De plus, l’autre est postulé comme l’impératif éthique principal. Certes, le verset 24 («Que nul ne cherche son propre intérêt, mais celui d’autrui») donne l’impression qu’il aurait pu être écrit par Emmanuel Levinas. Être humain signifie être en relation. Le moi et l’autre appartiennent à la même famille afin de pouvoir construire des communautés durables qui seraient à la fois inclusives et diversifiées – et donc stimulantes pour la vie.

Ce que j’ai suggéré au sujet de l’anthropologie relationnelle, de la relation entre soi et l’autre, et donc de la création de quelque chose de durable, dépasse le domaine des relations judéo-chrétiennes. Et pourtant, je suis convaincu que c’est pertinent pour le thème de notre consultation. Si l’on se concentre sur ce thème, que peut-on dire de la perception chrétienne de l’autre juif ?

Je pense que le théologien noir américain Willie James Jennings peut nous apporter un éclairage utile à cet égard. S’appuyant sur le concept d’histoire, Jennings affirme que c’est par l’intermédiaire d’un peuple particulier, Israël, que l’humanité a appris à connaître qui est Dieu et ce qu’il a fait. En ce sens, le christianisme fait partie de l’histoire d’Israël. Le problème, cependant, c’est que les chrétiens en sont venus très tôt à penser qu’ils n’étaient pas une simple partie de l’histoire de quelqu’un d’autre. Ils ont cherché à s’approprier cette histoire. C’est ainsi qu’ils ont commencé à pousser Israël hors de sa propre histoire pour se l’approprier. Ce «moment de colonisation» a eu un impact profond sur l’histoire ultérieure du christianisme, comme le montre Jennings.

Aujourd’hui, de nombreux chrétiens ne se rendent même pas compte qu’ils se sont introduits dans l’histoire d’un autre peuple. Jennings propose aux chrétiens d’aborder cette situation de la manière suivante: «Ce qui est censé venir avec cela, c’est un sentiment d’humilité, le sentiment d’avoir été amené à l’intérieur par la grâce à travers l’amour. Notre tâche n’est pas de nous approprier l’histoire. C’est comme être invité chez quelqu’un que l’on aime et être présenté à la famille. Vous espérez qu’ils vous accepteront, mais vous êtes là dans la vulnérabilité parce que ce n’est pas à vous. Vous êtes là dans l’espoir d’en faire partie»[4].

La proposition de Jennings est en accord avec ma réflexion sur l’anthropologie relationnelle. En tant qu’êtres humains, nous avons besoin d’entrer en relation avec l’autre pour poursuivre notre humanité, pour devenir vraiment nous-mêmes. Il va sans dire que de telles relations existent aussi entre juifs et chrétiens. Toutefois, compte tenu de la nature du récit fondateur et de l’histoire du christianisme, les chrétiens doivent entrer en relation avec leurs semblables juifs avec humilité et en acceptant d’être vulnérables. En effet, apprendre à devenir humble et vulnérable vis-à-vis de l’autre juif pourrait être l’une des plus grandes tâches des chrétiens d’aujourd’hui.

[1] Intervention faite à l’occasion de la consultation de février 2022 de l’ICCJ sur le thème «L’autre, juif ou chrétien, dans l’enseignement et la prédication».
[2] Les citations sont tirées de la Traduction Oecuménique de la Bible.
[3] La Syrophénicienne est également désignée comme une Cananéenne dans le récit de l’Évangile de Matthieu 15,21-28.
[4] “Whiteness rooted in place: Matthew Vega interviews Willie James Jennings,” The Christian Century, October 26, 2021, https://www.christiancentury.org/article/interview/whiteness–rooted–place.

Remarques de l’éditeur

Pavol Bargár est maître de conférence (Senior Lecturer) à la Faculté de théologie protestante de l’Université Charles à Prague. Il est également membre du comité exécutif de l’ICCJ. Ses recherches portent sur la théologie et la culture, l’anthropologie théologique et les relations interreligieuses (avec un intérêt particulier pour les relations entre juifs et chrétiens). Il a notamment publié Narrative, Myth, Transformation: Reflecting Theologically on Contemporary Culture (Jihlava: Mlýn, 2016). Son livre le plus récent, Embodied Existence: Our Common Life in God, est paru en mai 2023 (Eugene, Oregon: Cascade Books).

Source: Bulletin of the Association of the Friends and Sponsors of the Martin Buber House, 1/2023.