«Je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir»

Réflexions sur une compréhension non supersessioniste du christianisme comme accomplissement.

1. Introduction

Dans son livre The Political Theology of Paul (La théologie politique de Paul), Jacob Taubes raconte une histoire à propos de son ami Krister Stendahl:

Je veux vous raconter une histoire... J’ai un très bon ami - il est actuellement évêque à Stockholm, mais il était autrefois professeur à Harvard, où je l’ai bien connu – Krister Stendahl. Et je me souviens (je vous raconte cela comme une histoire personnelle), il m’a rendu visite une fois à New York, et nous étions debout devant une très grande cheminée. Et Krister  – qui est un vrai guerrier, vous savez, Goebbels lui aurait envié sa silhouette  – me dit que sa préoccupation la plus profonde était de savoir s’il faisait partie (nous parlions anglais) du «commonwealth d’Israël». Alors je me suis dit, Krister, toi le super aryen de Suède, au bout du monde, vu de la Méditerranée, tu n’as pas d’autres soucis? Non, il n’a pas d’autres soucis! Là, j’ai vu ce que Paul avait fait: que quelqu’un dans la jungle de la Suède – vue d’où je suis – se préoccupe de son appartenance au «commonwealth d’Israël», c’est quelque chose d’impossible sans Paul. (J’ai pu le rassurer: en ce qui me concerne, il en fait partie). (Taubes 2004, p. 41)

Il semble approprié de commencer cet article par cette citation car cette histoire a beaucoup à voir avec le sujet que nous allons explorer, c’est-à-dire l’interaction entre la compréhension de soi des Chrétiens et les relations judéo-chrétiennes.

Cet article prend comme point de départ les deux grandes questions auxquelles les théologiens du christianisme primitif étaient confrontés, à savoir comment expliquer la suspension de l’eschaton et comment comprendre la relation entre les croyants au Christ et le peuple d’Israël. Alors qu’en l’espace de quelques décennies, un certain nombre de réponses ont déjà été données à la première question afin d’apaiser les inquiétudes et de marginaliser le sujet, la réponse à la seconde question a contribué non seulement à former toute la pensée chrétienne pendant deux millénaires, mais aussi à destruire complètement  les relations entre Juifs et Chrétiens durant des siècles. Cette réponse à la question de savoir comment le peuple juif est lié aux croyants au Christ est connue sous le nom de supersessionisme, c’est-à-dire que l’Église chrétienne a remplacé le peuple juif. Étant donné, premièrement, que le supersessionisme a joué un rôle si fondamental dans la théologie chrétienne dans toutes ses diverses traditions – orientale, orthodoxe, catholique et réformée – et, deuxièmement, que les Chrétiens cherchent maintenant une alternative pour exprimer leur relation à la tradition juive, dans quelle mesure et de quelle manière le christianisme peut-il être compris comme un «accomplissement»?

2. Deux défis pour le christianisme primitif

Les théologiens du mouvement chrétien primitif étaient principalement aux prises avec deux problèmes, dont le premier est abordé dans le plus ancien texte chrétien qui soit parvenu à la postérité, à savoir la Première épître aux Thessaloniciens, écrite approximativement en l’an 50 de l’ère chrétienne, voir, par exemple, 4,16-17:

Car lui-même, le Seigneur, au signal donné par la voix de l’archange et la trompette de Dieu, descendra du ciel, et les morts qui sont dans le Christ ressusciteront en premier lieu; après quoi nous, les vivants, nous qui serons encore là, nous serons réunis à eux et emportés sur des nuées pour rencontrer le Seigneur dans les airs. Ainsi nous serons avec le Seigneur toujours.

Nous voyons ici qu’il fallait répondre aux questions concernant la suspension de l’eschaton – c’est-à-dire la manière dont les Chrétiens pourraient réagir devant le fait que les croyants au Christ soient décédés avant le retour du Christ. La réponse que Paul donne révèle qu’il était confiant d’être lui-même l’un des «vivants qui seront encore là» (hoi zôntes hoi perileipomenoi) lorsque tout cela se produirait. Dans le plus ancien texte chrétien qui nous soit parvenu, l’auteur croit clairement que l’eschaton est, tout au plus, dans quelques années.

La deuxième question qui se posait au début du mouvement chrétien était celle de la relation entre les croyants au Christ – c’est-à-dire les Gentils croyant au Christ - et le peuple d’Israël. Qu’étaient les Gentils croyant au Christ? Qui étaient-ils? Pourquoi étaient-ils ce qu’ils étaient? En quelques décennies, les Chrétiens se sont définis comme «Israël», le «véritable Israël» et, finalement, le «nouvel Israël», et ce faisant, ils se sont définis aux dépens du peuple juif, qui avait perdu sa relation d’alliance – et, par conséquent, Israël a été dépeint comme un peuple qui n’avait que des misères, et aucune bénédiction. Randall Zachman a fait valoir que ce supersessionisme est la notion chrétienne la plus œcuménique:

Lorsqu’elle est prise dans son ensemble, la compréhension des Juifs comme un peuple puni et exilé de manière unique peut vraiment être la plus universelle de toutes les doctrines chrétiennes, car comme nous le verrons, jusqu’à une époque assez récente, elle a apparemment été crue et enseignée partout, toujours et par tous». (Zachman 2019, p. 51)

En d’autres termes, tous les chrétiens ont toujours convenu qu’il y a quelque chose de fondamentalement déficient avec le judaïsme post-biblique. Nous rencontrons une image miroir précoce du supersessionnisme chrétien dans le texte rabbinique Tanhuma, où Moïse demande à avoir par écrit non seulement la Torah écrite, mais aussi la Torah orale. Cependant, le Saint, Béni soit-Il rejette sa demande, et l’argument est que la Michnah doit rester secrète, c’est-à-dire orale, parce que dans les temps à venir, les nations du monde se lèveront et clameront: «Nous sommes Israël». (Tanchuma, ed. Shlomo Buber, Wayera 6. Cf. Pesiqta Rabbati, ed. Ish Shalom, 5). Afin de prouver qui est vraiment Israël, la tradition orale doit rester le secret commun d’Israël et de Dieu.

Nous savons tous que le supersessionisme est très tôt devenu la manière chrétienne de comprendre sa relation avec les Écritures hébraïques et le peuple juif, c’est-à-dire que l’essence de la vie, de la mort et de la résurrection du protagoniste du Nouveau Testament était que l’Israël charnel soit remplacé par l’Église.

Cependant, un nombre croissant de spécialistes du Nouveau Testament sont convaincus que ce n’est pas ainsi que se définissait le tout premier christianisme. À l’époque, la question était de savoir s’il existait de bons arguments théologiques en faveur d’une «inclusion des Gentils». Il est sinon impossible, du moins invraisemblable, d’envisager que le message du Jésus historique de Nazareth ait été de convaincre ses compatriotes juifs de ne pas être fidèles à leur alliance avec Dieu et de proclamer une théologie de «l’exclusion des Juifs».

Comment devons-nous comprendre cette inclusion des Gentils? Selon l’expression même de Paul, les non-juifs sont greffés sur l’olivier de l’alliance (voir Romains 11,11-24); Paula Fredriksen a suggéré que les croyants non-juifs au Christ étaient des «païens eschatologiques», préparés pour l’eschaton (par exemple, Fredriksen 2015, p. 645). Le christianisme le plus ancien se considérait, d’une manière ou d’une autre, comme intrinsèquement lié à un autre peuple: hoi Ioudaioi, que l’on traduisait autrefois de manière assez simpliste par «les Juifs», mais aujourd’hui beaucoup plus souvent par «les Judéens», notamment parce que cela met en évidence le lien entre peuple et religion. Lorsque nous utilisons la traduction «les Judéens», nous voyons plus clairement que les implications de la suprématie chrétienne ne sont pas seulement théologiques dans le sens le plus strict de ce mot, mais aussi nationales, ethniques, avec des conséquences sur notre compréhension de la notion de peuple. Paula Fredriksen affirme que Paul a plaidé pour une inclusion des Gentils en termes de terre, de sang, de langue et de religion, c’est-à-dire en termes de peuple (Fredriksen 2017, p. 148-151).

Dans ce contexte – c’est-à-dire à l’intersection du supersessionisme et de l’appartenance à un peuple – on se souvient d’un excellent article d’Yvonne Sherwood, car il met en évidence les similitudes entre le supersessionisme et le colonialisme. Le titre de l’article dit tout: «‘Coloniser l’Ancien Testament’ ou ‘Représenter les intérêts chrétiens à l’étranger’: les relations entre Juifs et Chrétiens sur le territoire de l’Ancien Testament». Elle montre élégamment et douloureusement comment les Chrétiens ont soutenu que les Juifs ont mal géré leur territoire, et que c’est donc, pour ainsi dire, «le fardeau des hommes blancs» de se l’approprier et de le rebaptiser «Ancien Testament» (au lieu de la terminologie de la langue «indigène», qui est «Tanakh») (Cf. Sherwood 2000).

On pourrait s’imaginer qu’il s’agit là d’un colonialisme chrétien remontant à un bel après-midi où deux distingués gentlemen chrétiens étaient assis à l’ombre sous un porche quelque part dans la région méditerranéenne qui, profitant d’une légère brise de la mer, avec les Écritures hébraïques devant eux sur la table, ont donné à ce tome le nom d’«Ancien Testament», qui est tellement plus facile à prononcer que l’expression «aborigène» et donc incompréhensible «Tanakh».

Cet article insiste sur les conséquences du supersessionisme parce qu’il a été formateur pour la pensée chrétienne. David Nirenberg a déclaré que l’antijudaïsme, une pensée critique de tradition occidentale, s’est souvent imaginé comme un dépassement du judaïsme, et qu’il a donc la capacité d’introduire le judaïsme dans ce qu’il critique (Nirenberg 2013a, 2013b).

3. Trois mauvais choix

Cet article soutient qu’il y a eu, dans l’histoire chrétienne, trois choix fondamentaux et mauvais. L’esclavage n’en fait pas partie, car le christianisme n’a jamais choisi l’esclavage; il est né dans un monde d’esclavage, où un à deux tiers de la population d’une ville donnée étaient des esclaves, et il a certainement prospéré dans des sociétés esclavagistes, le Sud américain d’avant la guerre de Sécession en étant l’exemple le plus notoire. Finalement, les Chrétiens ont choisi de rejeter l’esclavage; cela a pris 1800 ans, mais ils l’ont finalement fait (par exemple, Glancy 2002).

Il ne s’agit pas non plus de patriarcat, car le christianisme n’a jamais choisi le patriarcat; il était là, tout autour, il y a deux millénaires dans l’Empire romain, ce qu’Elisabeth Schüssler Fiorenza appelle le «kyriarcat» (par exemple, Schüssler Fiorenza 1993). Le christianisme cherche encore à la surmonter et à présenter la foi chrétienne d’une manière qui manifeste «la notion radicale que les femmes sont des personnes» (Shaer 1986, p. 6; Sayers 2005).

Cependant, à trois reprises dans l’histoire, le christianisme a fait un choix fondamentalement erroné. En commençant par le plus récent et en remontant dans le temps: le troisième mauvais choix a été l’affrontement avec la science dans le sillage des Lumières; de nombreux Chrétiens ont soutenu et cru qu’il fallait choisir entre l’évolution et les croyances religieuses, entre L’origine des espèces de Charles Darwin et les premiers chapitres du livre de la Genèse. Le deuxième mauvais choix a été de s’allier au pouvoir: la vision de Jésus d’un Royaume de Dieu a ainsi été transmutée en Empire de la chrétienté. Enfin, le premier choix, fondamental, a été que le christianisme a volé le livre du peuple juif et l’a considéré comme le sien. Il s’agissait en partie d’une réaction à un débat interne au christianisme: alors que Marcion affirmait que la Bible était tellement juive qu’elle n’était pas chrétienne du tout, les théologiens les plus influents de la chrétienté répondaient que les Écritures hébraïques (à lire en traduction) étaient tellement chrétiennes qu’elles n’étaient pas juives du tout. Comme le dit le célèbre dicton, les Chrétiens ont choisi un Dieu juif, mais ont rejeté les Juifs (par exemple, Ucko 1994, p. 1). L’appartenance à un peuple a été prise, et non obtenue; alors que Paul voulait transmettre un message d’inclusion des Gentils, la chrétienté a préféré proclamer l’exclusion des Juifs. Par conséquent, le supersessionisme n’est pas une question marginale, c’est la première erreur majeure que la chrétienté a commise – suivie d’autres – et nous en subissons encore les conséquences. Ce fut un moment formateur dans l’histoire du christianisme, lorsque cette identité a été usurpée, au détriment d’autrui. Ce vol pourrait être décrit comme le péché originel de la théologie chrétienne: ses conséquences refont constamment surface, jusqu’à aujourd’hui, dans tous les domaines de la théologie.

Pour en revenir aux deux premières grandes questions théologiques du christianisme primitif, si l’on avait un penchant pour le pessimisme, on pourrait dire qu’ils s’est trompé sur la première question, le retard de l’eschaton, et qu’il a fini par se tromper aussi sur la deuxième, la relation entre les croyants au Christ et le peuple d’Israël. Cela devrait nous faire réfléchir.

Cependant, un optimiste ferait remarquer que durant la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les Chrétiens ont consacré beaucoup d’énergie et de temps à trouver des moyens de corriger la deuxième erreur: le supersessionnisme a été rejeté par un bon nombre des principales dénominations chrétiennes. Il va sans dire qu’il reste beaucoup de travail à faire, mais les premières étapes critiques et cruciales ont été franchies. En ce qui concerne la première question – la suspension de l’eschaton - nous voyons déjà dans le Nouveau Testament comment les Chrétiens ont appris à la traiter. Ne pourrait-on pas dire que c’est la première fois qu’ils ont cherché à articuler la théologie chrétienne sans références explicites à ce que le Nazaréen leur avait enseigné? La théologie ne consiste pas simplement à réciter un enseignement qui fait autorité, mais aussi à tirer des leçons de l’histoire et à appliquer cet enseignement dans des contextes nouveaux, c’est-à-dire jamais prévus. C’est peut-être l’un des exemples les plus palpables du fait que l’Église n’est pas seulement ecclesia docens («l’Église enseignante»), mais aussi ecclesia discens («l’Église apprenante»).

En d’autres termes, nous analysons ici deux erreurs, bien que de nature très différente: alors que la première était due à un manque de connaissance – et deux décennies plus tard, ils ont acquis cette connaissance, ou peut-être que «perspicacité» est un meilleur mot dans ce contexte – la seconde était le résultat du triomphalisme théologique, qui est beaucoup plus difficile à détecter et à contrecarrer. Il a fallu deux millénaires pour que les Chrétiens commencent à contester cet héritage, et il semble que cette bataille soit constamment sur le point de recommencer: dans chaque congrégation chrétienne, dans chaque salle de classe d’un séminaire de théologie, et dans chaque document théologique sur la relation entre l’Ancien et le Nouveau Testament et entre le judaïsme et le christianisme.

4. Trois textes fondateurs du Nouveau Testament

Les relations et le dialogue interreligieux peuvent et doivent informer, former et transformer le discours intra-religieux[1]. Le dialogue entre Juifs et Chrétiens nous aide à voir qu’il n’y a pas qu’un seul point de départ pour les relations judéo-chrétiennes dans le Nouveau Testament, comme si c’était le fondement «biblique». Il y a, sans aucun doute, plusieurs points de départ possibles. On se souvient ici que le mot grec biblia signifie «livres», c’est-à-dire «beaucoup de livres», donc une «bibliothèque». Je souhaite donc explorer les conséquences de l’entrée par trois portes différentes dans cette bibliothèque biblique. L’épître de Paul aux Romains est sans aucun doute l’un des documents chrétiens les plus importants. Martin Luther a écrit dans sa préface à cette lettre que les Chrétiens devraient connaître ce texte par cœur et l’étudier quotidiennement. L’épître aux Romains reste l’un des textes les plus significatifs pour les Chrétiens qui cherchent à exprimer leur foi. C’est pourquoi j’ai choisi trois passages fondamentaux de l’épître aux Romains, qui peuvent constituer trois portes d’entrée dans la bibliothèque biblique.

En entrant par la première porte, nous trouvons le premier texte, qui est le chapitre 10 de l’épître aux Romains, et en particulier le verset 4: «Car la fin de la Loi (telos nomou), c'est le Christ pour la justification de tout croyant». L’épître aux Romains a régi l’ordre du jour des relations entre Juifs et Chrétiens à un degré remarquable – en particulier dans les cercles luthériens – sous trois aspects:

  1. Les relations judéo-chrétiennes ont été définies par des compréhensions différentes de la Loi.
  2. Les deux religions ont été qualifiées d’opposées l’une à l’autre: alors que le judaïsme a été décrit comme une religion de Selbsterlösung («auto-rédemption»), les Chrétiens se sont compris comme libérés de ce mode de vie pesant. Lorsqu’Emil Schürer, dans son Geschichte des jüdischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi, a voulu décrire la vie juive, il a choisi l’expression étonnante «Das Leben unter dem Gesetz» («La vie sous la Loi» – voir les commentaires des éditeurs dans Schürer 1979, p. 464).
  3. Le judaïsme est dépeint comme un prologue au christianisme; Jésus de Nazareth est présenté comme celui qui est venu mettre fin au judaïsme. En d’autres termes, il s’agit d’un modèle qui souligne que le judaïsme appartient au passé; par conséquent, ses adeptes ont souvent du mal à percevoir le judaïsme comme un mouvement contemporain. Cela ne repose pas seulement sur une lecture de Romains 10,4; il s’agit plutôt d’une description plus ou moins précise du rôle de la Loi dans la pensée juive, qui s’estompe dans la théologie chrétienne, et aussi d’une perspective qui relègue le momentum des relations judéo-chrétiennes dans l’histoire: l’énigme a déjà été résolue, il n’y a pas de fin en suspens, etc. Il est essentiel de noter le rôle prépondérant que joue l’histoire dans ce premier modèle: les relations interreligieuses contemporaines sont régies par le passé.

Il va sans dire que ce modèle est entaché d’erreurs: d’une part, le «nomisme d’alliance» juif, expression forgée par E. P. Sanders, est le plus souvent dénaturé et, d’autre part, selon cette théologie antithétique, le christianisme serait la proie de ce que Leo Baeck appelait la «religion romantique», qui privilégie le mystère au détriment des commandements (Sanders 1977, p. 422; Baeck 1958, p. 189-292, surtout p. 196). En plus de ces deux graves allégations, le fondement exégétique de cette approche est quelque peu fragile. Les spécialistes de la Bible continuent à discuter des interprétations plausibles, possibles, invraisemblables et impossibles de telos nomou dans Romains 10,4. Il est assez évident qu’il ne doit pas nécessairement signifier «la fin de la Loi», puisqu’il existe d’autres exemples dans le Nouveau Testament où nous interprétons le mot telos différemment, par exemple, 1 Timothée 1,5: «... le but (telos) de cette injontion, c’est l’amour qui vient d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincère». Par conséquent, nous pourrions facilement comprendre Romains 10,4 comme une description du Christ comme étant le «but», la «réalisation» ou l’«accomplissement» de la Loi.

Lorsqu’ils discutent de la théologie paulinienne et de la Loi, les spécialistes du Nouveau Testament sont d’accord sur deux points et en désaccord sur un troisième:

  1. Selon Paul, le Christ était l’accomplissement de la Loi, parce qu’en lui et avec lui se sont réalisées les promesses faites aux Mères et aux Pères.
  2. Paul était convaincu que le Christ était la fin de la Loi en ce sens que les Gentils n’avaient plus besoin de devenir prosélytes pour devenir membres de l’alliance. Selon John Gager, «le point de vue de Paul est qu’une bonne compréhension de l’Écriture – bien sûr, cela signifie comprendre l’Écriture à la manière de Paul – montre que Dieu avait l’intention, dès le début, de racheter les païens par Jésus-Christ» (Gager 2002, p. 73). C’est la raison pour laquelle Paul a choisi Abraham comme personnage clé dans ses exposés théologiques. Abraham a été le premier Gentil à être reconnu comme juste sans la Loi (voir, par exemple, Romains 4 et Galates 3).
  3. Les spécialistes ne sont pas d’accord sur les implications pour les Juifs de l’accent mis par Paul sur la mission auprès des Gentils. Je fais partie de ceux qui trouvent invraisemblable qu’il ait préconisé que les Juifs ne doivent plus continuer à vivre selon les commandements de l’alliance. Il est impératif de se rappeler qu’à l’époque où Paul vivait, ce sont les deux premiers points mentionnés qui étaient véritablement révolutionnaires; de nos jours, nous semblons souvent l’oublier, alors que nos discussions se déplacent vers la troisième question, difficile, qui ne sera peut-être jamais résolue.

Un nombre croissant de chercheurs sont d’accord avec Krister Stendahl pour dire que Paul n’est pas guidé par la culpabilité quand il utilise l’expression telos nomou dans Romains 10,4. Il souligne que «le langage de la culpabilité, et le mot même de «culpabilité», n’apparaissent pas chez Paul» (Stendahl 1995, p. 29). Il est donc plausible que nomos soit ici en rapport moins avec notre conscience et davantage avec les signes de l’alliance juive (par exemple, les lois alimentaires, le chabbat et la circoncision) en tant que marqueurs d’identité. La lecture introspective centrée sur le péché continuera cependant à dominer, et pas seulement dans les cercles luthériens purs et durs. La meilleure solution consiste peut-être simplement à trouver une autre ouverture pour les relations judéo-chrétiennes contemporaines. Bien sûr, nous voulons que les biblistes poursuivent le débat sur ce que Paul a réellement voulu dire en écrivant Romains 10,4;  mais nous devons reconnaître que nous ne pouvons pas construire les relations judéo-chrétiennes sur l’interprétation de telos nomou. Il s’agit tout simplement d’une base trop fragile pour des relations interconfessionnelles fructueuses. Il a déjà été mentionné qu’un autre problème d’une théologie qui utilise Romains 10,4 comme fondement est sa tendance à trop se concentrer sur le passé: le judaïsme est bien trop souvent présenté comme le prologue du christianisme. Jésus de Nazareth est bien trop souvent présenté comme Celui qui met fin au Spätjudentum, pour reprendre le concept qui a été inventé afin de décrire le sort du judaïsme à l’époque de Jésus, qui, selon cette conception, était sur le point de cesser d’exister.

En d’autres termes, nous avons besoin d’une autre façon d’entrer dans l’épître de Paul aux Romains. Nous ne pouvons pas continuer à dépendre de ce que les spécialistes disent que telos nomou dans Romains 10,4 a signifié autrefois et de la façon dont nous l’appliquons aujourd’hui. Cela ne semble pas être un bon point de départ pour améliorer les relations entre Juifs et Chrétiens. Alors, où allons-nous?

La deuxième porte de ce tour virtuel de la bibliothèque biblique nous conduit au chapitre 11 de l’épître aux Romains et à la célèbre discussion de Paul sur les différentes sortes de branches sur l’olivier: certaines sont naturelles, d’autres sont greffées sur l’arbre (11,16-24). Vient ensuite une déclaration décisive (11,25-26): «Je veux que vous compreniez ce mystère (to mustêrion touto…): une partie d'Israël a été endurcie jusqu’à ce que soit entrée la totalité des païens. Et ainsi, tout Israël sera sauvé (kai houtôs pas Israêl sothêsetai)...»

Alors que la déclaration de Romains 10,4, sur le Christ et la Loi, a souvent servi de point de départ aux réflexions luthériennes sur les relations entre Juifs et Chrétiens, Romains 11 pourrait être décrit comme le fondement sur lequel la réflexion théologique catholique-romaine du quatrième paragraphe de Nostra Aetate a été construite. Le lecteur attentif des épîtres de Paul détectera une évolution dans sa réflexion sotériologique. Le jeune Paul était convaincu qu’il vivait dans les derniers jours et que tous les païens deviendraient des Chrétiens. Il ne pouvait pas comprendre pourquoi tous ses compatriotes juifs ne partageaient pas son opinion.

Cependant, et c’est important, le Paul plus âgé a commencé à réaliser qu’en fait il était dans l’erreur. Ce n’était pas la mission auprès des païens qu’il remettait en question; pour autant que nous le sachions, il l’a défendue jusqu’à la fin de sa vie. Ce n’était pas non plus la perspective à court terme; il restait convaincu que la fin était proche. L’«intensité de l’engagement eschatologique de Paul» n’a pas diminué (Gager 2002, p. 74). La différence de perspective entre les lettres premières lettres de Paul et celles de dates plus tardives est que, lues à la lumière les unes des autres, elles indiquent que nous trouvons, déjà dans les épîtres pauliniennes, l’intuition que le peuple juif in toto ne se joindra pas au mouvement chrétien. C’est ce qui le motive à réfléchir sur la fidélité de Dieu à l’alliance. En d’autres termes, le jeune Paul a ouvert une porte pour que les païens puissent entrer dans l’alliance. Le Paul plus âgé, réfléchissant aux conventions d’alliances divines pré-chrétiennes, a ouvert une autre porte dans la pensée chrétienne par la déclaration selon laquelle «tout Israël sera sauvé».

Il va sans dire que la sotériologie est également abordée dans la littérature rabbinique. Il semble que le plus ancien témoignage de la conviction que «tout Israël a une part dans le monde à venir» (kol Yisrael yesh la-hem heleq la-’olam ha-ba) se trouve dans la Michnah Sanhedrin 10,1 et peut donc être daté de 200 environ de notre ère. Maintenant, grâce à Romains 11,25-26, elle peut être prédatée d’environ 150 ans. (Les spécialistes du Nouveau Testament qui cherchent à établir les ipsissima verbaJesu appliquent le critère de l’embarras. N’y a-t-il pas quelque chose de semblable ici? On peut soutenir que Paul fait référence à une tradition qui, en apparence du moins, pose des difficultés à la sotériologie christocentrique).

Le chapitre 11 de l’épître aux Romains est plus prometteur que le dixième comme point de départ des relations judéo-chrétiennes aujourd’hui. Une telle entrée est néanmoins problématique. Plusieurs problèmes se posent ici. Tout d’abord, les spécialistes de la Bible ne s’accordent pas sur ce que Paul veut dire réellement lorsqu’il fait référence aux branches de l’olivier: qui sont les branches qui sont coupées? Qui sont les pousses d’olivier sauvage qui sont greffées? Qui est la racine? Paul lui-même dit qu’il se réfère à «ce mystère» (to mustêrion touto).

Un deuxième aspect est l’accent nettement eschatologique du texte. Alors que le premier modèle (qui était lié à Romains 10,4) tendait à réduire le judaïsme à un phénomène de l’histoire, cette seconde approche tend à autoriser les relations judéo-chrétiennes en se référant à l’avenir. Ce ne sont pas les Juifs vivant aujourd’hui qui sont visés, ni le judaïsme contemporain qui est discuté. En clair, les Juifs sont tolérés en raison d’une théologie messianique qui proclame que dans les jours à venir, les Juifs deviendront des Chrétiens. On peut trouver un tel accent eschatologique dans certains cercles de Chrétiens évangliques.

Il est symptomatique que tant de Chrétiens qui rencontrent des Juifs ou qui veulent réfléchir aux relations judéo-chrétiennes aient tendance à se focaliser assez rapidement  sur la sotériologie. Cela est gênant pour trois raisons. Premièrement, c’est difficile pour les Chrétiens conservateurs, car leur sotériologie est tellement centrée sur le Christ qu’ils sont rarement capables de composer  théologiquement avec la spiritualité juive post Christum, et parfois même avec l’idée d’un Dieu miséricordieux dans la Bible hébraïque, puisque ces textes sont parfois réduits à un prolégomène au Nouveau Testament.

Deuxièmement, c’est difficile pour les Chrétiens libéraux, car la sotériologie n’est pas exprimée de cette manière dans leur discours. Ils préfèrent se référer, par exemple, à la déclaration de Jésus en Luc 19,9. Lorsqu’un collecteur d’impôts – qui s’était très probablement enrichi en volant ses concitoyens – s’écrie: «Regarde, Seigneur, je donnerai aux pauvres la moitié de mes biens; et si j’ai fraudé quelqu’un, je lui rendrai quatre fois plus», Jésus commente: «Aujourd’hui, le salut (sôthêria) est arrivé dans cette maison, car lui aussi est un fils d’Abraham». Les théologiens libéraux rappellent aux autres Chrétiens qu’il s’agit là aussi d’une manifestation du salut, mais les libéraux, dans l’ensemble, sont moins enclins à utiliser un discours sotériologique individualiste.

Troisièmement, c’est difficile parce que l’ensemble du discours n’est pas pertinent pour les Juifs. On se souvient de la célèbre déclaration de Benjamin Disraeli selon laquelle «dix-neuf siècles d’amour chrétien ont fait des ravages». Les Juifs en ont trop entendu – et non trop peu – sur la sotériologie chrétienne.

Les chapitres 9 à 11 de l’épître aux Romains ont toujours été centraux pour les Chrétiens qui s’intéressent aux relations judéo-chrétiennes. Certains Chrétiens ont mis l’accent sur Romains 10,4, tandis que d’autres préfèrent se référer à la parabole de l’olivier en Romains 11. Dans le premier cas, le judaïsme est facilement réduit à un prologue de l’histoire et le christianisme à sa fin. Dans le second modèle, le vrai judaïsme semble parfois relégué à l’avenir. Les Chrétiens se rapportent aux Juifs et au judaïsme, non pas pour ce qu’ils sont aujourd’hui, mais pour ce qu’ils pourraient devenir un jour, selon l’imagination chrétienne. Cependant, une théologie chrétienne du judaïsme ne peut se fonder sur une compréhension aussi étroite de l’eschatologie. L’une des premières expériences véritablement chrétiennes a été de comprendre progressivement que l’eschaton ne viendrait pas comme, ou quand, ils le pensaient. Lentement, inévitablement et douloureusement, ils ont réalisé qu’ils en savaient moins que ce qu’ils pensaient auparavant. Ce constat devrait nous faire réfléchir aujourd’hui aussi. Nous avons besoin d’une troisième option; nous avons besoin d’un rocher solide sur lequel nous pouvons construire les relations judéo-chrétiennes dans le futur et pour le futur. Ou, pour utiliser la métaphore de la bibliothèque, nous devons chercher une troisième porte dans la bibliothèque biblique.

Cet nécessité nous conduit à cette troisième porte, derrière laquelle il y a le chapitre 15 de l’épître aux Romains, où nous trouvons un programme qui ne conduit ni à à réduire le judaïsme à un phénomène historique, ni à le projeter dans l’avenir, en mieux que ce qu’il est actuellement. Je suggère dans le présent article que Romains 15 peut servir de fondement plus approprié que les deux modèles présentés précédemment. Ils dépeignent un judaïsme qui est soit passé, soit au-delà de l’horizon. En outre, ils ont tendance à attirer notre attention sur des questions qui, bien qu’intéressantes, concernent surtout les biblistes: que voulait vraiment dire Paul lorsqu’il a utilisé les expressions teolos nomou et mustêrion? Dans ce troisième modèle, le texte biblique sert moins de texte source dans un débat permanent au sein de la communauté savante qui vise à reconstruire l’histoire et la théologie du christianisme primitif, que de critère moral pour les relations judéo-chrétiennes. Romain 15 devrait servir de critère de ce type dans toutes les théologies chrétiennes. Ce programme est en quelque sorte résumé dans Romains 15.8-9:

Car je vous le dis, le Christ s’est fait serviteur des circoncis au nom de la vérité de Dieu (huper alêtheias Theou), afin de confirmer les promesses faites aux ancêtres (eis to bebaiôsai tas epangelias tôn paterôn), et afin que les païens glorifient Dieu pour sa miséricorde (ta de ethnê eleous doxasai ton Theon).

Ces deux versets du chapitre 15 de l’épître de Paul aux Romains suscitent trois réflexions importantes.

Premièrement, les théologiens chrétiens devraient s’efforcer d’interpréter leurs Écritures de manière à convaincre les Juifs qu’il s’agit d’une théologie qui célèbre la vérité de Dieu et confirme les promesses faites aux matriarches et aux patriarches. Ce que Romains 15 nous rappelle, c’est que le défi pour les Chrétiens est de développer à une théologie qui ne remet pas en question la véracité de Dieu (alêtheia Theou) et qui n’abroge pas les promesses (hai epangeliai), car une théologie chrétienne dont le programme comporte une répudiation de la Torah et de ses promesses d’alliance présentera un Dieu capricieux; une telle théologie ne sera certainement pas à la hauteur. Dans son étude marquante The God of Israel and Christian Theology, R. Kendall Soulen distingue trois types de supersessionnisme chrétien – structurel, punitif et économique – et il démontre que, étant essentiellement divergents, ils ne peuvent être réconciliés: le supersessionnisme structurel interprète la Bible hébraïque de telle manière que le peuple juif et la tradition juive sont éclipsés. Tandis que le supersessionisme punitif soutient que Dieu a abrogé l’alliance avec le peuple juif en raison du rejet de Jésus en tant que Christ, le supersessionisme économique affirme que le rôle du peuple juif a toujours été voulu comme transitoire (Soulen 1996, p. 29-31). La seule chose que ces trois modèles ont en commun est qu’ils rendent l’existence de l’Israël de Dieu indifférente au Dieu d’Israël, et c’est pourquoi il est justifié de soutenir qu’ils présentent un Dieu capricieux.

Une deuxième réflexion est que lorsque les Chrétiens – c’est-à-dire les Chrétiens de la gentilité – entendent cette proclamation chrétienne, cela devrait les inciter à rendre grâce pour la miséricorde de Dieu (eleos). Certains Chrétiens pourraient avoir besoin qu’on leur rappelle qu’ils n’étaient tout simplement pas là dès le début. Pour reprendre une expression du Nouveau Testament, ils ont peut-être oublié qu’ils n’ont été invités à la vigne qu’à la onzième heure (cf. Matthieu 20,1-16, en particulier le v. 6). Je crois qu’une telle perspective de la onzième heure pourrait inciter les Chrétiens à respecter la tradition juive. Sans ce sentiment d’humilité, les Chrétiens deviennent facilement la proie d’un triomphalisme théologique déplorable – et peut-être même dangereux. En d’autres termes, l’eleos sur lequel Paul insiste en Romains 15,9 est une indication de la reconnaissance et de l’appréciation par les Chrétiens de la relation entre le Dieu d’Israël et l’Israël de Dieu.

Troisièmement, et finalement, Romains 15,8-9. peut servir de porte d’entrée à une théologie qui reconnaît et célèbre la diversité. Il rappellera aux Chrétiens que la personne et la proclamation de Jésus de Nazareth auront nécessairement des significations différentes pour les Juifs et pour les Chrétiens. D’une part, une proclamation chrétienne adéquate convaincra les Juifs que les Chrétiens veulent dire que Dieu confirme les promesses faites aux Mères et aux Pères d’autrefois, et que Dieu est fidèle et véridique. D’autre part, les Chrétiens, se souvenant que le drame biblique a une magnifique partie pré-chrétienne, seront reconnaissants de la miséricorde de Dieu.

Il est intéressant de noter que certains Chrétiens, qui mettent l’accent sur la reconnaissance comme étant la réponse appropriée d’une personne lorsqu’elle réalise ce que Dieu a accompli, trouvent néanmoins si difficile de rester reconnaissants lorsqu’ils sont confrontés à une vie et une spiritualité juives dynamiques. La raison de cette incapacité à apprécier le judaïsme semble être une réflexion inadéquate sur le fait que l’energeia de Dieu, pour utiliser la terminologie grecque orthodoxe pour désigner la façon dont l’essence (ousia) de Dieu est perçue par les humains, doit signifier des choses différentes pour les Juifs et les Chrétiens. Une façon de sortir de cette impasse est de considérer qu’il existe une dualité théologique bien distincte entre «circoncis» et «gentils» dans la pensée paulinienne en Romains 15,8-9.

En bref, ce qui est suggéré ici, c’est que le chapitre 15 de l’épître aux Romains constitue le meilleur fondement des relations entre Juifs et Chrétiens. Dans les deux premiers modèles, liés aux chapitres 10 et 11, le judaïsme est soit historicisé, soit apocalypticisé. La troisième approche se concentre sur le judaïsme d’aujourd’hui, en encourageant les Chrétiens à articuler leur croyance d’une manière qui rappelle aux Juifs et aux Chrétiens que, selon les deux religions, Dieu est digne de confiance – ou, selon les termes de la Bible: rav hesed we-emet («plein de grâce et de vérité», Exode 34,6).

5. Le christianisme comme accomplissement - ce qu’il est et ce qu’il n’est pas

En guise de conclusion, peut-on préciser en quel sens le christianisme est un accomplissement? La réponse est que, selon la croyance chrétienne, il est un accomplissement de plusieurs façons. C’est un accomplissement en termes d’inclusion des Gentils dans l’alliance avec le Dieu d’Israël (c’est le centre de la mission de Paul et c’est ce qu’on a souligné en rapportant la conversation entre Jacob Taubes et Krister Stendahl au début de cet article). C’est aussi un accomplissement en termes de manifestations diverses que le Royaume de Dieu est proche (on peut soutenir que c’est l’élément le plus important de l’enseignement de Jésus, tel qu’il est présenté et préservé dans la tradition synoptique). C’est enfin un accomplissement en termes d’incarnation de la Parole de Dieu en Jésus de Nazareth (tel que formulé dans le Prologue de l’Évangile de Jean). En bref, les Chrétiens voient dans l’avènement de Jésus de Nazareth de nombreux aspects d’accomplissement théologique.

Il y a cependant deux exceptions majeures. Premièrement, le christianisme n’est jamais un accomplissement au sens où l’eschaton est réalisé. L’avenir est encore à venir. C’est la toute première leçon que les premiers Chrétiens ont reçue, et il leur a fallu une vingtaine d’années pour apprendre cette leçon: les Chrétiens attendent l’avenir de Dieu. En formulant cela dans les termes utilisés par Pierre Teilhard de Chardin, on dira que Dieu n’est pas seulement l’alpha, c’est-à-dire le Dieu de la Création, mais aussi l’ômega, le Dieu de l’avenir (Teilhard de Chardin 1965, p. 98-99).

Deuxièmement, le christianisme n’est jamais un accomplissement au détriment des promesses données aux Mères et aux Pères de l’alliance dans les Écritures. Aucune construction théologique chrétienne ne peut changer ce fait. Cette idée fondamentale doit être la pierre angulaire de toute entreprise théologique chrétienne. Même s’il a fallu aux Chrétiens quelque deux mille ans pour commencer à apprendre cette leçon, elle n’en est pas moins vraie que la première idée concernant l’eschaton. Comme John Pawlikowski l’a si bien exprimé il y a quelques années lors d’une conférence sur les relations judéo-chrétiennes, le stylo que Paul a utilisé pour écrire Romains a attendu deux millénaires, jusqu’à ce que le cardinal Bea le prenne un jour pour rédiger la première version de Nostra Aetate. Les Juifs sont «bien-aimés», selon les mots de Paul (agapêtoi) et de Nostra Aetatecarissimi»).

Après deux mille ans de supersessionnisme, il faut beaucoup de travail pour articuler une théologie qui conçoive le christianisme comme un accomplissement sans être supersessionniste – mais pas autant de travail que les premières générations de croyants du Christ ont dû consacrer à la déseschatologisation de leur message afin de pouvoir le transmettre aux générations futures de Chrétiens. Ils ont relevé le défi de leur temps – le ferons-nous? Ils se sont attachés à formuler une théologie qui ait un sens dans ce monde. Par conséquent, ils étaient prêts à lutter, à chercher, à trouver, et à ne pas céder. Le sommes-nous?


Références

Baeck, Leo. 1958. Judaism and Christianity. New York: Leo Baeck Institute.

Fredriksen, Paula. 2015. Why Should a ‘Law-Free’ Mission’ Mean a ‘Law-Free’ Apostle? Journal of Biblical Literature 134: 637–650.

Fredriksen, Paula. 2017. Paul: The Pagans’ Apostle. New Haven and London: Yale University Press.

Gager, John. 2002. Paul, the Apostle of Judaism. In Jesus, Judaism, and Christian Anti-Judaism: Reading the New Testament after the Holocaust. Edited by Paula Fredriksen and Adele Reinhartz. Louisville and London: Westminster John Knox, p. 56–76.

Glancy, Jennifer A. 2002. Slavery in Early Christianity. Oxford: Oxford University Press.

Nirenberg, David. 2013a. Anti-Judaism as a Critical Theory. The Chronicle of Higher Education. January 28. Disponible en ligne: www.chronicle.com/article/Anti-Judaism-as-a-Critical/136793/ (accédé le 5 février 2022).

Nirenberg, David. 2013b. Anti-Judaism: The Western Tradition. New York and London: Norton.

Sanders, Ed Parish. 1977. Paul and Palestinian Judaism: A Comparison of Patterns of Religion. Philadelphia: Fortress.

Sayers, Dorothy L. 2005. Are Women Human? Introduction by Mary McDermott Shideler. Grand Rapids and Cambridge: Eerdmans. (Première édition 1947; communication prononcée en 1938.)

Schürer, Emil. 1979. The History of the Jewish People in the Age of Jesus Christ (175 B.C.–A.D. 135), vol. 2. A New English Version Revised and Edited by Geza Vermes, Fergus Millar, Matthew Black. Edinburgh: T & T Clark.

Schüssler Fiorenza, Elisabeth. 1993. But She Said: Feminist Practices of Biblical Interpretation. Boston: Beacon.

Shaer, Marie. 1986. Media Watch: Celebrating Women’s Words. New Directions for Women 15: 6.

Sherwood, Yvonne. 2000. ‘Colonizing the Old Testament’ or ‘Representing Christian Interests Abroad’: Jewish-Christian Relations across Old Testament Territory. In Christian-Jewish Relations through the Centuries. Edited by Stanley E. Porter and Brook W. R. Pearson. Sheffield: Sheffield Academic Press, p. 255–281.

Soulen, R. Kendall. 1996. The God of Israel and Christian Theology. Minneapolis: Fortress.

Stendahl, Krister. 1995. Final Account: Pauls Letter to the Romans. Foreword by Jaroslav Pelikan. Minneapolis: Fortress.

Svartvik, Jesper. 2012. Geschwisterlichkeit: Realizing that We Are Siblings. In Kirche und Synagoge. Edited by Folker Siegert. Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, p. 315–330.

Taubes, Jacob. 2004. The Political Theology of Paul. Stanford: Stanford University Press. (Édition française: La théologie politique de Paul. Paris: Seuil, 1999).

Teilhard de Chardin, Pierre. 1965. Hymn of the Universe. London: Collins. (Édition française: Hymne de l’univers. Paris: Seuil, 1961).

Ucko, Hans. 1994. Common Roots, New Horizons: Learning about Christian Faith from Dialogue with Jews. Geneva: WCC Publications.

Zachman, Randall. 2019. Identity, Theology and the Jews: The Uses of Jewish Exile in the Creation of Christian Identity. In Antisemitism, Islamophobia, and Interreligious Hermeneutics: Ways of Seeing the Religious Other. Edited by Emma O’Donnell Polyakov. Leiden: Brill, pp. 51–67.

[1] J’ai présenté une version de ce point de vue sur Romains 10, 11 et 15 comme point de départ des relations entre Juifs et Chrétiens dans Svartvik 2012, p. 315–330.

Remarques de l’éditeur

Le Dr Jesper Svartvik, est titulaire de la Corcoran Visiting Chair in Christian-Jewish Relations (2020-2022) au Center for Christian-Jewish Learning du Boston College (Chestnut Hill, MA 02467, USA). Le Dr. Svartvik a étudié à l’Université de Lund dans sa Suède natale, au Swedish Theological Institute de Jerusalem, et à l’Université hébraïque de Jérusalem. Il a obtenu un doctorat en Études du Nouveau Testament à l’Université de Lund (2000). Il été titulaire de la Krister Stendahl Chair of Theology of Religions, ce qui l’a amené faire de l’enseignemenet et de la recherche à Jérusalem et à Lund. En 2019 le Muhlenberg College lui a octroyé le Raoul Wallenberg Honor «en reconnaissance de sa contribution significative aux relations entre Juifs et Chrétiens». Ses champs d’expertises sont les Études du Nouveau Terstament, les relations interreligieuses en général et les relations entre Juifs et Chrétiens en particulier.

Source: Religions 2022, 13(2), 149; https://doi.org/10.3390/rel13020149. © 2022 par l’auteur. Sous licence MDPI, Bâle, Suisse. Cet article est un texte en libre accès distribué selon les termes et conditions de Creative Commons Attribution (CC BY) license.

Traduit de l’anglais par Jean Duhaime pour Relations judéo-chrétiennes.