La fraternité dans le judaïsme, le christianisme et l’islam
Sylvia Assouline, Pierre-Marie Delfieux, Ali Alibay1
La Fraternité monastique de Jérusalem, une communauté nouvelle catholique, est établie au Sanctuaire du Saint-Sacrement à Montréal depuis 20042. Deux fois par année, elle y convie des juifs, chrétiens et musulmans autour de la « Table d’Abraham » pour un dialogue fraternel. Une centaine de personnes ont participé à la rencontre du 25 novembre 2007 au cours de laquelle Sylvia Assouline, Pierre-Marie Delfieux et Ali Alibay ont présenté le point de vue de leur religion respective sur la fraternité.
La fraternité dans le judaïsme
Prenant comme point de départ biblique la réponse que Caïn donne à l"Éternel, lorsque celui-ci s"enquiert du sort d"Abel: « Suis-je le gardien de mon frère? » (Gn 4,9), Sylvia Assouline a montré comment la fraternité n"est pas quelque chose d"inné, mais plutôt le résultat d"un long processus où l"homme apprend à reconnaître et à dominer ses pulsions meurtrières pour aboutir à la révélation d"une fraternité plurielle.
Abraham, l"homme juste par excellence, engendre deux fils, Ishmaël et Isaac, deux frères non fraternels. Isaac a également deux fils, Jacob et Esaü, des frères jumeaux, ennemis implacables. Dix des douze fils de Jacob manifestent de la jalousie et de l"agressivité à l"égard de Joseph, fils de Rachel, épouse préférée de Jacob. Grâce à l"intervention de Ruben puis à celle de Juda, Joseph n’est pas tué mais vendu comme esclave en Égypte. Joseph devient vice-roi du pays. Lorsque ses frères se présentent à lui pour acheter du blé, il ne se dévoile pas immédiatement. Par contre, il est curieux de savoir s"ils se sont repentis de ce qu"ils lui avaient fait subir. La meilleure façon de s"en apercevoir est de les tester par rapport à son frère germain, Benjamin. Ils se montrent solidaires de ce dernier et Joseph comprend qu"ils sont soudés par un sentiment de fraternité authentique. Les douze frères fondent les douze tribus de la nation juive. Chacune a ses caractéristiques propres. Il y a là une pluralité d"identités et la fraternité n’est rien d"autre que la reconnaissance de la différence de l"autre et de l"amour de l"autre dans sa différence. Le livre de la Genèse se présente donc comme le récit d"une tentative lente et progressive du dévoilement de la fraternité. Celle-ci n"est pas innée, elle s"apprend. Il faut se conditionner à vaincre la haine à la transmuter en amour comme dans l"histoire de Joseph et ses frères. Ce projet de fraternité élargi est, à proprement parler, celui du messianisme. (Josy Eisenberg).
Aujourd’hui, la même profession de foi « Shemah Israël, Adonaï elohénou, Adonaï Ehad », c"est-à-dire « Écoute Israël, l"Éternel notre Dieu, l"Éternel est Un » lie entre eux des Juifs de toutes dénominations : libéraux, conservateurs, reconstructionistes, orthodoxes, etc. Pour que la fraternité puisse traverser solidement les générations et continuer son évolution vers la rédemption finale, l"Éternel offre au peuple hébreu les commandements qui demeurent jusqu"à présent le fondement du judaïsme. Les plus connus sont les Dix commandements divisés en deux Tables. Sur la première se trouvent les cinq premiers commandements qui régissent les rapports entre l"homme et Dieu; sur la deuxième, les cinq autres commandements qui régissent les rapports entre l"homme et son prochain. L"amour d"autrui devient ainsi l"un des facteurs de notre communion avec Dieu. L"amour du Créateur et l"amour des créatures sont indissociables.
Cet amour d"autrui qui mène au sentiment de fraternité est inclusif dans le judaïsme quel que soit le degré de pratique religieuse de l"individu. Plusieurs rituels religieux assurent cette inclusion. Pendant la fête de Souccoth (la fête des Tabernacles), les hommes se rendent à la synagogue avec un Loulav. Le loulav est un bouquet végétal composé de quatre éléments : un cédrat (étrog), une branche de palmier (loulav), trois branches de myrte (hadass) et deux branches de saule (arava). Le Cédrat est un fruit qui sent bon. Il symbolise l"homme qui étudie la Torah (le parfum) et la pratique (fruit); la tige de palmier provient d"un arbre qui donne des fruits mais n"a pas de parfum, c"est le juif simple, pratiquant mais sans trop de connaissance de la Torah; le myrte sent bon mais ne donne pas de fruit, c"est le juif connaisseur mais non pratiquant; les branches de saule viennent d"un arbre qui n"a ni fruit, ni parfum, c"est le juif qui ne connaît rien à la Torah et ne pratique pas. Ce bouquet que l"on agite en direction des quatre points cardinaux souligne que tous les individus, quel que soit leur degré de connaissance de la Torah ou de pratique religieuse sont aussi importants l"un que l"autre et qu"ils sont tous fraternellement réunis, personne n"est exclu dans la communauté.
La fraternité dans le christianisme
Pour le frère Pierre Marie Delfieux, de la Fraternité monastique de Jérusalem, la fraternité, qui est une réalité humaine universelle est pourtant difficile à définir. Il ne suffit pas d"être frères pour être proches, ni pour être bien ensemble. La fraternité devrait être une expérience heureuse, mais elle est souvent le lieu de rivalités fortes. Alors que l’humanité devrait grandir dans la fraternité, elle multiplie les affrontements. Sur le plan religieux, les communautés monothéistes abrahamiques sont appelées à vivre ensemble. Cependant, elle sont divisées par les hérésies, les dissensions, les guerres interreligieuses, etc.
Comment la tradition chrétienne propose-t-elle de dépasser ces rivalités? La vie de Jésus est un exemple et un appel à la fraternité. Nous connaissons la famille dans laquelle il a grandi. Et pourtant, dès le début de sa vie publique, il appelle des frères à quitter leur famille. Il affirme que ses frères et sœurs sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique. Il invite à une nouvelle fratrie universelle, fondée sur l’unicité de Dieu, le Père de tous, et son dessein bienveillant à l’endroit de tous les humains.
Par sa résurrection, Jésus est devenu, dit Paul, l"aîné de la multitude des frères. En Jésus nous sommes fils du Père et donc tous frères. Il n"y a plus ni homme, ni femme, ni esclave ni homme libre, ni grec ni juif (Gal. 3,28), tous nous ne faisons plus qu"un dans le Christ Jésus : là est la descendance d"Abraham, le corps du Christ. Pour nous apprendre à nous aimer comme des frères, Jésus nous enseigne à voir ces différences qui demeurent non comme des oppositions, mais comme des richesses à partager.
Cette Bonne Nouvelle est également une mission, une vocation: comme il nous a aimés, aimons-nous les uns les autres, car là où est l"amour, là est Dieu; là où est la fraternité, là est Dieu.
La fraternité dans l’islam
Dans l’islam, selon Ali Alibay, la notion de fraternité s’applique à l’ensemble des croyants de toutes les religions. Le Qur’ân explique que tous les croyants sont frères et qu"ils doivent chercher à vivre en paix et en justice : « Si deux groupes de croyants se combattent, rétablissez la paix entre eux. Si l"un des deux se rebelle encore contre l"autre, luttez contre celui qui se rebelle, jusqu"à ce qu"il s"incline devant l"Ordre de Dieu. S"il s"incline, établissez entre eux la concorde avec justice. Soyez équitables ! Dieu aime ceux qui sont équitables ! Les croyants sont frères. Établissez donc la paix entre vos frères » (Qur’ân 49 : 9-10)3.
La fraternité est inscrite aussi bien dans le Qur’ân que dans les maximes du Prophète Muhammad. Elle s’articule d’abord autour de la notion centrale de l’Unicité divine (Tawhîd) qui est l’expression de l’unicité de sa création. Dieu a créé une humanité unique, procédant d’une et même âme (l’âme universelle). Elle place au cœur de la vie, les fondements qui établissent la liberté humaine : les êtres humains naissent libres et tout le long de leur vie ils doivent acquérir les connaissances essentielles pour connaître leur origine divine. Le Qur’ân pose le premier principe de la fraternité de tous les êtres humains : « Parmi Ses signes, il y a la création des cieux et de la terre et la diversité de vos langues et de vos couleurs... » (Qur’ân, 30 : 22). Cette diversité est l’expression de la richesse de l’humanité : quelle que soit notre langue ou notre couleur, notre humanité est une. Notre intellect est capable de cerner cette égalité et cette responsabilité nous incombe. La fraternité naît au cœur de chaque personne et requiert l’ensemble des facultés humaines : un élan du cœur, l’effort de l’esprit et de l’intellect : « Ô vous les hommes ! Nous vous avons créés d"un homme et d"une femme. Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble d"entre vous, auprès de Dieu, est celui d"entre vous qui craint le plus (atqâ) [ou celui qui est le plus sincère]. Dieu est celui qui sait et qui est bien informé » (Qur’ân, 49 : 13). Point de fraternité, sans faire l’effort de connaître l’autre ; la connaissance est la première étape qui permet de bâtir des ponts avec l’autre, dans le respect mutuel. La fraternité est le résultat d’un engagement, d’un effort soutenu pour la reconnaissance de l’autre (de sa personne, de sa vie, de ses droits, etc.). La fraternité doit donc devenir une réalité qui se conjugue continuellement au présent pour se transformer en une fraternité de conviction, dès lors que l’on prend conscience de cette responsabilité. C’est le sens du propos du Prophète Muhammad : « Il n’a pas atteint la plénitude de la foi, celui qui dort repu alors que son voisin a faim » (Maxime prophétique). La conscience de l’autre et de ses besoins est le premier élan de la fraternité humaine. Cette responsabilité incombe à chaque personne. Les croyants sont égaux, mais cette fraternité exige un engagement concret, une action constante. Les hommes ne naissent ni courtois, ni naturellement sages mais aussi on ne naît pas violent pour autant. On devient fraternel par une longue éducation personnelle et collective. Les débats ou dialogues sur des sujets difficiles sont, en fait, le passage obligé d’une fraternité supérieure, humanisée, exigeant le cœur, la sagesse et l’usage de l’intellect de chacun. C’est exactement le sens d’une formulation Qur’ânique qui nous laisse perplexe lors de la première lecture, mais qui révèle une dimension réelle de notre humanité : « Si Dieu ne repoussait pas certains hommes par d’autres, la terre serait corrompue. Mais Dieu est celui qui dispense la grâce aux mondes » (Qur’ân, 2 : 251). La diversité est un défi, le consensus une nécessité. L’autre, dans sa différence, devient le compagnon nécessaire à notre cheminement vers Dieu. La paix n’est pas le résultat de l’absence de conflits, elle est plus exigeante et requiert de porter en soi les valeurs de l’équilibre et de la coexistence. La fraternité ne se satisfait pas de relation superficielle pour éviter des conflits, mais elle est une relation ontologique qui relie les êtres humains en une relation divine. Il n’y a pas de fraternité sans bonté : « Vous devez user de bonté envers vos parents, vos proches, les orphelins, les pauvres, le client qui est votre allié et celui qui est étranger… » (Qur’ân, 4 : 36). La fraternité est une affaire de cœur et de justice où le cœur humanise la justice : « Dieu ordonne l’équité et la bienfaisance. » (Qur’ân, 16 : 90). L’équité est au droit, la bienfaisance est au cœur, et la fraternité est le lien qui relie l’équité et la bienfaisance. La fraternité avec autrui révèle la qualité de la relation avec soi-même. Être juste avec autrui est la fondation même d’une fraternité chaleureuse, digne et respectueuse. En conclusion Ali Alibay a repris les propos de Diane Steigerwald dans un ouvrage récent : « Dans notre monde cosmopolite, il devient urgent de reconnaître que tous les êtres humains font partie de la famille de Dieu. Par conséquent ils devront chercher à vivre en paix dans un esprit de fraternité et de solidarité. Les musulmans insistent sur la notion de fraternité tout comme les juifs et les chrétiens. Le Qur’ân explique que tous les croyants sont frères et doivent établir la paix entre eux. Les musulmans empruntent leur modèle à Abraham et mettent en relief ses vertus sociales comme le pardon, la longanimité, la sagacité, la douceur, la générosité et le souci des autres.4 » Une maxime du Prophète Muhammad résume l’essentiel du message de l’Islam sur la fraternité : « Aucun de vous ne devient véritablement croyant s"il ne désire pour son frère, ce qu"il désire pour lui-même. »
- Compte rendu par Jean Duhaime.
- Voir le site http://jerusalem.cef.fr/index.html.
- Le Coran, 2 vols., trad. Denise Masson, Paris, Gallimard, 1967.
- Diane Stiegerwald, L’Islam : les valeurs communes au judéo-christianisme, Montréal/Paris : Médiaspaul, 1999, p. 25-26.