Juifs et chrétiens : l’à-venir du dialogue

Le numéro 11 de la revue Théologiques (2003), publiés par la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal (Canada) porte sur l’avenir du dialogue entre Juifs et chrétiens. Nous reproduisons ici la présentation du numéro (liminaire) et les résumés des articles.

Juifs et chrétiens. L’Ä-venir du dialogue

Le numéro 11 de la revueThéologiques (2003), publiés par la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal (Canada) porte sur l’avenir du dialogue entre Juifs et chrétiens. Nous reproduisons ici la présentation du numéro (liminaire) et les résumés des articles. On peut se procurer ce numéro au coût de 40 $ canadien (Canada), 40 € (Union européenne) ou 40 U$ (autres pays) payable par mandat postal ou bancaire encaissable dans une banque canadienne à l’adresse suivante :

Théologiques

FTSR, Université de Montréal

C.P. 6128 succ. Centre-ville

Montréal (Qc) H3C 3J7

Canada

Pour information, on peut communiquer avec la direction de la revue par courriel à l’adresse suivante : revue-theologique@umontreal.ca

 

Table des matières

 
Liminaire
Le dialogue théologique a-t-il un avenir ? - Jean DUHAIME et Alain GIGNAC

 

 
50 ANS DE RELATIONS ENTRE CHRÉTIENS ET JUIFS
Les relations entre Chrétiens et Juifs depuis 50 ans. Aperçu historique - Jean DUJARDIN
Le dialogue judéo-chrétien : théologie et politique - Julien BAUER

 

 
PENSER L"AUTRE - PARTIR DE SA PROPRE TRADITION ?
La démonisation de l"AUTRE. Que faire avec l"antisémitisme du Second Testament ? - Gérald CARON
Jewish Sages and Loving-Kindness Towards Gentiles - Joan POULIN
Jews and the Nations. The Clash of Civilizations - Howard S. JOSEPH

 

 
À PROPOS DE DEUX DOCUMENTS RÉCENTS

 

Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne.
Genèse, critique et prospective - Marc GIRARD
Point de vue d"un rabbin - Jacquot GRUNEWALD

 

 
Dabru Emet
Une appréciation personnelle - Leon KLENICKI
A Contextual Analysis - Michael A. SIGNER

 

 
LA QUESTION DU PROCHE-ORIENT
Jewish-Christian Dialogue Under the Shadow of the Israeli-Palestinian Conflict - Gregory BAUM
Politique et religion au Proche-Orient - Éli BARNAVI
L"impact des événements du Proche-Orient sur le dialogue judéo-chrétien. Relecture d"une expérience - Odile FLICHY

 

 
QUEL ORDRE DU JOUR POUR LE DIALOGUE THÉOLOGIQUE ?
Un regard juif sur le christianisme aujourd"hui - Armand ABÉCASSIS
Questions à la théologie chrétienne après la Shoah - Dominique CERBELAUD
Chrétiens et Juifs : pour aller plus loin - Menahem MACINA
Le dialogue théologique entre Juifs et chrétiens. Questions d"avenir - Geneviève COMEAU

Le dialogue théologique a-t-il un avenir ?

Jean Duhaime et Alain Gignac

Faculté de théologie et de sciences des religions

Université de Montréal

Séparés depuis des siècles par l"incompréhension, la méfiance ou le mépris, Juifs et chrétiens1 ont recommencé à se parler vraiment depuis une cinquantaine d"années à peine. Suite à la Deuxième Guerre mondiale, marquée par la tragédie de la Shoah et suivie de la création de l"État d"Israël, un dialogue s"est instauré, inauguré du côté protestant par la Conférence de Seelisberg (1947) et du côté catholique par la déclaration Nostra Aetate du Concile Vatican II (1965). De nombreux chrétiens, autorités en tête, sont passés de l"enseignement du mépris à celui de l"estime envers le monde juif. Dans l"Église catholique, notamment, ce changement s"est exprimé à la fois dans des documents de plus en plus respectueux de l"identité juive, tels que ceux élaborés par la Commission des relations avec le judaïsme ou la Commission Biblique Pontificale, et dans des gestes spectaculaires de Jean-Paul II, tels que sa visite à la synagogue de Rome en 1986 et sa prière au Mur occidental à Jérusalem en 2000. Ces avancées irréversibles reflètent le profond changement des mentalités qui s"est opéré, bien que plusieurs ambiguïtés subsistent encore dans le discours institutionnel. Chez les Juifs, la volonté pragmatique de collaborer avec les chrétiens pour une cohabitation enfin harmonieuse s"est constamment renforcée, malgré plusieurs crises, comme celle du carmel d"Auschwitz, et une insatisfaction profonde devant les lenteurs des chrétiens à assumer leur part de responsabilité dans la Shoah et à reconnaître pleinement l"existence de l"État d"Israël.

La réflexion amorcée dans chacune des deux communautés a déjà produit des fruits remarquables. Elle a amené les chrétiens à relire la Lettre aux Romains et à reconnaître le caractère irrévocable de l"appel et des dons de Dieu envers le peuple de la première alliance (Rm 11,28-29). Elle a poussé un groupe de rabbins à reconnaître que Juifs et chrétiens " adorent le même Dieu " et respectent les mêmes principes moraux. De pareilles positions ne constituent-elles pas les meilleures bases pour construire un dialogue audacieux qui ne recule pas devant les questions les plus difficiles ?

Le présent numéro veut faire le point sur ces progrès incontestables, mais surtout anticiper l"avenir des relations entre Juifs et chrétiens, particulièrement sous l"angle théologique. Plus spécifiquement, nous nous sommes demandé s"il est possible, pour les deux communautés, d"envisager un véritable dialogue théologique, voire une recherche commune, tant autour des convictions religieuses qui nous rassemblent (le Dieu unique, le souci de la justice, l"attente du monde à venir) que de celles qui nous divisent (l"élection, la terre, le messie). Sera-t-il un jour possible d"étudier ensemble nos textes fondateurs : le corpus hébraïque que nous partageons, mais aussi le Talmud et le Nouveau Testament qui donnent, respectivement du côté juif et chrétien, la clé d"interprétation du TaNaK ? Dans cette ligne, l"article de Joan Poulin montre comment la lecture du Talmud peut enrichir la théologie chrétienne de l"amour du prochain. De manière encore plus radicale, peut-on envisager que l"expression de la foi de chaque protagoniste devienne pour l"autre une donnée incontournable pour penser sa propre identité et son rapport à Dieu ? Ou même, pour déconstruire puis reconstruire sa théologie ? La réflexion herméneutique de Gérald Caron emprunte pour sa part ce cheminement.

Comme l"ensemble de ce numéro le démontre, des questions proprement théologiques d"une ampleur considérable ne cessent de surgir, pour peu qu"on ne les évite pas. Outre celles mentionnées par les quatre dernières contributions, risquons celles-ci, à titre d"illustration spécifique. Comment la souffrance juive interpelle-t-elle la foi chrétienne ? Que signifie pour celle-ci la reconstruction d"un État en Israël ? Qu"est-ce que le refus juif de la messianité du Christ change-t-il à l"articulation de la christologie ? Inversement, comment les chrétiens qui se sont fait messagers de la Torah peuvent-ils être situés par rapport aux prophéties d"Israël ? Que signifie pour la conscience d"Israël l"acceptation par les chrétiens d"une solidarité réelle avec la foi juive ? Comment la destinée humaine du Juif Jésus interroge-t-elle l"auto compréhension juive ?

En deçà de ces questions, il ne faudrait pas oublier une question préalable qui émerge de la pratique et permet d"envisager autrement les choses. Quelle est la signification théologique de ce dialogue poursuivi dans la fidélité à la vérité mais amorcé en rupture radicale avec tout ce qui l"avait précédé ? Autant que la Shoah, l"État d"Israël et, on le verra, la question palestinienne, la pratique du dialogue constitue un " signe des temps " qui remet en question la théologie des participants.

Pourtant, à plus d"un titre, le projet d"un dialogue théologique paraît téméraire et se heurte à de nombreuses difficultés. On lui objectera spontanément que c"est précisément du côté de la théologie que sont venus tous les malheurs par le passé. Encore récemment, lors d"une rencontre internationale entre Juifs et chrétiens, quelqu"un s"est plu à transposer sur les rapports entre Juifs et chrétiens le jugement sévère du patriarche Athénagoras lors de sa rencontre avec le pape Paul VI, en 1964 : " Tous nos problèmes viennent des théologiens. " Aussi certains préfèreraient qu"on tienne ces fauteurs de trouble à distance et qu"on s"efforce de consolider des liens d"amitié et de bon voisinage entre croyants ordinaires dans le " dialogue de la vie ". D"autres privilégieront l"action commune autour de questions sociales et de projets humanitaires, ou encore le partage d"expériences religieuses ou spirituelles, loin des débats intellectuels réputés stériles. Or, ces divers niveaux du dialogue ne devraient-ils pas être considérés dans leur complémentarité plutôt que vus comme s"excluant mutuellement ? À ce propos, l"article de Geneviève Comeau apporte des précisions essentielles. N"est-ce pas justement parce qu"ils ont réussi à établir des relations de confiance entre eux que chrétiens et Juifs sont en mesure d"agir ensemble ou de s"ouvrir à leur expérience spirituelle respective ? Pourquoi ne serait-il pas possible de porter la discussion également au plan de l"intelligence et de l"articulation de sa tradition religieuse, au plan du discours théologique ? Si vraiment la théologie est responsable d"une bonne partie des problèmes, ne devrait-elle pas être en mesure de contribuer aussi à leurs solutions ?

D"autres obstacles viennent également à l"esprit. Le dialogue théologique intéresserait surtout les chrétiens, en quête de leurs origines, plutôt que les Juifs, soucieux davantage d"être reconnus socialement dans les cultures chrétiennes où ils sont encore largement minoritaires. Seraient-ils même d"accord pour entreprendre un dialogue théologique, Juifs et chrétiens ne le concevraient pas de la même façon, n"auraient pas les mêmes références et ne privilégieraient pas les mêmes questions. Mais ces différences, à condition qu"on les identifie et qu"on les explore lucidement, ne devraient-elles pas déboucher sur un enrichissement mutuel ? Par ailleurs, s"ils sont capables de s"unir dans des actions sociales communes, Juifs et chrétiens ne pourraient-ils pas le faire également au plan religieux, en offrant à un monde en quête de sens le témoignage de leur foi au Dieu unique, dont le dialogue théologique leur aurait permis d"approcher un peu plus le mystère ? Il ne s"agit pas ici d"arriver à une théologie commune, syncrétique, réductrice, théiste, mais faire ensemble un bout de chemin dans la remise en question théologique et la créativité qu"elle peut susciter.

Notre conviction est que l"examen commun de questions théologiques n"est certes pas facile et constitue un test, voire une épreuve, pour le dialogue, mais qu"il est incontournable, en ce sens qu"éviter ces questions au nom de la rectitude politique ne pourrait, au mieux, que dissoudre la pertinence du dialogue ou l"orienter sur une " orbite stationnaire " - alors que personne ne veut piétiner sur place ou tourner en rond. Par leur franc-parler, Julien Bauer et Gregory Baum montrent, au sein d"un même numéro, que la confrontation de deux interprétations du conflit israélo-palestinien et des réactions ecclésiales qu"il suscite, est loin d"être stérile. Il en va de même pour le dialogue amorcé entre Marc Girard et Jacquot Grünewald sur le document romain Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne, sans oublier le débat, interne au judaïsme celui-là, entre Leon Klenicki et Michael Signer sur la portée de Dabru Emet.

Avant même d"être lancé, le projet d"un dialogue théologique doit relever un autre défi, posé par la détérioration et l"exacerbation du conflit israélo-palestinien. Les médias transmettent jour après jour des images et des informations sur cette situation apparemment sans issue, où les motifs religieux et politiques sont inextricablement entremêlés. Julien Bauer et Gregory Baum montrent comment l"évolution du conflit transforme la dynamique du dialogue entre Juifs et chrétiens. L"un des effets du conflit, dans de nombreux pays, est de provoquer un profond malaise dans les relations entre Juifs et chrétiens. Certains groupes n"arrivent plus à maintenir la communication ; d"autres y parviennent péniblement, en évitant toute allusion au conflit. Les théologiens pourraient-ils faire mieux ? Devraient-ils se cantonner dans des discussions abstraites, en faisant l"impasse sur les enjeux politiques, ceux de la vie réelle ? Si un consensus se dégage du présent dossier, c"est bien que la situation au Proche-Orient conditionne aujourd"hui le dialogue et qu"éluder la difficulté risque seulement de le faire imploser.

Or, la théologie est née d"un effort de donner sens à la vie et n"a jamais évolué autrement que provoquée par les événements. Comme en témoignent l"ensemble des contributions, et particulièrement celle de Dominique Cerbelaud, le choc de la Shoah a produit un revirement majeur dans les rapports entre Juifs et chrétiens et il a généré une attitude d"ouverture et une reconnaissance non équivoque du judaïsme par les chrétiens. La crise actuelle au Proche-Orient ne pourrait-elle pas être vue comme une nouvelle interpellation ? Loin de chercher à esquiver la situation, les théologiens ne doivent-ils pas y voir une invitation pressante, comme le suggère Odile Flichy, à repenser à nouveaux frais les rapports entre " le peuple de l"Israël biblique et le peuple de l"État d"Israël " ? Par ailleurs, le dialogue pourra-t-il demeurer bien longtemps bilatéral alors que l"Islam émerge comme une force religieuse et politique incontournable ? Du coup, ne faut-il pas revoir complètement autant la théologie chrétienne des religions, que l"idée que le judaïsme se fait de son rapport aux autres traditions religieuses ? Les articles de Élie Barnavi et de Howard Joseph pourraient être relus dans cette perspective.

Enfin, les acteurs changent. Depuis la première esquisse de notre projet, une conviction nous a animés : le dialogue entre Juifs et chrétiens en est à un point tournant de sa jeune histoire, alors que s"opère un passage générationnel et que le long travail d"apprivoisement mutuel (toujours à reprendre, bien sûr) atteint une relative maturité. Les partenaires initiaux du dialogue passent le flambeau à de nouveaux venus qui n"ont pas connu le choc de la Shoah, ni l"exaltation des ouvertures spectaculaires, ni l"exaspération des piétinements. Mais autant que les acteurs, c"est la nature même du dialogue qui est appelée à se transformer. Ce fut jusqu"ici avant tout un long apprivoisement de l"identité de l"autre et l"examen commun d"une histoire de souffrance. Il s"agissait d"écouter, d"accueillir ce que vivait et disait l"interlocuteur à son sujet. Non pas comprendre l"autre à partir de nos repères familiers, mais à partir de son propre regard sur lui-même. Les artisans des première heures du dialogue, comme Armand Abecassis, Grégory Baum ou Jean Dujardin, sont de moins en moins nombreux. Parviendra-t-on à assurer à la fois la continuité et le renouvellement, notamment en transmettant à de nouveaux partenaires, à tous les échelons, la mémoire et les acquis consignés dans les documents officiels, la production théologique et les pratiques concrètes des groupes de rencontre ? Parviendra-t-on à susciter une relève, tant chez les Juifs que chez les chrétiens, et à lui laisser prendre progressivement, à sa manière et selon son charisme particulier, l"initiative de cette aventure de découverte mutuelle, d"exploration d"un patrimoine religieux commun, de responsabilisation et d"engagement au service de la justice et de la paix, au nom de son appartenance croyante ? Ce numéro voudrait y contribuer modestement en faisant se rencontrer les uns et les autres dans une réflexion commune.

La mise en intrigue du dossier s"articule autour de cette problématique multidimensionnelle. Les deux premiers textes nous proposent un bref rappel du chemin parcouru, sous forme d"un bilan. La réflexion de Jean Dujardin, ancien secrétaire de la commission épiscopale de l"Église catholique de France pour le dialogue avec le judaïsme, constitue une évaluation critique par un acteur important du dialogue, qui tout en prenant un recul par rapport à son expérience, s"émerveille encore du chemin parcouru. L"article de Julien Bauer est celui d"un intellectuel juif engagé qui revisite la même histoire, mais en propose une lecture plus pessimiste, insistant sur la fragilité du dialogue et identifiant résolument la question israélo-palestinienne comme une pierre d"achoppement qui risque de le faire régresser considérablement.

Deuxièmement, quelques articles remontent le cours de la tradition, aussi bien pour évaluer l"hypothèque des écrits canoniques que pour y déceler des paradigmes susceptibles de nourrir l"imagination contemporaine. Que faire des textes fondateurs du christianisme, qui constituent l"ADN identitaire des communautés de foi et portent les traces de gènes anti-juifs ? Gérald Caron aborde la question de manière radicale : le Nouveau Testament démonise le vis-à-vis juif et continuera de le faire tant qu"on ne désamorcera les textes potentiellement antisémites en les confrontant directement au lieu de les esquiver. Joan Poulin, spécialiste chrétienne des écrits rabbiniques, fait émerger de ces textes la vision étonnamment favorable des sages du judaïsme qui ont étendu aux Gentils, pour maintenir la paix sociale, le précepte de l"amour du prochain. Enfin, Howard Joseph, rabbin émérite de la Synagogue hispano-portugaise de Montréal, montre comment les textes traditionnels sont interprétés en fonction du défi que représente à diverses époques, pour la survie du judaïsme, sa situation minoritaire dans les cultures dominantes.

Troisièmement, nous avons tenu à souligner deux textes récents, l"un catholique, l"autre juif, qui illustrent à merveille autant la richesse et les avancées du dialogue que ses ambiguïtés et les écueils qui le guettent, particulièrement dans les prises de position plus officielles. Ces deux documents ont par ailleurs suscité l"un et l"autre des controverses. D"une part, la Commission Biblique Pontificale a publié en 2001 une étude sur Le peuple juif et ses Saintes écritures dans la Bible chrétienne. Marc Girard, membre de cette commission et artisan de sa rédaction, la commente pour nous. Le rabbin Jacquot Grünewald nous fait part d"une réception juive, souvent enthousiaste, mais parfois agacée, aux thèses exposées dans ce document. Par ailleurs, en septembre 2000, un groupe de rabbins états-uniens signaient la déclaration Dabru Emet (" Disons la vérité "), un regard juif très positif sur les chrétiens et le christianisme. L"un d"entre eux, le rabbin Leon Klenicki, nuance la signification de sa signature et propose, à la manière midrashique, un commentaire suivi, paragraphe par paragraphe, de ce texte sans précédent, reproduit ici dans une traduction originale. Le rabbin Michael Signer, un des quatre rédacteurs de ce document, en explique l"origine, le genre littéraire, la structure et la réception.

Quatrièmement, trois auteurs exposent leur point de vue sur le conflit au Proche-Orient et son impact sur les relations entre Juifs et chrétiens. Gregory Baum, artisan chrétien des premières percées du dialogue entre Juifs et chrétiens à Seelisberg et au concile Vatican II (comme expert-conseil), voit dans ce conflit une interpellation prophétique dans le sens de la justice. Éli Barnavi, ancien ambassadeur d"Israël en France, détecte dans la montée de l"intégrisme l"échec de projets politiques mobilisateurs ; il estime que la meilleure défense vis-à-vis de ce phénomène reste encore d"en combattre les causes économiques et sociales et d"adapter la laïcité aux besoins actuels. Enfin, Odile Flichy, théologienne chrétienne, a constaté au cours d"un long séjour à Jérusalem que les partenaires juifs et chrétiens du dialogue sont stimulés par une recherche commune de la justice et de la paix.

Finalement, non pour clore mais pour ouvrir la question, quatre auteurs suggèrent différents points à mettre au cœur de l"ordre du jour d"un dialogue authentiquement théologique - dans une alternance entre les perspectives juives et chrétiennes. Armand Abécassis, intellectuel juif français à qui le dialogue tient à coeur, met le doigt sur quelques irritants incontournables, et insiste à nouveau sur deux problèmes sur lesquels la nouvelle génération devra revenir : l"existence d"Israël et la Shoah. Prenant le relais, Dominique Cerbelaud, théologien catholique, passe en revue quelques questions théologiques, telles que la christologie et l"oecuménisme, dont la compréhension a été transformée radicalement par l"impact la Shoah. Menahem Macina, chercheur juif, suggère de mettre sur pied de véritables débats, menés dans le respect et l"estime, où l"on prendrait la liberté d"explorer les problèmes controversés. Pour Geneviève Comeau, théologienne catholique, le dialogue théologique s"offre comme une aventure spirituelle où des partenaires, qui tissent des liens d"amitié et de confiance mutuelle, apprennent à accepter leurs différences et à accueillir leur manière respective d"entrer en rapport avec leur Créateur commun et avec les médiations de sa Présence.

À la lecture, ce dossier se présente comme un véritable chassé-croisé où les mêmes questions, ancrées solidement dans le vécu et les préoccupations de croyants et croyantes aux prises avec des difficultés concrètes, sont abordées sous différents angles, mais toujours analysées avec honnêteté et rigueur. Bref, nous avons affaire à des intellectuels qui cherchent, à partir de lieux d"appartenance variés, à penser le réel pour le transformer.

Alors que notre Faculté vient de changer son nom pour y juxtaposer la théologie et les sciences des religions, ce numéro marque un double engagement : s"ouvrir de plus en plus à l"altérité des religions, une longue tradition chez nous, tout en gardant fermement une préoccupation pour les questions théologiques de la tradition chrétienne. Pour sa part, la revue Théologiques se situe à l"intersection de la théologie et des sciences des religions, et entend approfondir des questions théologiques sous un mode interdisciplinaire et donc dialogique. Nous sommes donc heureux de dédier ce numéro aux pionniers du dialogue entre Juifs et chrétiens au Québec, en particulier aux pères Jacques Langlais et Stéphane Valiquette, au rabbin Allan Langner et et au Dr. Victor Goldbloom. Qu"ils y trouvent l"expression de notre gratitude pour leurs efforts et l"assurance que leur travail se poursuivra au cours des prochaines générations. À sa mesure, par la diversité de ses communautés linguistiques et religieuses, Montréal constitue un laboratoire des plus prometteurs, pour contribuer à ce dialogue œcuménique... théologique2.

Résumés des articles

50 ANS DE RELATIONS ENTRE CHRÉTIENS ET JUIFS

Les relations entre chrétiens et Juifs depuis 50 ans. Aperçu historique - Jean Dujardin

Comment évaluer la portée du changement théologique opéré par l"Église catholique dans ses rapports avec les Juifs et le judaïsme ? D"abord par un effort de mémoire, car cette mutation inouïe est récente et fragile ; nous n"en saisissons pas encore l"impact à long terme et cependant nous avons déjà de la difficulté à prendre la mesure du chemin parcouru : précurseurs du dialogue ; dénonciation résolue de l"antisémitisme pourtant encore teinté d"antijudaïsme, dès avant la guerre ; choc de la Shoah et Concile Vatican II.

Le dialogue judéo-chrétien : théologie et politique - Julien BAUER

Le dialogue entre Juifs et chrétiens n"a pas seulement une composante religieuse, mais aussi une composante politique. Or, ce dernier aspect, bien que souvent sous estimé ou même occulté, ressurgit à l"improviste, explique le fonctionnement asymétrique du dialogue et provoque des ratés. Cette hypothèse se vérifie à l"analyse des positions chrétiennes (catholique, protestante, évangélique) et juives (libéraux, conservateurs et orthodoxes), où les ambiguïtés théologiques manifestent un non-dit politique (par exemple dans Nostra Aetate ou l"Accord entre le saint-Siège et Israël), ou inversement, quand la question politique exclut complètement, de manière paradoxale, la réflexion théologique (Église Unie et anglicane).

PENSER L"AUTRE - À PARTIR DE SA PROPRE TRADITION ?

La démonisation de l"AUTRE. Que faire avec l"antisémitisme du Second Testament ? - Gérald Caron

La question de savoir si le Second Testament est, oui ou non, antijuif continue de faire l"objet de fascinants débats au sein de la communauté scientifique. Devant l"absence de consensus ou d"apparence de consensus sur cette question d"ordre historique ou même littéraire, l"auteur situe le véritable problème - auquel ont à faire face les Églises chrétiennes d"aujourd"hui après la Shoah - plutôt aux niveaux herméneutique et éthique. Là-dessus tout le monde est d"accord. Que faire avec l"antisémitisme du Second Testament ? En réponse à cette question, l"auteur offre une série de suggestions pratiques dont le but est de renverser " l"enseignement du mépris " à l"égard du peuple juif - un enseignement désormais rejeté par l"ensemble des Églises chrétiennes.

Jewish Sages and Loving-Kindness Towards Gentiles - Joan Poulin

Le commandement d"aimer son prochain qu"on trouve dans la Bible hébraïque a été interprété par les sages d"Israël en fonction du contexte historique dans lequel ils se trouvaient. Pendant les six premiers siècles de l"ère courante, le peuple juif a été confronté à une réalité radicalement nouvelle. Il a dû faire face en même temps à la destruction du Temple, base de sa vie religieuse, et à un accroissement significatif des contacts avec les non-Juifs ; il en est résulté un effort de consolidation des normes traditionnelles. On a codifié dans la Mishna, la Tosephta et les Talmuds de Jérusalem et de Babylone des préceptes concernant l"amour du prochain, Juif et non-Juif. Cet article explore diverses applications du précepte de l"amour à l"égard du prochain non-juif dans la tradition juive ancienne. Leur étude peut fournir un point de départ à de plus amples discussions au sujet d"un aspect du judaïsme méconnu de bien des non-Juifs.

Jews and the Nations. The Clash of Civilizations - Howard S. Joseph

La discussion actuelle portant sur le " choc des civilisations ", suite aux événements du 11 septembre 2001, rappelle différentes affirmations qui se trouvent dans les textes classiques du judaïsme rabbinique. Alors que ces textes s"intéressent principalement à la mise en pratique de la Torah et de ses commandements dans la vie de tous les jours, nous y trouvons de temps à autre des conjectures imaginatives sur le sens de l"histoire et de la succession des civilisations au milieu desquelles les Juifs ont vécu. La survie des Juifs constitue donc une histoire où ceux-ci se heurtent à nombre de civilisations et passent comme à travers elles.

À PROPOS DE DEUX DOCUMENTS RÉCENTS

Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne.


Genèse, critique et prospective - Marc Girard

Membre de la Commission Biblique Pontificale depuis 1996, Marc Girard est bien placé pour livrer des renseignements utiles sur le processus de rédaction du document Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne, publié en novembre 2001. Faisant état de quelques critiques et recensions parues depuis lors, il souligne à la fois les grandeurs et les lacunes du document : d"une part, plusieurs affirmations courageuses, qui ouvrent la porte à un dialogue encore plus soutenu entre Juifs et chrétiens ; et de l"autre, quelques imperfections qui requerront des recherches ultérieures de la part des spécialistes.

Point de vue d"un rabbin - Jacquot Grünewald

D"un point de vue juif, le document Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne comporte des aspects éminemment positifs, dont l"idée d"une " perception rétrospective " au lieu de la typologie traditionnelle. Des réserves sont toutefois soulevées concernant certains aspects des relations entre l"Ancien et le Nouveau Testaments ; la méthodologie dont on a usé ; et diverses orientations exégétiques. Il faut déplorer le rapport établi entre la Shoah et les nouvelles orientations de l"Église, et s"interroger sur la signification, pour l"Église, de la promesse de la Terre depuis le rétablissement de la souveraineté juive sur cette terre.

Dabru Emet


Une appréciation personnelle - Leon Klenicki

Ce commentaire de Dabru Emet s"inscrit dans la tradition heméneutique juive qui explore le sens d"un texte pour en déployer de nouvelles dimensions. Il constitue aussi un effort de panser, dans la relation entre Juifs et chrétiens, les plaies vives qu"ont causées des siècles de confrontation et de triomphalisme théologique. C"est enfin une quête de la signification des vocations propres à chacun, au-delà du syncrétisme ou des manifestations sporadiques de sympathie.

A Contextual Analysis - Michael A. Signer

Un des quatre rédacteurs de Dabru Emet explique le processus ayant conduit un groupe d"intellectuels juifs étas-uniens à répondre à la question : " Que sont les chrétiens pour nous ? " Il en précise la portée, les objectifs et les motivations. Il revient sur certaines controverses suscitées par la manière dont le document articule anti-judaïsmne et Shoah. Selon lui, les affirmations de Dabru Emet doivent être aussi lues sous forme interrogative pour alimenter les discussions futures.

LA QUESTION DU PROCHE-ORIENT

Jewish-Christian Dialogue Under the Shadow of the Israeli-Palestinian Conflict - Gregory Baum

Comment intégrer l"existence de l"État d"Israël à la théologie ? Du côté juif, Fackenheim et Greenberg sont deux réponses contrastées à cette question - l"a. préférant le second. Du côté chrétien, et dans l"itinéraire personnel de l"a., une évolution en trois étapes se dessine: ferme soutien d"Israël sans aucune critique (avant la première Intifadah), solidarité avec le peuple d"Israël et les Palestiniens (première Intifadah), malaise croissant face à l"oppression vécue par les Palestiniens (seconde Intifadah). Même si les grandes institutions juives nord-américaines tendent à associer antisémitisme et critique de l"occupation / colonisation de la Palestine, il existe des organisations juives, surtout en Israël, qui s"opposent à l"occupation et offrent des réflexions critiques à l"égard de la politique de l"État hébreu.

Politique et religion au Proche-Orient - Éli Barnavi

Les trois religions monothéistes n"articulent pas de la même manière politique et religion. Dans ce cadre général, le cas du Proche-Orient actuel est particulier. Comment expliquer la montée de l"intégrisme qu"on y observe, tant en pays musulmans qu"en Israël, sinon par l"échec de projets politiques mobilisateurs ? Deux lectures de la confrontation modernité / intégrisme demeurent possibles : une pessimiste, qui entrevoit un conflit tragique entre deux conceptions de l"humain ; une optimiste, qui conclut à l"essoufflement de l"intégrisme.

L"impact des événements du Proche-Orient sur le dialogue judéo-chrétien. Relecture d"une expérience - Odile Flichy

Au retour d"un séjour à Jérusalem, l"auteure évalue l"impact du conflit israélo-palestinien sur le dialogue entre Juifs et chrétiens. En Israël et dans les territoires palestiniens, ce dialogue est suscité par le contexte politique ; il est essentiellement fondé sur une recherche commune de la paix et de la tolérance religieuse pour rendre possible un vivre ensemble dans la diversité. Les circonstances présentes obligent à articuler le dialogue théologique sur l"actualité et à poser la question de la juste relation à établir entre le peuple de l"Israël biblique et le peuple de l"État d"Israël.

QUEL ORDRE DU JOUR POUR LE DIALOGUE THÉOLOGIQUE ?

Un regard juif sur le christianisme aujourd"hui - Armand Abécassis

Comment fonder et préparer un véritable dialogue entre Juifs et chrétiens devant le même Père ? La première condition en est la connaissance réciproque : le chrétien doit se dépouiller de tous les préjugés répandus contre le judaïsme et se mettre à l"étudier et à l"interroger sérieusement. Le Juif également doit apprendre à découvrir le christianisme authentique en se débarrassant de ses préjugés et de sa méfiance à son égard. L"autre condition est la conviction des Juifs et des chrétiens que Dieu a besoin de ces deux alliances pour réaliser son projet pour le monde et pour l"humanité : deux alliances irréductibles l"une à l"autre et pourtant complémentaires et nécessaires dans leurs relations dialectiques de paix et d"amour.

Questions à la théologie chrétienne après la Shoah - Dominique Cerbelaud

Consécutive à la déflagration de la Shoah, la réévaluation du sens de l"existence d"Israël conduit des théologiens chrétiens à penser autrement quelques-unes des questions les plus fondamentales de leur propre tradition : le sens du Nouveau Testament (P. Tomson), la christologie (R.R. Ruether), la sotériologie (M. de Goedt), l"oecuménisme (F. Lovdsky), l"alliance (N. Lohfink), l"unicité de la médiation de salut en Jésus-Christ (D. Cerbelaud), la théologie des religions non-chrétiennes (C. Geffré).

Chrétiens et Juifs : pour aller plus loin - Menahem Macina

Les sujets théologiques controversés qui divisent radicalement Juifs et chrétiens pourraient être abordés au cours de débats apparentés aux anciennes disputationes, mais menés dans un esprit de communion et d"estime mutuelle. À titre d"exemple, l"auteur explore quatre questions: (1) Comment concilier " le royaume vous sera enlevé " (Mt 21,43) avec l"irrévocabilité de l"alliance entre Dieu et le peuple juif, reconnue par l"Église ? (2) Le royaume messianique s"établira-t-il sur la terre, ou dans les cieux ? (3) Jésus peut-il être le Messie promis aux Juifs, alors que tant de prophéties ne sont pas accomplies et qu"Élie n"est pas venu (Ml 4,5) ? (4) L"État d"Israël : fait politique sans rapport avec l"histoire du salut ou " prémices de l"éclosion de la rédemption d"Israël " ?

Le dialogue théologique entre Juifs et chrétiens. Questions d"avenir - Geneviève Comeau

Proposer un dialogue théologique entre Juifs et chrétiens est un signe d"espérance : un tel dialogue est une aventure spirituelle où les uns et les autres cherchent à mieux se comprendre et à s"interroger sur le fondement de ce qui les différencie. C"est une manière, non pas de chercher un accord formel, mais de gérer le dissensus, avec amitié et confiance. Je suggère comme questions à aborder lors de tels échanges : (1) Comment les partenaires juif et chrétien peuvent-ils se rapporter l"un à l"autre aujourd"hui ? (2) Le rapport à la Loi : comment est-il vécu de part et d"autre, et pourquoi ? (3) La question christologique : comment penser la nouveauté de Jésus sans que cela porte préjudice à son identité juive ? (4) Comment Juifs et chrétiens voient-ils la relation entre la créature et le Créateur ? Théologie du mérite ou théologie de la grâce ?

Notes
  1. Nous avons uniformisé dans ce numéro l’orthographe des substantifs « Juifs » et « chrétiens » pour indiquer que la première identité, contrairement à la seconde, n’est pas seulement religieuse, mais aussi culturelle et nationale. Pour les autres mots, nous avons respecté les options des divers auteurs.
  2. Nous remercions Dany Rodier et Danielle Jodoin pour leur travail précieux à la permanence de la revue et la révision des manuscrits et des épreuves.